Nouvelle apostrophe pour Ernest, cette rubrique où des non-écrivains nous parlent de leur rapport à la lecture et aux livres. Cette fois-ci, Laure Daussy est entrée dans la bibliothèque de Patrick Cohen, journaliste, amoureux de la précision, des livres qui font grandir et des polars. Le chroniqueur le plus précis et méticuleux de la télé française a rendez-vous avec vous, entrez, c’est par là. D.M.
Photos Patrice NORMAND
Aime-t-on encore lire quand on doit lire ? On a pu le constater de nos yeux, Patrick Cohen reçoit chaque jour presque une caisse entière de livres. L’ex-star de la matinale de France Inter devenu chroniqueur incontournable de l’émission “C à vous” sur France 5, présente depuis la rentrée la tranche du midi sur Europe 1. Il met un point d’honneur à lire tous les livres de ses invités. Dans ce flux, comment garder un regard neuf, qu’est-ce qui surnage ? Patrick Cohen nous a fait découvrir sa bibliothèque, ou plutôt ses bibliothèques de son domicile parisien. Elles sont réparties dans plusieurs pièces. Sur tout un pan de mur dominent des livres politiques, classés par thèmes et par période : l’époque Mitterrand, Chirac, Hollande, des étagères consacrés au Front National, (dont son propre livre, publié en 2002), à Jospin, à Royal… Certains sont obsolètes, il s’y replonge malgré tout pour des interviews, il nous le raconte. Deux autres bibliothèques dédiées à ses passions : le cinéma et la musique. Et derrière son bureau, plusieurs piles de livres par terre. Inventaire de ce qui lui reste à lire. Peu de place pour les romans, il l’assume, son objectif est avant tout d’apprendre, d’accumuler de la connaissance. Les essais prennent donc une grande part de son temps de lecture. Plus surprenant et méconnu l’attrait pour le polar de celui qui a été le matinalier le plus écouté de France. Rencontre.
A -t-on encore du temps pour la littérature plaisir quand on reçoit autant de livres d’actualité en tant que journaliste ?
La littérature plaisir, c’est surtout pendant les grandes vacances ! Ce n’est pas forcément de la littérature d’ailleurs. Ma curiosité naturelle me porte vers les essais, sur ce qui peut me permettre d’approfondir un sujet. D’une certaine façon, je ne suis pas certain qu’un roman m’apportera de la connaissance. Sur mon temps libre, je lis surtout des livres d’histoires, des mémoires. Cet été, j’ai lu notamment les mémoires de Woody Allen, car j’ai de l’admiration pour ce cinéaste. Le reste du temps c’est le flux, et c’est la plupart du temps une lecture rapide. Je peux lire des livres volumineux en trois heures. On lit forcément en diagonale, on saute des lignes, et s’il y a quelque chose qui nous échappe, on revient en arrière. De temps en temps, je me surprends à être pris par un ouvrage, et me dire ça mérite d’être lu ligne à ligne. C’est arrivé l’an dernier, j’avais une soirée pour lire « Le bal des folles » de Victoria Mas, et c’était tellement bien que je l’ai lu jusqu’à 2h du matin. Il a eu le prix Renaudot des Lycéens.
Combien de temps passez-vous à lire ?
Entre l’émission « C à vous » et « Europe 1 », je lis 4 à 5 livres par semaine. J’y passe quasiment toutes mes soirées, au moins deux ou trois heures. Sans compter le temps passé à jeter un œil à des livres qui n’en valent pas la peine, pour évaluer si ça vaut une invitation.
Y a-t-il une surproduction de livres ?
Absolument, j’en suis convaincu depuis longtemps. Les éditeurs estiment que plus ils publient, plus ils ont une chance que l’un puisse avoir du succès. Il y a des livres qui sont mal édités, d’autres qui ne devraient pas être publiés. Les livres d’actualité, c’est un flot continu. J’ai des caisses tous les jours, et d’autant plus en ce moment, avec les parutions qui ont été retardées à cause du confinement. Des livres inutiles ou obsolètes il y a en a plein ma bibliothèque d’ailleurs ! Par exemple, ici, j’ai trois biographies de Rachida Dati ! (Rires)
Mais si elle se présente à la présidentielle, vous allez peut-être regretter de vous en être débarrassé ?
C’est pour ça que je ne m’en débarrasse pas ! Celui-là aussi est très ancien, (il nous le montre) « Sarkozy et Fillon, la carpe et le lapin » d’Alix Bouilhaguet, paru en 2010 ! Mais je suis allé y puiser des citations pour une interview. On a reçu Juppé, pour son livre « Mon Chirac », ses mémoires sur l’ancien chef d’Etat. Et je me souvenais que dans une bio non autorisée d’Anna Cabana, que j’ai encore dans ma bibliothèque, « L’Orgueil et la Vengeance » (2011), Juppé disait tout le contraire de ce qu’il raconte dans ses mémoires. Ce que j’ai souligné dans l’interview. Mais globalement, les livres politiques sont des livres de consommation immédiate. Le pire, ce sont les livres écrits par des candidats, purement opportunistes, ils visent à préparer des campagnes. Tiens, j’ai mieux que Dati : je dois avoir 40 livres sur Ségolène ! Un jour, je les avais tous apportés en plateau pour montrer la masse de livres écrits sur elle.
“J’ai découvert Stephen King sur le tard. J’adore !”
Revenons en arrière. Quels sont vos premiers souvenirs littéraires ? Ce qui vous a donné le goût de la lecture ?
Le Comte de Monte-Cristo, de Dumas, un chef d’œuvre (Ernest y a consacré un podcast). Et L’île Mystérieuse de Jules Verne. C’était l’une des passions de mon père qui était ingénieur. D’ailleurs, l’un des personnages principaux Cyrus Smith, est aussi ingénieur. Le livre est passionnant pour son aspect scientiste, la croyance dans le progrès, dans le génie humain, tout ce que l’intelligence, la technique peuvent faire à partir de rien dans un univers sauvage et hostile du Pacifique. Ce fut une grande porte d’entrée pour moi dans l’imaginaire romanesque.
Et par la suite ?
J’ai lu beaucoup de polars. D’abord de vieux polars : Maurice Leblanc, créateur d’Arsène Lupin et Gaston Leroux, créateur de Rouletabille. J’ai lu Agatha Christie, aussi, puis des auteurs contemporains : Manchette, Benacquista. Dans cette veine polar, adulte, il y a eu la découverte de quelqu’un qui m’était passé sous le radar, et dont j’ai découvert qu’il suscitait un engouement extraordinaire, c’est Stephen King. J’ai été renversé par un de ses livres, un grand livre : « 23/11/63 », (paru en 2011 sous le titre « 11/23/63 puis en 2013 en France ndlr). Le titre fait référence au jour de l’assassinat de Kennedy. C’est l’histoire d’un prof de littérature qui est projeté dans le passé en 1962, et qui se donne pour mission d’empêcher l’assassinat de Kennedy. Ce serait un jeu gratuit s’il n’y avait pas également une histoire d’amour bouleversante à travers le temps. Du grand récit romanesque et historique. King a bossé des mois dans les archives pour enquêter sur l’assassinat de Kennedy. Je l’ai offert d’ailleurs récemment à notre patronne d’Europe 1 !
“La polémique “Dix petits nègres” est un peu ridicule”
Vous parliez d’Agatha Christie. J’en profite pour rebondir sur une question d’actu ! Qu’avez-vous pensé de la polémique autour du changement du titre « Dix petits nègres », devenu « ils étaient dix » ?
C’est un peu ridicule. Cette polémique a laissé croire qu’il y avait des « nègres » dans le livre. Or, c’est une comptine, il n’y a pas une phrase raciste dans le livre. Ça me semble différent de ce qui s’est passé pour « Autant en Emporte le vent » : on a enlevé le mot « nègre » dans les nouvelles traductions françaises. Il fallait, en effet, retirer les expressions les plus racistes, pour rendre le texte lisible sans le dénaturer. Mais globalement, ce sont des livres qui s’inscrivent dans une époque, dans un contexte. Il ne faut pas travestir ce qui est aussi le témoignage de l’histoire telle qu’elle a eu lieu. C’est justement ce qui permet de mesurer l’évolution des mentalités et le chemin parcouru.
Autre question qui suscite la controverse en ce moment. Est-ce vous lisez autant de livres de femmes que d’hommes ? Est-ce que c’est une question que vous vous posez ?
Je ne me la pose pas du tout. Je suis plutôt sur la ligne d’Élisabeth Badinter sur la confusion des genres plutôt que la différenciation voire l’affrontement comme c’est le cas aujourd’hui. J’ai des admirations indifférentes au sexe de la personne qui écrit. Il y a des grands livres de journalistes qui sont des femmes, j’en ai plein ma bibliothèque. Je me demande, toutefois si, dans les catégories cinéma et musiques, les femmes ne sont pas moins présentes. Je ne saurais pas dire à quoi ça tient. Il y a beaucoup moins de biographies de chanteurs ou d’artistes et de livres savants sur le cinéma qui sont signés par des femmes. Ce serait sur la bagnole on peut comprendre pourquoi, sur la musique et le ciné, et bien ça reste une question…
Y a-t-il des livres qui vous ont incités à devenir journaliste, ou qui vous ont marqué en tant que journaliste…
J’ai plusieurs livres qui sont des références pour moi et qui sont toujours dans ma bibliothèque. (Il nous les montre). Ce recueil des journalistes d’investigation Jacques Derogy et Jean-Marie Pontaut « Investigation, passion », (Fayard, 93), qui rassemble les grandes affaires sur lesquelles ils ont travaillé ensemble. Celui-là, « Le Bucher des innocents », de Laurence Lacour, c’est une leçon de journalisme, sur l’affaire Grégory. J’en ai même plusieurs éditions ! J’ai aussi « Nouvelles en trois lignes » de Félix Fénéon. C’est un artiste anarchique qui était préposé aux faits divers dans le journal Le Matin. Il les résumait en trois ligne. C’est un modèle de concision, de brièveté, d’ironie avec un fond social qui reste présent.
Vous vous intéressez également aux livres d’histoire et aux mémoires…
J’ai lu beaucoup de livres sur la résistance et la collaboration, c’est une période qui continue de me passionner. J’ai une immense admiration pour Gilles Perrault, pas seulement pour son livre le plus retentissant comme « Le pull-over rouge ». En 1975, il a publié « La longue traque », qui raconte une histoire de résistance et de collaboration, ce qu’on a appelé l’affaire Farjon, du nom de Roland Farjon, entré dans la Résistance au sein de l’Organisation civile et militaire (OCM), responsable d’un réseau dans le nord de la France, à qui on a reproché de s’être mis ensuite au service de l’ennemi. C’est un livre d’enquête et d’histoire journalistique passionnant. Je lis aussi beaucoup de mémoires de personnalités qui témoignent de leur temps. Ainsi « La déglingue » de Remo Forlani, qui ressemble à ce qu’avait fait Cavanna : des souvenirs d’un immigré italien d’avant-guerre. Ou encore, les mémoires de Jean-François Revel, « Le voleur dans la maison vide ». On y découvre son parcours de vie, son amour de l’Italie, c’est un grand livre.
Une dernière question, y a – t – il un livre que vous auriez honte de lire par plaisir ?
J’aime toujours reprendre un bon vieux San Antonio, mais je n’en ai pas honte ! Son influence est d’ailleurs sous-estimée. Je pense qu’il a orienté le langage, la façon de parler, et l’humour de millions de gens. Toute une génération y a pris de cours de dérision et de jeux de mots. C’est du polar parodique, débridé, parfois salace et toujours porté par une langue formidable et merveilleuse.
Toutes les apostrophes d’Ernest sont là.
Bah il n’y a que lui pour sous-estimer la puissance du polar, et du roman en général.
On est beaucoup a en être déjà convaincu !