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Le Ajar n’existe pas

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“Une volonté farouche de redonner à la vie la puissance des promesses qu’elle a faites un jour, et qu’elle peine à tenir.” Cette phrase magnifique figure dans le livre de Delphine Horvilleur “Il n’y a pas de Ajar. Monologue contre l’identité” qui vient de paraître chez Grasset. Dans ce texte ciselé, Delphine Horvilleur parle de sa passion pour Gary et notamment sur ce que les multiples facettes de la vie de Gary peuvent enseigner pour aujourd’hui. Elle imagine pour réfléchir à nos identités, et plus largement à ce qui nous constitue profondément, qu’Emile Ajar (le pseudo le plus célèbre de Gary) a eu un fils. Il s’appelle Abraham. Et ce fils a des choses à nous dire. Abraham nous rappelle qu’il est permis et même indispensable de ne pas se laisser définir par sa naissance, son nom où les assignations diverses et variées. Le fameux “de là où vous venez” qui rabaisse et qui rétrécit nos vies. Identités meurtrières disait l’autre.

Dans ce texte plein d’humour et empli aussi d’une colère saine contre ceux qui revendiquent une identité finie et inamovible, le message que fait passer Delphine Horvilleur, par le truchement d’Abraham Ajar, pourrait se résumer d’une phrase : il faut polluer les identités afin qu’elles ne soient pas à l’origine d’affrontements mortifères qui rétrécissent le monde. Au fond, le rêve d’Abraham Horvilleur est de réinstituer un dialogue fécond qui permettent à chacun de nous de cultiver les multitudes, plutôt que de se figer dans la certitude et la plénitude mutique. “Pour se comprendre, il ne faut pas parler la même langue. Il faut toujours rester suffisamment incompréhensible pour avoir une chance de ne pas s’entendre et de mieux se connaître”, lance ainsi Abraham. Avant de livrer, peut-être, l’une des clés du chemin de la liberté : “ je n’existe pas tout à fait mais presque. Il me manque toujours un truc pour être vraiment moi. Et grâce à ça, je n’ai aucun problème d’identité. Je me suis débarrassé de cette idée morbide qu’il y aurait une possibilité d’être vraiment soi”.

Horvilleur écrit la fraternité universelle

Au fur et à mesure que le lecteur écoute Abraham Horvilleur, il pense à Nathan Zuckermann le double littéraire de Philip Roth qui fut pour l’auteur de Portnoy une façon aussi d’échapper ou de modeler sa propre identité et de dire à quel point la multitude l’habitait mais habite, finalement, chaque être humain pour peu qu’il veuille bien l’entendre et l’accepter. “Tu seras incomplet mon fils” semble dire Horvilleur, et c’est ainsi que tu “seras un homme”. L’occasion pour Abraham Horvilleur d’alerter sur le danger profond que constitue la tenaille identitaire, et victimaire qui interdit de se projeter dans l’Autre puisque nous ne sommes pas lui.  88 pages qui feront plus pour la réflexion, pour l’humour et pour la possibilité d’être et de faire ensemble que bien des discours, des sermons, ou des débats. Ces 88 pages sont d’une force épatante. D’une telle force qu’il faut les mettre entre toutes les mains. Elles résonnent avec les mots du poète Walt Whitman : “Je me contredis? Très bien, alors, je me contredis. Je suis vaste, je contiens des multitudes.”

Que Delphine Horvilleur écrive aujourd’hui ce texte, comme une nouvelle promesse de l’aube et de réinvention, n’est pas surprenant pour qui la suit depuis longtemps et pour qui a lu l’entretien qu’elle avait accordé à Ernest dans sa bibliothèque (il est ici). Que nous disait-elle alors ? “Un lecteur est quelqu’un qui est capable de faire résonner le monde d’un autre avec le sien. Cela implique une capacité de décrochage de soi-même” ou encore à propos de Romain Gary : “Il y a quelque chose de très puissant dans ce refus de l’enfermement identitaire, dans ce refus de l’appartenance. Il y a une phrase de lui que j’aime particulièrement. Elle ouvre « Pseudo » : « J’ai tout essayé pour me soustraire, mais il n’y a rien à faire nous sommes tous des additionnés ». Cette phrase résume son entreprise. En somme, on est héritier de l’enchaînement des générations précédentes, mais qui dit additionné veut aussi dire que l’on a la possibilité d’ajouter quelque chose à ce qui nous a été transmis. Le « + » est possible. La question est de savoir comment sera le « + » que l’on apportera à l’addition qui nous précède. Bref, Gary me passionne dans la possibilité de ne pas avoir fini de dire qui on est. Il mérite d’être lu et relu.” En germe, déjà ce qu’elle dit avec force, humour et intelligence dans ce superbe “Il n’y a pas de Ajar” qui peut finalement se résumer non pas en une phrase comme nous l’écrivions, mais en deux (ou en trois ou en quatre, il est multiple) : nous sommes les enfants, non pas de nos parents, mais des livres que nous avons lus. Voilà une morale et une éthique de vie intéressante et nouvelle.

Il y a tellement de choses dans ce texte court qu’il serait facile d’écrire encore longtemps… Les derniers mots sont pour Delphine Horvilleur : “A travers Ajar, Gary a réussi à dire qu’il existe, pour chaque être, un au-delà de soi ; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne un nom vraiment dégoutant : l’identité”. Rarement, un aussi beau message de fraternité universelle aura été passé.

“Il n’y a pas de Ajar. Monologue contre l’identité”, Delphine Horvilleur, Grasset, 12 euros.

Tous les livres du vendredi d’Ernest sont là.

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