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Delphine Horvilleur : “La lecture est un appel à l’ailleurs”

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Depuis plusieurs années nous suivons les travaux et les prises de parole de Delphine Horvilleur, femme rabbin du Mouvement juif libéral. Toujours ses mots sont pesés, intelligents et posent un regard inattendu sur les soubresauts du monde. Son dernier livre "Réflexion sur la question antisémite" (Grasset), ne déroge pas à la règle. Nous avons eu envie de rencontrer Delphine Horvilleur la penseuse évidemment, mais aussi Delphine Horvilleur la lectrice pour parler de son rapport aux livres et à la lecture. Résultat : un entretien d'une force et d'une sensibilité rare dans la bibliothèque du rabbin.

Photos Patrice Normand

Non, nous n'avons pas interrogé le chat du rabbin...mais sa Delphine Horvilleur 14bibliothèque. Ou plutôt la rabbine dans sa bibliothèque. Delphine Horvilleur nous reçoit donc chez elle. Et alors que la nous retrouvons en bas de son immeuble, elle lance dans un sourire qui met à l'aise : "Je vous préviens, c'est très mal rangé. Il paraît que les gens bordéliques ont une grande créativité. Je suis hyper créative alors". Pour nous, partir à la rencontre de Delphine Horvilleur et de ses lectures est un moment particulier. Depuis de nombreuses années (depuis le premier numéro de sa revue Tenou'a et son premier livre En tenue d'Eve) nous la suivons. Toujours ses prises de parole ont éclairé notre façon de voir le monde même quand il arrivait de ne pas être à 100 % d'accord. Delphine Horvilleur est de ces femmes inspirantes comme Simone Veil, comme Marceline Loridan-Ivens, deux de ses modèles. Delphine est de ces femmes d'une puissance intellectuelle éclatante capable de passer de Freud, à Camus, en faisant un détour par Jean-Jacques Goldman et le cinéma. Delphine Horvilleur est rabbine. Mais Delphine Horvilleur est avant tout universaliste. De ceux qui pensent l'Humain en centre et en mesure de toute chose. Vous l'aurez compris, cette rencontre est l'une de celles que l'on n'oublie pas. Et il est certain que la rencontre littéraire que nous vous proposons aujourd'hui avec elle vous marquera.  L'échange était tellement virevoltant, chaleureux, drôle et joyeux que l'on aurait eu envie qu'il dure toujours.
A vous d'entrer dans la bibliothèque du rabbin...

Religion du livre : le judaïsme, religion des livres : bibliophilie. Si on poussait la comparaison, alors que vous êtes une rabbine libérale, quelle bibliophile êtes-vous ?

Delphine Horvilleur 01Delphine Horvilleur : Votre question me fait penser à la phrase d’Armand Abecassis qui dit que le peuple juif n’est pas le peuple du livre mais le « peuple de l’interprétation du livre ». Cela me paraît plus juste. Le rapport de la tradition juive au livre est un rapport beaucoup plus du sacré de l’interprétation que du sacré du texte. Souvent, et de façon paradoxale, la lecture juive traditionnelle se moque un peu de ce que le texte veut dire, mais s’intéresse beaucoup plus à ce qu’il pourrait dire et à ce qu’il peut encore dire. Donc le sens littéral n’est jamais aussi important que le sens que va y greffer le lecteur. Cela donne une puissance considérable au lecteur par rapport à l’auteur. Cela est peut-être encore plus vrai pour la Bible dont l’auteur n’a pas vraiment signé son texte et accorde très peu d’interviews (rires).

L’autre phrase que j’ai envie de citer par rapport à votre question, est une phrase d’Amos Oz dans son livre « Juif par les mots ». C’est l’un de mes auteurs favoris et l’un de mes livres préférés. Dans la conclusion de ce livre sur l’identité juive, il écrit quelque chose qui m’a totalement convaincue. Il explique que dans cet essai que nous venons de lire, on pourrait partout où « il y a écrit le mot juif le remplacer par lecteur, cela marche aussi ». J'y adhère. D'ailleurs, quand j’utilise le mot juif dans mes cours ou dans des entretiens pour expliquer la pensée juive, je me rends compte que si je le remplaçais par « lecteur », ou « lecture », cela fonctionnerait aussi. Finalement, je crois que ma religiosité - que je peine à définir et qui est loin de ce que beaucoup de mes interlocuteurs entendent par cela dans le sens populaire du mot – a quelque chose à voir avec une certaine culture du livre et du lire. C'est-à-dire, avoir cette conviction que les textes sont sacrés parce qu’ils peuvent continuer à parler, que les lecteurs ont une puissance particulière pour faire vivre un texte et qu’un livre crée un monde. Tout cela d’une certaine manière constitue ma religiosité.

La bible, ancien ou nouveau testament, est souvent présentée comme le premier roman de l’histoire humaine... qu’en dites-vous ?

C’est un mélange de récits (l’haggadah) et de loi (alarah) mais c’est troublant aussi de voir que dans la Bible, il y a aussi des situations extrêmes d’humanité avec des personnages extrêmement faillibles et souvent dans l’excès et les sorties de route. Ce qui me rattache à cette littérature est la faillibilité de ses héros. Tous les personnages ont quelque chose d’extrêmement humain par leur médiocrité et leurs petitesses. La bible nous ressemble et n’a pas fini de nous parler.

Vous parliez de votre religiosité comme étant cousine ou même confondue avec le fait d’être une lectrice et des concordances qu’il peut y avoir entre les deux…Cela signifie-t-il que vous avez une pratique quotidienne de la lecture ?

Oui et il est d’ailleurs possible de rattacher les deux lectures. Celle de la Bible et celle des romans. En fait, la Bible est un conte. Delphine Horvilleur 05Un « il était une fois ». Mais cet imparfait de « il était une fois » ne raconte pas ce qui s’est passé, mais au contraire ce qui se passe ou ce qui pourrait se passer. Cela raconte au passé un récit qui dit à chaque lecteur « Attention cela ne parle pas de tes ancêtres, cela parle de toi ». L’imparfait dans la langue française est le signe d’une répétition, d’une habitude. D’un cycle. D’un possible. C’est le script d’une génération passée. L’imparfait c’est quelque chose qui recommence dans le temps. En somme, quand on dit « il était une fois » on dit : « ce qui s’est passé continue de se passer et donc ce qui est arrivé aux personnages du récit pourrait t’arriver. Cela s’est passé, se passe et se passera ». La lecture du texte sacré c’est la même chose. Quand on raconte année après année que les Hébreux sont sortis d’Égypte, on ne dit pas que nos ancêtres potentiels sont sortis d’Égypte (d’ailleurs l’archéologie semble dire le contraire), mais en fait ce que l’on dit c’est « attention, je ne te dis pas une réalité, mais une vérité ». C’est-à-dire que l’on ne raconte pas un fait réel mais une vérité. C’est d’ailleurs toute la différence entre la réalité et la vérité. Cela n’a pas besoin de s’être passé pour que cela dise quelque chose de vrai sur ce qui se passe. Ainsi, dire que l’on est sorti d’Égypte, c’est dire que l’on doit en permanence sortir d’Égypte et que chaque génération a le devoir, en permanence de sortir de son Égypte. Mon pharaon n’est pas le pharaon de mes enfants.

Et les romans font la même chose ?

Delphine Horvilleur 23Absolument. Les grands romans ont le même rôle. Les romans permettent de sortir de nos "Egypte". Les grands romans ou les grands récits racontent un temps dans l’Histoire qui transcende le temps de l’histoire qu’ils racontent. Récemment, je suis allée au théâtre du Châtelet voir les Justes de Camus mis en scène par Abd Dal Malik. Les acteurs étaient tous des « visages de la diversité » comme on dit aujourd’hui, ils avaient parfois le langage argotique. Ils jouaient pourtant des révolutionnaires russes du 20ème siècle sans leur ressembler, évidemment. Pourtant ce mélange des genres improbable racontait l’universalité du récit de Camus. Cela parle à quiconque, peu importe son époque et son origine, qui se pose un jour la question de la révolution. La fin justifie-t-elle les moyens ? La littérature sert finalement à cela. A nous dire : « l’histoire que tu es en train de lire te raconte un temps et un lieu qui te permettent de comprendre d’autres temps et d’autres lieux ».