Ernest vous emmène dans la bibliothèque d'Anne Sinclair qui publie un texte personnel et fort sur son grand-père paternel et sur la rafle des notables de 1941. Rencontre avec une esthète des livres qui aime les nuances de gris, "Belle du seigneur", et lire dans un fauteuil avec de bons accoudoirs. Ernest vous offre un moment de grâce.
Quand il s’est agi de créer Ernest, pour le décrire, j’ai très vite utilisé cette formule : Ernest est un journal dans lequel les livres dialoguent avec le monde et où le monde dialogue avec les livres. Mélange de culture et de regards variés sur le monde. Certainement que ce goût pour le dialogue des mondes et des univers avait été forgé il y a bien longtemps. Dans l’enfance et dans l’adolescence. Par de nombreuses choses. Parmi elles : l’émission 7/7 présentée par Anne Sinclair qui chaque dimanche offrait de la longueur à des invités politiques et culturels pour qu’ils expriment en profondeur leur vision du monde.
Anne Sinclair pour ma génération, c’était des yeux bleus puissants, une voix reconnaissable entre mille et surtout un sens aigu et exigeant du questionnement des politiques et des personnalités de l’art et de la culture. Anne Sinclair, c’était aussi une passion du monde et du journalisme qui transpirait de chaque numéro de 7/7. Sans cette formation intellectuelle et politique du dimanche à 19 heures, je n’aurais pas été la même personne. Comme certains livres, Anne Sinclair a contribué à ma construction intellectuelle.
Depuis le lancement d’Ernest en 2017, je caressais cette idée que de l’interroger sur son rapport à la littérature et aux livres. Quelques tentatives d’approches avaient échoué. Mais l’idée était toujours là. En plein confinement, j’ai lu « La rafle des notables, Grasset » le livre bouleversant et fort qu’elle venait de publier. Dans cette rafle des notables son grand-père paternel, Léonce Schwartz, a été pris avant d’échapper à la déportation. Anne Sinclair raconte cette histoire de famille, mais aussi plus largement une histoire collective méconnue. Il était donc temps de retenter sa chance. Bingo ! Anne Sinclair a accepté de nous parler de ce livre et de son rapport à la littérature. Régalez-vous, c’est exquis.
Pourquoi avez-vous choisi de raconter cette histoire maintenant ? Y-a-il eu un déclencheur ?
Il est toujours difficile de savoir pourquoi, à un moment de son existence, on décide de se pencher sur son histoire familiale. L’histoire de mon grand-père paternel qui a échappé à la déportation était dans un coin de ma tête depuis longtemps. Je me suis toujours demandé pourquoi je n'avais pas posé plus de questions sur ce sujet. En me penchant sur cet épisode, j’ai surtout découvert cet épisode de la « Rafle des Notables » de 1941 et le camp de Compiègne, et j’ai eu envie de raconter cette histoire et de la faire connaître au plus grand nombre. Après, il est vrai qu’à un certain âge on a envie de recoller les morceaux de vie qui font une identité.
Tout au long du livre, l’histoire de votre grand-père, Léonce, devient aussi une histoire collective. Racontez-nous ce que vous avez appris sur la « rafle des notables » ?
Il y a plusieurs choses. D’abord, cette rafle des Notables de décembre 1941 fut la troisième en termes de chronologie (après celles de mai 1941 puis d’août 1941), et donc, six mois avant la rafle du Vel d’Hiv (juillet 1942) connue de tous. Et qu’elle fut la première qui fournit un « contingent » de Juifs de France aux camps d’extermination (Auschwitz principalement). Très peu d’entre eux revinrent. Ensuite, ce qui m’a frappée, c’est le ciblage par les nazis, des « notables », on dirait aujourd’hui des « élites ». Autrement dit, des bourgeois assimilés depuis des décennies voire des siècles en France, et donc une population qu’ils ont voulue homogène de « juifs influents » selon leur formule.
Parmi eux se trouvaient des intellectuels, des magistrats, des médecins, des écrivains, des scientifiques, des chefs d’entreprise. Le frère de Léon Blum, René Blum, directeur de ballets, le mari de Colette, Maurice Goudeket, des magistrats, présidents de Cour d’appel, des sénateurs comme l’avocat Pierre Masse, qui fut une des grandes figures du camp, des historiens comme Georges Wellers, et quantité d’anonymes. Mon grand-père était commerçant de dentelles en gros, rien de notable, et je ne sais pas pourquoi il se trouva dans cette liste. Ils furent 743 raflés ce 12 décembre 1941. Et pour arriver au chiffre de 1000 que s’était fixée la Gestapo, ils ajoutèrent 300 juifs étrangers déjà internés à Drancy qui avaient du judaïsme et des persécutions une approche bien différente de celle des 743 autres qui se considéraient avant tout comme Français.
Enfin, que ce camp juif de Compiègne fut un lieu de souffrances mémorable : c’était un camp nazi à 70 kilomètres de Paris, où régnaient l’élimination par la faim, le froid, la maladie, la saleté, les conditions terribles d’un hiver à -20°. Beaucoup y sont morts de faim (ou ont perdu 20 à 30 kilos en 3 mois), ont eu les pieds gelés à rester debout des heures dans la neige, sont morts de dysenterie, etc… Sans la solidarité des autres camps de prisonniers qui existaient dans ce périmètre de Compiègne (notamment le camp des communistes et celui des Russes, un peu mieux lotis) avec cette sinistre partie, appelée « camp des Juifs » , les morts à Compiègne (environ 50) auraient été encore plus nombreux avant même la déportation du reste des détenus en mars 1942.
"Les livres ont façonné mon imaginaire"
En racontant cet épisode collectif avez-vous eu envie de devenir passeuse de mémoire ? Cela résonne-t-il avec le contexte actuel de résurgence des actes antisémites ?
Cela résonne forcément. A l’immense différence près qu’aujourd’hui, en France, il n’existe pas d’antisémitisme d’État comme ce fut le cas à l’époque. Ensuite, les mêmes ressorts sont à l’œuvre. La haine de l’autre et de la différence.
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