Avec son nouvel opus “Ecrire sa vie”, Marianne Chaillan interroge les récits de nos déterminismes. Comme à chacun de ses livres, Marianne Chaillan use de la pop culture pour faire passer des concepts philosophiques. C’est toujours réjouissant. Rencontre.
Tous les livres de Marianne Chaillan sont utiles et précieux. “Ecrire sa vie” paru aux Editions de l’Observatoire ne déroge pas à la règle, au contraire. Nous l’avions déjà rencontrée à propos de son livre sur la passion, ici. Et nous avions parlé de son livre sur le bonheur, là.
Vous interrogez le concept de “devenir l’auteur de sa vie” ou celui de Keating que vous avez fait vôtre de « quelle sera ta rime ? ».
Marianne Chaillan : Le célèbre professeur Keating, dans le Cercle des Poètes disparus, conduit ses élèves devant une vitrine où sont exposées les photos de classe des générations précédentes et leur lit le sonnet de Ronsard : « Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain : / Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie ». Il invite alors ses élèves à observer leurs prédécesseurs sur les photos vieillies. Désormais, ils passent leur temps à fertiliser les jonquilles ! Ils sont morts. Auront-ils attendu qu’il soit trop tard pour accomplir ce dont ils étaient capables ? Les observer transmet une leçon de sagesse : « Carpe diem ». Saisissez votre chance et donnez à vos vies un sens extraordinaire s’écrit Keating qui reprenant le poème de Whitman, cette fois, parlera de la vie comme d’un prodigieux spectacle auquel nous pouvons apporter notre rime. Et il interpellera ses étudiants : « Quelle sera votre rime ? » Largement inspirée par ce Pr Keating et par Jankélévitch qui lançait à ses étudiants : « Ne manquez pas votre unique matinée de printemps », j’ai accueilli mes élèves de terminale en leur projetant une vieille photo de classe de mon père, en noir et blanc. Elle date des années soixante.
J’ai demandé à mes élèves, surpris de cette entrée en matière, de regarder ces jeunes écoliers, si semblables à eux. Où sont-ils maintenant ? Que sont-ils devenus ? Ces jeunes écoliers ont-ils accompli dans leur vie ce qu’ils en avaient espéré ? Qu’est-il advenu de leurs rêves ? Puis, je me suis tournée vers mes élèves en leur lançant : « C’est à vous, maintenant. Ne manquez pas votre unique matinée de printemps. »
À quel moment, selon vous, cette injonction devient-elle une forme de servitude moderne plutôt qu’une promesse de liberté ?
Marianne Chaillan : Saisissez votre chance ! Ne vous contentez pas de vivre, existez ! Ces invitations sont, certes, enthousiasmantes. Et j’ai bien vu que ce premier cours faisait son effet sur mes élèves. Mais tandis que je les regardais accueillir mes propos, je me demandais si je ne les/me dupais pas sur leur possibilité d’écrire leur vie. De notre existence, si rapide à s’écouler, que nous appartient-il réellement d’écrire ? Que choisissons-nous ? L’endroit et l’époque où l’on naît, notre famille et son histoire, tous ces faisceaux de déterminismes ne dessinent-ils pas, pour nous et par avance, les lignes de notre histoire ? Peut-on réussir, et comment, à écrire sa propre vie ? Les injonctions à « devenir soi » et « l’auteur de sa vie » ne sont-elles pas illusoires et mensongères ?
Comment être libre quand tant de déterminismes façonnent notre histoire ? Conditions économiques, déterminismes sociaux, culturels, sociétaux, psychiques, et maintenant déterminismes numériques : comment donc espérer écrire sa vie ?
Dans votre livre, vous écrivez : “Nos vies sont tissées de déterminismes invisibles.” Pensez-vous que l’on peut vraiment percevoir ces déterminismes à temps pour en atténuer l’effet, ou sont-ils intrinsèquement insaisissables ? Par moments, à vous lire, on a l’impression que le déterminisme bourdieusien pèse sur nous comme une chape de plomb et, en soulignant qu’il nous convient de l’accepter pour être libre, on a le sentiment qu’il n’est pas possible de lutter contre. Est-ce bien cela que vous voulez dire ? Qu’il ne sert à rien de perdre de l’énergie à lutter contre ?
Marianne Chaillan : La prise en compte de ces déterminismes nous conduit à modifier le concept de liberté comme celui de sujet. Ce dernier n’est plus, comme nous l’enseigne la grammaire, « celui qui fait l’action » au sens où il en serait le décideur. Être libre ne peut hélas aucunement signifier la capacité à inaugurer quelque chose, ni choisir de manière indéterminée ni rompre avec ses attaches, sa famille, ses déterminismes divers, considérées comme des aliénations. Il s’agit de les comprendre et de dégager au creux de cet « appartenir un à-part-tenir » (formule de Delphine Horvilleur) dans lequel se trouve notre propre mode d’être. Devenir soi, c’est devenir actif, par la force de l’intellect, au sein d’un déterminisme dont nous ne nous pourrons jamais nous extraire.
Concrètement, ça veut dire quoi pour les enfants sur la photo de classe que j’ai présentée à mes élèves ? Cela signifie que, devenus adultes, ils doivent regarder leur vie passée sans honte ni orgueil. Leurs passions tristes, qui s’expriment au conditionnel passé, sont des contre-sens philosophiques. « J’aurais pu », « j’aurais dû » : ces pensées ignorent la nécessité et posent une contingence imaginaire. Toute vie est le fruit d’une complexion de facteurs, d’une logique combinatoire nourrie, entre autres choses, de notre enfance, de notre histoire familiale, de notre milieu social, de notre place dans la fratrie, comme de nos rencontres amicales, amoureuses, intellectuelles.
Cela signifie donc qu’en cette unique matinée de printemps qui est la leur, au moment où la photo est prise, ces jeunes élèves ne doivent pas se faire d’illusions : leur pouvoir n’est pas de décider de façon indéterminée ou d’inaugurer absolument quoi que ce soit. Leur avenir n’est certes pas écrit à la manière d’un destin mais lorsqu’il s’écrira, ce sera en fonction d’une nécessité qui les traverse et dans laquelle ils sont et seront emportés. Leur seule ambition doit consister, justement, à se défaire d’un orgueil malvenu et à œuvrer pour comprendre les mécanismes de ce qui leur arrive comme de ce qu’ils sont pour augmenter leur part d’activité sur fond d’une indépassable servitude.
Le « concept de volonté est une fiction », écrivez-vous, que faut-il comprendre de cela ? Vous n’hésitez pas non plus à détricoter la notion de « libre-arbitre », pourquoi ? Tout le livre interroge la notion de servitude et de liberté. En quelques mots quelles sont leurs imbrications ?
Marianne Chaillan : Même si c’est une goutte des plus amères qu’il nous faut avaler, Spinoza nous montre que le libre-arbitre de la volonté n’existe pas. Évidemment, c’est une pensée douloureuse. Il y a de quoi être déçu. Peut-être est-ce le sens de cette âpre conclusion de Beauvoir au terme de son autobiographie La force des choses : « Je mesure avec stupeur à quel point j’ai été flouée ».
Mais le même Spinoza qui détruit le concept de libre-arbitre ouvre paradoxalement un chemin vers la liberté, comprise autrement ! Il faut donc traverser cette possible déception pour mieux obtenir la liberté ! Non, nous ne jouissons pas d’une faculté inconditionnée de choix et de détermination. Non, je ne suis pas libre en ce sens que j’aurais décidé de faire ceci plutôt que cela. Être libre, ce n’est pas cela du tout, nous explique Spinoza. En revanche, si on se libère du concept spécieux de libre-arbitre qui nous laisse croire que nous pourrions par la seule force de notre volonté initier une action dans un monde où règnerait la contingence, alors nous pouvons atteindre une véritable liberté. Car c’est de nous croire libres, au sens illusoire de libre-arbitre, qui nous aliène au plus haut degré ! Pour se libérer, il nous faut comprendre toutes choses, y compris nous-mêmes sous l’aspect de la nécessité. Alors, nous agirons plus que nous serons agis.
Le livre interroge les injonctions au développement personnel. Pourquoi la philosophie n’est-elle pas un développement personnel ?
Marianne Chaillan : Un retour à la philosophie me paraît d’autant plus important alors que le développement personnel connaît un immense succès. Car, il me semble que le développement personnel porte le projet illusoire de vouloir débarrasser l’homme de certains affects (souffrance, douleur, etc.), ce qui est mensonger et témoigne d’une méconnaissance de l’essence de la vie. A ce titre, le développement personnel prospère sur notre souffrance et nous vend du rêve. De fait, si un livre promet le bonheur, la cessation des souffrances, comme c’est merveilleux ! On veut tous se le procurer ! Mais, hélas, c’est illusoire. Le développement personnel ne peut pas marcher (dans sa fonction thérapeutique) même s’il marche, et même très bien, en termes de ventes – pour la seule raison qu’on a envie d’y croire ! Et puis, il y a un déni de la subjectivité, dans le développement personnel, comme si les mêmes recettes pouvaient fonctionner pour tout le monde.
Le chemin que propose la philosophie est plus étroit, plus exigeant mais plus réel. Elle ne ferme pas les yeux sur l’indépassable souffrance que promet le réel. Elle ne nous leurre pas sur le pouvoir de notre volonté. Loin de nous dire que nous sommes maîtres de tout et de notre vie, loin de nous entretenir dans le mythe d’un moi tout puissant, elle nous prépare au contraire à ne pas être décideur, elle nous annonce la perte et la douleur inévitables.
En somme, le développement personnel me paraît être un produit marketing qui répond à une quête existentielle légitime, partagée par tous et toutes. Et sans doute sa prospérité est rendue possible par le caractère trop abscons des écrits philosophiques. Paradoxalement, le succès du DP montre plus que jamais le besoin de philosophie.
Faire de la philosophie, c’est apprendre à penser par soi-même (par opposition à la position de sujétion dans laquelle nous place le DP qui nous livre des injonctions). C’est remettre toujours sa pensée sur le tapis, à ce titre aimer la contradiction, avec pour prémisse l’humilité de reconnaître qu’on n’est pas détenteur de la connaissance. C’est ne pas se leurrer sur l’horizon. J’aime aussi l’idée qu’on trouve chez Spinoza selon laquelle on ne peut connaître la nature des choses sans en être profondément modifié La philosophie devient alors théorico-pratique. Philosopher aide à vivre.
Bonheur, amour, liberté. Trois sujets pour vos trois derniers livres. Trois sujets dont vous semblez dire qu’ils sont la source de beaucoup d’illusions et peut-être de fiction. Pourtant à la fin du livre vous insistez sur l’identité narrative qui est cette idée de ce que nous nous racontons sur nous-mêmes. Au fond, tout est fiction, non ?
Marianne Chaillan : Vous avez raison : je m’attaque à trois concepts, bonheur, désir amoureux et liberté pour dénoncer le caractère illusoire de leur compréhension commune. Ce n’est pas tant leur caractère illusoire qui me gêne que leur dimension pathogène. Si une illusion aide à vivre, pourquoi pas ! Si une fiction rend la vie meilleure, pourquoi y trouver à redire ? Mais justement je crois qu’on n’est pas heureux à cause du concept que l’on se fait du bonheur ; on est blessé par l’amour au nom de l’idée que l’on se fait du désir amoureux ; on est aliéné et soumis aux passions tristes à cause de la représentation que l’on a de la liberté.
Il n’y a dès lors pas de contradiction à reconnaître à la fin de mon dernier essai, avec Paul Ricoeur, et Annie Ernaux, que le moi est une œuvre de fiction, le produit du récit que l’on se fait sur sa vie. Bien sûr, tout le monde n’écrit pas des romans de papier comme Annie Ernaux mais nous sommes bel et bien tous d’une certaine manière les auteurs de notre propre vie. Évidemment plus du tout au sens promis par les ouvrages de développement personnel – rien ne nous donnera la puissance de décider ou d’inaugurer quoi que ce soit de notre vie – mais au sens où, comme l’écrit Gabriel Garcia Marquez : « la vie n’est pas ce que l’on a vécu mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient ». C’est parce qu’on (se) la raconte que notre vie à la fois prend la forme d’une unité et à la fois devient notre : dans la façon de tisser les fils se joue notre liberté. Vivre, être libre, devenir soi : trois formules pour désigner l’interprétation permanente du matériau de notre vie. En ouverture de son ouvrage Les Années, Annie Ernaux cite José Ortega y Gasset : « Nous n’avons que notre histoire et elle n’est pas à nous ». Écrire sa vie, ce serait s’approprier ce matériau sous le prisme du récit, faire surgir depuis la multiplicité erratique des fils de notre vie, un sujet en mesure de les tenir ensemble et de dire : « c’est ma vie », ou – c’est le même geste – de poser son nom sur la couverture d’un roman autobiographique.
Dans la fin du livre vous évoquez la « Janine » de Camus. Que pourrait penser Marianne/Janine de son parcours aujourd’hui ? Vous y répondez un peu dans le livre, mais pourriez-vous en dire un peu plus ?
Marianne Chaillan : En classe de seconde, j’avais été bouleversée par la découverte d’une nouvelle de Camus, La femme adultère. Son héroïne, Janine, par faiblesse et lâcheté, choisit le confort des renoncements au péril d’exister. Riche de possibles et de désirs dans sa jeunesse, elle s’en dépouille pour se ranger dans une vie à l’abri du besoin. Mais du besoin le plus essentiel, comment se mettre à l’abri, interroge Camus ? Et voilà que Janine, devenue âgée, se retourne sur sa vie, déçue et étonnée : ainsi, ça n’aura donc été que cela, « sa » vie, se demande-t-elle ? Jamais, elle n’a eu le courage d’exister et s’est emmurée vivante dans un quotidien semblable à un tombeau. Il n’est plus temps désormais. Janine a laissé filer son unique matinée de printemps.
La jeune fille de seize ans que j’étais fut terrifiée par cette lecture. Je redoutais de connaître pareil échec. Dès lors, je n’eus qu’une ambition : tout mettre en œuvre pour ne pas devenir, à mon tour, cette femme qui, lorsqu’elle se retournerait sur sa vie, se sentirait flouée et vaincue. Vivre, donc ! À la folie, passionnément, périlleusement peut-être, mais vivre. Quand pour moi sonnerait l’heure blême, je me souhaitais, loin de la Janine de Camus, de ressembler au Sinatra de My Way, cet homme à l’existence pleine, qui a parcouru toutes les routes, et qui plus est : à sa manière.
Quelques mois avant de me lancer dans la rédaction d’Ecrire sa vie, je tombe sur mon cahier d’anglais en classe de sixième. À l’intérieur, une vieille copie, rédigée d’une écriture d’enfant. Le sujet était : « Comment imaginez-vous votre vie en 2020 ? » La jeune collégienne avait répondu en 1992 : « Je serai peut-être mariée. Peut-être aurai-je une famille. Mais j’espère surtout que j’aurai écrit des livres. » Alors, je me dis que le bilan est plutôt positif ! En observant le chemin parcouru depuis mes années d’école jusqu’à aujourd’hui, je regarde ma vie, dans ses creux et ses pleins, former une unité à laquelle je consens. Bien sûr existent des manques, de l’incomplétude. Comment pourrait-il en être autrement ? Le bonheur n’est pas dans une plénitude qui exclurait toute souffrance, mais dans l’assentiment que l’on donne à son existence, telle qu’elle est.
Mon père, ce tout jeune écolier sur la photo de classe vieillie nous a souvent répété de graver, le moment venu, sur sa pierre tombale la phrase suivante : « Il a fait ce qu’il a pu ». J’avais toujours trouvé cette formule un peu lâche. Je comprends aujourd’hui sa sagesse. Je dirais donc aussi en regardant ma vie que j’ai fait ce que j’ai pu. J’ai essayé de déplier et d’augmenter ma puissance, autant que je pouvais.
Vous êtes une grande représentante de la pop philosophie. Comment avez-vous intégré ce genre à la réflexion sur l’écriture de soi dans ce livre ?
Marianne Chaillan : La dimension essentielle et profonde de la philosophie ne doit pas la conduire à vouloir le paraître, notamment à travers un lexique obscur réservé à de seuls initiés ou une gravité de composition qui serait un gage de respectabilité. Le plaisir n’est pas l’ennemi de la philosophie ! On peut même opposer à l’esprit de sérieux un gai savoir ! Pourquoi la philosophie devrait-elle être austère ?
On peut philosopher dans la joie. De même, la culture dite populaire nous fournit souvent une profonde sagesse ainsi qu’une voie d’accès plus aisée à la compréhension des concepts. Ainsi, on croise dans mon dernier essai des séries, des films mais aussi Céline Dion et JJ Goldman ! J’avais intitulé l’un de mes essais In Pop We Trust : je souscris toujours à cette devise !
Existe-t-il une figure de la pop culture qui « écrit sa vie » de la façon dont vous conseillez de le faire dans ce livre ?
Marianne Chaillan : Je dirais spontanément Bridget Jones qui unifie par son récit dans son cahier les routes chaotiques de sa vie. Et son humour face à ce qui lui arrive, ce qu’elle rate, ses erreurs, me paraît comme une forme de sagesse qui reconnaît la force des déterminismes qui l’emportent.
Si vous deviez inviter un personnage fictif, de la littérature ou de la pop culture, à écrire un chapitre de votre livre à votre place, qui choisiriez-vous et pourquoi ?
Marianne Chaillan : Dumbledore, car dans les Contes de Beedle le barde, publié par J.K. Rowling, après la fin de la saga Harry Potter, il témoigne, dans ses analyses des contes, d’une profondeur philosophique extraordinaire.