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Don Winslow : “Contre le Trumpisme, la fiction ne suffit pas”

WINSLOW Portrait ©Robert Gallagher

A 70 ans, Don Winslow publie ce qui sera son dernier roman, épilogue d’une ambitieuse trilogie mafieuse. Très présent sur les réseaux sociaux depuis la présidence de Donald Trump, il veut maintenant s’investir à fond dans la lutte contre les dérives populistes et faire en sorte que Donald Trump ne rempile pas pour un second mandat en novembre prochain. Cela grâce, notamment, à des vidéos ciselées. Rencontre.

WINSLOW La Cité Sous Les Cendres CouvertureCela aurait très bien pu n’être qu’un coup de marketing audacieux. En avril 2022, à la sortie de « La cité en flammes », qui inaugure sa trilogie Danny Ryan, Don Winslow annonce que les deux volets suivants, déjà écrits, seront ses derniers romans publiés. La fin d’une carrière lancée en 1991, déjà riche d’une vingtaine de titres dont deux portés à l’écran. Surtout, l’auteur à succès de « Savages » ou de « Cartel » fait sensation en déclarant vouloir désormais se consacrer uniquement à la politique.

Depuis plusieurs années déjà, dans des vidéos conçues pour les réseaux sociaux avec son agent et complice Shane Salerno, il alerte sur le poison que Donald Trump répand dans la société américaine. Que l’ex-président soit réélu ou pas, condamné ou pas, des millions d’Américains adhèrent à ses idées populistes. Don Winslow estime devoir s’engager à plein temps pour les combattre. « Je veux continuer à dénoncer ce qui à mes yeux ne va pas, expliquait-il voici deux ans dans un communiqué. C’est essentiel. Ce n’est pas une décision que j’ai prise facilement. Les démocrates ont de meilleures idées, de meilleurs candidats et une meilleure vision pour demain. Ce qu’ils n’ont pas, c’est de meilleurs messages, et je vais essayer de changer cela. Je paierai tout moi-même et n’accepterai aucun don. »

Aujourd’hui, l’échéance est arrivée, marquée par la sortie mondiale et la promotion de « La cité sous les cendres ». Aurait-on moins parlé du livre sans cette tournée d’adieux ? Pas sûr. Sans avoir la puissance de la série « La griffe du chien », la trilogie Danny Ryan se range parmi les meilleures sagas mafieuses, avec parfois des accents de Scorsese et du Parrain. Suffisant pour susciter l’intérêt de tout amateur de bon polar.

Quand on voit avec quel acharnement cet homme aux multiples talents s’est hissé dans le monde des best-sellers, on ne peut que prendre au sérieux son désir de servir maintenant une cause autre que littéraire. On ne lui prédit pas de grand destin à la Vaclav Havel ou à la Mario Vargas Llosa, fameux hommes de lettres devenus chefs d’Etat, mais en dédiant son énergie, sa créativité, sa persévérance au débat d’idées et à la polémique, on s’attend à ce que Don Winslow fasse des étincelles. Ernest l’a rencontré à Paris, aux premiers jours de sa nouvelle vie.

Vous cessez de publier des romans pour vous investir à fond dans la politique : votre décision s’est-elle imposée sous la pression d’un événement extérieur ou bien progressivement ?

Don Winslow : Un peu les deux. Les Etats-Unis ont traversé une suite d’événements très significatifs qui ont été loin de me ravir. La montée du Trumpisme – le mouvement MAGA et tout ce joyeux foutoir – m’a amené à me dire qu’il fallait concentrer mon énergie dans ce domaine. La fiction n’allait pas suffire à peser sur ces problèmes parce qu’écrire un roman et le publier prend du temps. Je risquais d’arriver après la bataille. J’ai eu le temps d’y réfléchir depuis cinq ou six ans que je m’active sur les réseaux sociaux sur des questions politiques. J’y ai pensé en achevant les deux livres précédents et surtout en voyant arriver la fin de celui-ci : mon fils était un bébé quand j’ai commencé cette trilogie, aller au bout m’a pris trente ans. C’est un peu le travail d’une vie, une œuvre qui m’a longtemps échappé, qui m’a mis en échec. Aussi, en la terminant, je me suis dit : on y est !

Maintenant que votre dernier roman est paru, comment va s’organiser votre vie ?

Don Winslow : Reposez-moi la question le 6 novembre, j’aurai une meilleure réponse (après l’élection présidentielle américaine NDLR). J’écrirai encore, je ne publierai pas toujours. Il y a des sujets qui me passionnent et que j’ai envie de creuser. J’ai repris le théâtre avec la mise en scène d’une pièce en un acte de Lady Gregory et William Yeats, je dois diriger Romeo et Juliette l’hiver prochain, puis Macbeth avec des interprètes allemands. Je veux continuer à surfer sur les vagues qui se présentent sans me sentir coupable de ne pas être à mon bureau. Pouvoir aussi partir faire de longues marches avec ma femme sans penser que je dois rentrer écrire.

Allez-vous toujours travailler sur vos prises de position politiques avec votre agent et complice Shane Salerno ?

Don Winslow : Oui, on a commencé en 2015 et on va continuer en s’investissant davantage. On a déjà diffusé sur les réseaux sociaux trente ou quarante vidéos qui totalisent environ 300 millions de vues. Ces chiffres sont dingues. Et publier ce genre de message va être ma principale activité jusqu’en novembre au moins. Les réseaux sociaux permettent de réagir instantanément, mais je ne sais pas encore à quoi il faudra réagir. Ca va dépendre de l’actualité, des mensonges que le camp d’en face va balancer. On restera dans le même esprit mais certainement avec plus d’intensité. Un des problèmes du parti démocrate – en gros, de notre camp – est que ses messages tournent autour du pot, qu’ils sont trop polis, trop lisses. Moi, je ne suis pas gentil et civil dans ce domaine-là, ça ne m’intéresse pas. Nos messages sont durs, directs, serrés, et notre langage va devenir plus dur encore.

 

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A qui vos messages politiques vont-ils s’adresser ?

Don Winslow : Je vise trois publics différents. Le premier, c’est notre camp. On nous reproche de parler aux convaincus, c’est une critique justifiée, mais encore faut-il que ces fidèles se bougent pour aller voter, pour aller convaincre d’autres électeurs s’ils ont du temps à offrir. Les encourager aura son utilité. Les Américains sont déprimés, apathiques, anxieux, leur moral en a pris un coup, comme ailleurs dans le monde. Le Covid, le chaos des années Trump, l’invasion de l’Ukraine, la guerre à Gaza, boum, boum… Les gens sont fatigués. Il est utile de leur rappeler contre quoi on lutte. Le deuxième public que je vise sont les indécis, même si leur attitude me dépasse. Si vous hésitez, soit que vous attendez le candidat parfait, soit que vous n’êtes pas satisfait à 100% de la politique de l’administration Biden, eh bien ! ne restez pas là, cette barrière va devenir votre prison. La perfection est l’ennemie du bien, l’espérer n’est pas un vrai choix. On a vu ce qui s’est passé en 2016, je tiens les partisans de Bernie Sanders pour responsables directs de l’élection de Donald Trump : leur candidat socialiste idéal n’est pas passé, ils sont restés chez eux. Maintenant, il faut donc essayer de leur parler – et poliment – pour qu’ils ne restent pas hors du coup. Enfin, troisième cible de mes messages, je pense qu’il y a des supporters de Trump qui ont besoin d’une excuse pour ne pas voter pour lui sans pour autant voter Biden. Il y a une poignée de Républicains qui ne reconnaissent pas leur parti dans l’insurrection du 6 janvier 2021 : ce n’est pas pour cela que leur grand-père a fait la guerre. Je pense qu’on peut leur dire : vous ne pouvez pas voter pour ce type qui a voulu renverser le gouvernement, agressé sexuellement des femmes, triché sur ses impôts.

Allez-vous vous mettre en scène dans vos messages ?

Don Winslow : Je suis écrivain, pas acteur. Si besoin, on fait appel à des talents, comme Jeff Daniels qui nous a prêté bénévolement son concours depuis son Etat natal du Michigan. Le message sur Trump et les femmes passait bien mieux par sa voix que par la mienne, il a fait son effet. Cela dit, nous sommes très attentifs à trouver la meilleure approche possible pour chaque cible et s’il fallait pour cela que ce soit moi qui m’adresse à la caméra, je le ferais. Il ne faut jamais dire jamais.

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Votre campagne sera-t-elle réactive ou proactive ?

Don Winslow : Les deux. Si ceux d’en face vont trop loin dans les mensonges, les contre-vérités, les distorsions, on mettra le holà et on le fera dans un langage simple. Je ne vais pas leur répondre qu’ils ne sont pas fiables ou qu’ils sont malhonnêtes, comme le font trop souvent les démocrates, mais qu’ils mentent : vous êtes des menteurs !

En quoi vos outils d’écrivain vont-ils vous servir ?

Don Winslow : Je suis un auteur d’histoires criminelles, c’est ma vie depuis trente ans et c’est un univers où on parle sans détours, parfois avec une certaine violence verbale. Ces extrémistes de droite sont des harceleurs, ils aiment tyranniser ceux qui ne peuvent pas se défendre ou se faire entendre, comme les migrants, les immigrés mexicains. Moi, je n’ai pas un grand nom mais j’ai quand même une voix, j’ai du répondant. Je ne vais pas laisser Trump et sa coterie de babouins harceler les femmes et les immigrés sans répliquer, ils ne me battront pas dans la guerre des mots. Je travaille avec les mots tous les jours depuis quarante ans, je peux parler dur, sale. J’ai un grand respect pour Michelle Obama mais je ne suis pas d’accord quand elle dit des Trumpistes « When they go low, we go high ». Moi, s’ils osent des coups bas, je frappe encore plus bas.

Vous êtes un écrivain à succès et vous ne savez pas de quoi demain sera fait : avez-vous l’impression de prendre un risque ?

Don Winslow : Je n’y ai encore jamais pensé jusqu’à maintenant mais oui, peut-être un peu. Après tout, la vie est faite de risque. Traverser la rue, prendre une vague… Je ne me soucie jamais de ce qui m’attend et je ne m’ennuie jamais.

WINSLOW LaCiteEnFlammes BDOTrouvez-vous que les artistes et les écrivains américains devraient s’impliquer davantage dans le débat politique ?

Don Winslow : La seule responsabilité d’un écrivain est de bien écrire. C’est tout ce que j’attends d’un confrère. S’il a envie d’aller plus loin, très bien, mais je ne dirais jamais qu’il a cette responsabilité. C’est un choix personnel, que j’ai fait et d’autres non, et je ne le leur reproche pas.

De même, je suis heureux que Taylor Swift ou Bruce Springsteen se soient engagés, je leur suis reconnaissant car ils ont un impact alors que la démocratie est en danger. On ne reconnaîtra pas les Etats-Unis si Trump revient au pouvoir, il veut être un dictateur et il l’a prouvé par sa tentative de coup d’Etat. Et malheureusement, nous ne sommes pas les seuls, les mouvements d’extrême-droite progressent partout en Europe.

Pourquoi terminer votre carrière de romancier en achevant cette trilogie Danny Ryan ?

Don Winslow : Quand j’ai commencé à l’écrire il y a trente ans, j’ai vu grand. L’idée de m’inspirer d’un texte classique n’était pas très originale, James Joyce l’a fait avec Ulysse, mais c’était très ambitieux de ma part de trouver l’équivalent contemporain de L’Iliade d’Homère. J’ai longtemps cherché comment terminer ces trois livres, je crois que finalement j’y suis arrivé et je suis satisfait de m’arrêter là-dessus. L’autre jour, dans mon bureau, j’ai levé les yeux vers l’étagère où je range un exemplaire de chacun mes livres publiés et vous savez quoi ? Cela fait une belle carrière, bien au-delà de ce dont je rêvais. La vie m’a beaucoup donné. J’en suis à un point où vouloir obtenir davantage serait de l’ingratitude. Il y a des tas d’écrivains plus doués que moi, ou plus bosseurs, qui n’ont pas eu ma chance ou ma réussite. Il est temps que je cède la place à d’autres, que vous ayez des gens plus jeunes à interviewer.

La respectabilité que le gangster Danny Ryan cherche dans l’industrie du cinéma est-elle un phénomène actuel ?

Don Winslow : Balzac a écrit que derrière chaque grande fortune se cache un grand crime. La trajectoire de Jay Gatsby est aussi une quête de respectabilité. Cela ne vaut pas seulement pour la littérature mais aussi pour notre Histoire. Les père et grand-père de JFK ont fait fortune dans la contrebande d’alcool durant la prohibition. Les cargaisons arrivaient du Canda jusqu’aux plages du Rhode Island où j’ai ma maison. Le parcours de Danny Ryan n’est pas unique, il est américain mais aussi français, italien. Et on le retrouve peut-être dans les textes anciens, latins, grecs ou hébraïques.

Quand vous regardez en arrière, quelle portrait de l’Amérique vos livres composent-ils ? WINSLOW La Cité Des Rêves Poche CouvertureSTK

Don Winslow : J’écris des romans policiers alors c’est forcément une Amérique violente, corrompue, immorale. Mais c’est vrai que j’ai beaucoup montré son côté sombre, c’est ma manière de voir les choses, je suis peut-être un peu blasé. J’ai travaillé quinze ans comme enquêteur avant que mes livres commencent à décoller. J’ai évolué dans ce monde, j’ai tout vu des prisons et des tribunaux. Dans l’ensemble, mes livres donnent donc une vision très réaliste de cette Amérique criminelle. C’est juste une tranche de l’Amérique mais elle est forcément très sombre.

En montrant l’industrie du cinéma prête à se vendre au crime organisé, vous êtes féroce…

Don Winslow : Bien sûr, mais il y a une part de vérité. James Ellroy raconte la même chose, nous en avons discuté ensemble. Depuis les premiers films de gangsters dans les années 1920, il y a toujours eu une symbiose entre les criminels et Hollywood, ils se fascinent mutuellement. Les acteurs qui jouent les durs admirent le pouvoir des gangsters et aiment ce frisson (en français NDLR) du danger ; les gangsters sont, eux, attirés par la célébrité. C’est une longue histoire avec laquelle je me suis un peu amusé, c’est vrai. Je n’ai pas résisté à l’idée de cette paire de punks du Rhode Island avec lesquels j’ai grandi qui se lâchent sur le buffet d’un plateau de tournage à Hollywood. Je me suis payé ces producteurs et acteurs qui croient pouvoir s’exprimer comme des durs après avoir fait un film de gangster, du style « Je vais te balancer par la putain de fenêtre ». C’est une scène que j’ai vécue. Les vrais durs qui parlent comme ça sont en prison ou morts. Quant aux liens directs, le crime organisé a tenté d’infiltrer les syndicats du cinéma dans les années 1950, puis dans les années 1970, mais ça n’a pas marché car le LAPD, la police de Los Angeles, a toujours été très vigilante, jusqu’à surveiller les gares et les aéroports pour repérer les gangsters et les renvoyer.

Pensez-vous ne plus avoir d’histoires à raconter ?

Don Winslow : Non, j’en ai encore. Il se pourrait que je les écrive mais je ne les publierai pas. Ou alors après ma mort.

 

Son bouquet final
Don Winslow avait sa trilogie Danny Ryan sous le coude depuis une trentaine d’années, la scène inaugurale de chaque volet déjà écrite. Boucler et publier cette saga de la mafia américano-irlandaise est une manière de partir sans laisser d’œuvre inachevée. Depuis Providence, dans le Rhode Island, jusqu’à la Californie via Las Vegas et Hollywood, l’histoire épouse symboliquement la trajectoire de l’auteur, né et élevé sur la côte est et aujourd’hui établi près de San Diego. Inspirée de L’Iliade de Homère, cette chronique du crime organisé ordinaire se révèle décapante en montrant comment des affranchis s’achètent une respectabilité dans les industries de la finance ou du cinéma.
« La cité en flammes » introduit le gang irlandais d’une petite cité portuaire et ouvrière située entre Boston et le Connecticut. Ils font la guerre aux Italiens, coincés comme eux entre les noirs et les WASP dans la chaîne alimentaire locale. Leurs armes : chantage, intimidation, meurtre et corruption. Leur mode de pensée : convoitise, alliances et trahison. Danny Ryan, qui a toujours un temps d’avance, devient le boss. Pris dans la mécanique infernale qui fait couler le sang, il s’interroge sur la place de l’amitié et de l’amour dans sa vie. Un premier volet riche en morceaux de bravoure et en répliques choc (HarperCollins poche, 8,70€).
« La cité des rêves » voit Danny Ryan fuir ses échecs vers l’ouest avec une poignée de fidèles dans l’espoir d’un rebond. Mis en appétit par ses gains passés, il aspire à s’assagir. Il trouve un moyen de sortir de sa condition à Hollywood, dans un monde prêt à s’encanailler, et même à se vendre. Une allégorie simple et crédible sur l’industrie du cinéma comme machine à recycler les histoires et l’argent sale (HarperCollins Poche, 8,30€).
« La cité en ruines » raconte le stade ultime de l’embourgeoisement de Danny Ryan, en quête de pouvoir et d’argent comme gage de sécurité. Sa découverte des techniques de management et de fidélisation dans la jungle hôtelière de Las Vegas n’est pas le moment le plus passionnant de la saga, car les protagonistes sont plus lisses que dans les arrière-salles de bar de Providence. Heureusement, l’auteur fait partir sa génération de gangsters sur un ultime coup d’éclat (HarperCollins, 380 pages, 22,90€).

Tous les Regards noirs sont là.

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