Son roman “J’ai péché, péché dans le plaisir” est une réussite totale. Nous avons rencontré Abnousse Shalmani. Discussion passionnante et franche. Au menu : littérature, féminisme, érotisme, combat et humour. Un régal !
Photos : Patrice NORMAND
Abnousse Shalmani est une intellectuelle. De celles qui montent au filet. Pour défendre l’universalisme, la laïcité, la liberté et l’émancipation des hommes et des femmes. Abnousse Shalmani est une féministe. De celles qui construisent une liberté, la leur, en imaginant un monde où les Hommes et les Femmes parlent en égalité. Simplement. Abnousse Shalmani est une femme à la voix qui porte et qui emporte.
Abnousse Shalmani est aussi et peut-être surtout une amoureuse de la langue et de la littérature française. Elle est une grande romancière, dont le roman “J’ai péché, péché dans le plaisir” (dont Ernest a fait l’un de ses coups de cœur ici) qui raconte à la fois Forough Farrokhazad, Marie de Régnier et Pierre Louÿs, constitue surtout une ode à la liberté et à la beauté. Lors d’un déjeuner italien, nous avons discuté avec Abnousse Shalmani, romancière, intellectuelle, femme et aussi sœur d’armes, rencontrée d’ailleurs sur un festival du livre citoyen. La discussion fut franche, puissante, et pleine d’entrain. Comme toujours avec Abnousse. Au menu : littérature, féminisme, érotisme, combat et humour.
Quel est le déclencheur de ce roman ?
Abnousse Shalmani : Nous étions durant le confinement, je m’ennuyais et ne parvenais pas à écrire le roman sur lequel je travaillais alors. En scrollant sur Facebook, je tombe par hasard sur une interview de Forough Farrokhazad de 1955 dans laquelle elle déclare sa passion pour le « Chant de Bilitis de Pierre Louys…
Un recueil de poèmes que tu adores ?
Abnousse Shalmani : Oui. Je le connais par cœur. Je suis amoureuse de Pierre Louÿs depuis l’âge de 13 ans. Cet entretien me rend nerveuse et je me demande comment Forough peut à ce point vénérer Louÿs. Je cherche la connexion car pour moi Forough Farrokhazad c’est la « maison est noire », film extraordinaire que j’aime beaucoup. Que Forough et Louÿs soient liés me laisse perplexe. J’ai besoin de comprendre. Par plusieurs circonvolutions, je comprends que Forough était très francophile. Une évidence s’impose alors à moi : raconter l’histoire de Forough et celle de son lien littéraire et personnel avec Pierre Louÿs et Marie de Régnier son amoureuse, plusieurs années après leur mort. Mon « enquête » et donc mon roman ont commencé là.
Comment as-tu travaillé sur le personnage de Forough dont on sait assez peu de choses aujourd’hui ?
Abnousse Shalmani : Je me suis basée sur tout ce qui était traduit, c’est-à-dire assez peu de textes, et mon parti pris a été de me plonger complètement dans ses textes et dans sa poésie. Dans ses correspondances, notamment avec son père. Pour cerner et comprendre le personnage. Pour comprendre ce qui la mouvait et la motivait pour lutter contre les oppressions de toutes sortes.
La structure du roman est très habile. Elle s’appuie sur un jeu de miroir entre la vie de Forough, sa découverte de Louÿs et Marie de Régnier et une plongée virevoltante dans la vie des deux artistes français… Cela s’est-il imposé rapidement ?
Abnousse Shalmani : Le parallèle entre les deux femmes, leurs trajectoires et leurs recherches de liberté fut comme une évidence, oui. Il me fallait opérer la mise en miroir pour comprendre, aussi, peut-être comment mon propre intérêt pour la vie de Marie de Régnier et aussi pour celle de Forough depuis la lecture de cet entretien où elle citait Louÿs.
Plus compliqué, en revanche, fut de trouver le lien narratif entre les époques et les personnalités qui, si elles se ressemblent, dialoguent et se répondent, affichent des différences importantes. Le premier jet du livre était une vraie catastrophe. Le lien entre Marie et Forough n’existait pas.
“Je suis amoureuse de Pierre Louÿs depuis mes 13 ans !”
Et c’est alors que tu as l’idée de la Tortue, ce personnage qui initie Forough à De Régnier ?
Abnousse Shalmani : C’est la trouvaille narrative, oui. La Tortue me permettait de donner une cohérence globale à l’ensemble du livre et surtout de faire voyager le lecteur entre l’Iran, et la France de la Belle époque.
On sent que la Tortue est en quelques sortes la voix de l’autrice, mais en même temps tu sembles très présente, aussi, dans ce que tu racontes de Forough ou de Marie, voire même de Louÿs… Les personnages comme égos expérimentaux de l’auteur comme disait Kundera ?
Abnousse Shalmani : Cette formule de Kundera est parfaite. Elle dit ce que représente le travail de l’auteur. Son envie de distiller des messages, et en même temps des choses qui entrent dans le livre sans que l’on s’y attende réellement
Par exemple ?
Abnousse Shalmani : Le fait de m’apercevoir, une fois le roman terminé, que La Tortue occupait, en fait, le rôle de Shéhérazade. Cela ne m’est pas venu une seule fois à l’esprit durant l’écriture. Pourtant, La Tortue raconte l’histoire d’amour entre De Régnier et Louÿs à Forough pour la retenir et uniquement pour la retenir. Il crée un suspense et apprend à raconter par amour. Ma façon de déclarer ma flamme à la littérature, peut-être…
Je voudrais revenir sur ton « histoire d’amour » avec Pierre Louÿs, mais aussi comprendre pourquoi Marie de Régnier semble être ton « inaccessible étoile » ?
Abnousse Shalmani : Marie de Régnier est la femme la plus accomplie, la plus spectaculaire, la plus sensuelle, la plus culottée et donc la plus libre que je n’ai jamais « rencontrée ». La seule qui lui arrive à la cheville est un personnage imaginaire puisque c’est la Juliette de Sade. Marie De Régnier, lorsqu’elle veut, elle prend. Pas une seconde elle ne se pose la question de savoir si elle a le droit ou si cela est permis. La seule fois où elle déroge à cette règle intervient quand elle accepte de détruire un roman pour garder sa vie. Marie de Régnier voulait être heureuse.
“Il fallait que ce livre pue la chair”
Comment as-tu découvert Marie de Régnier ?
Abnousse Shalmani : Ma découverte de cette femme illustre l’adage selon lequel la « culture appelle la culture ». En plus d’être un fondu de littérature, mon père adore aussi le cinéma qu’il connaît très bien. Le vendredi soir, il avait la coutume de nous faire voir un film en famille. C’était le dernier jour de ma quatrième. Il décide de nous montrer « Les Yeux noirs » de Mikhalkov avec Marcello Mastroianni sublime.
Le lendemain, comme tous les débuts d’été, il nous emmène chez Gibert Jeune, il nous donne un panier et nous donne le droit de le remplir de livres de poche. Je prends Steinbeck et Fitzgerald, et aussi Hemingway. Avant de partir je tombe sur les yeux noirs de Paris des sœurs Hérédia. Cela résonne avec le film vu la veille. Je l’embarque. Je le lis d’une traite en une nuit et le lendemain, au petit déjeuner, je lance à mon père : « je suis amoureuse de Pierre Louÿs » ! Voilà comment tout cela a débuté.
Dans le roman, il y a aussi un jeu de différences entre Forough et Marie… Quelles sont-elles ?
Abnousse Shalmani : Elles recherchent toutes les deux le bonheur. L’une – Forough – reste malgré tout entravée, l’autre – Marie – s’affranchit de suite de tout ce qui peut la freiner. Dès 9 ans, elle commence à publier ses poèmes… A contrario quand je me plonge dans la vie de Forough, je suis contrainte d’inventer un homme pour la soutenir. Son mari est exécrable, elle court après son père pour lui demander de l’aimer, son fils n’est pas mieux. Ses amants restent plus terrifiants les uns que les autres. Elle cultive l’obsession que Marie n’a jamais eu c’est celle d’être quelqu’un. Comment cette femme qui a arrêté l’école à 14 ans peut-elle nourrir cette envie, et ce leitmotiv qui lui permet de se surpasser ? Cette question, aussi, est passionnante pour créer de la fiction. Elle écrit son premier roman à 20 ans, en poésie, en étant déjà mère. Elle recherche le bonheur, tout en ne perdant jamais de vue sa priorité : devenir quelqu’un grâce à la poésie. Elle est vouée à la diablesse poésie. Marie de Régnier, elle, voulait le bonheur quotidien et elle considère l’écriture comme un travail.
Marie, Forough, résonnent en toi. Mais pourquoi Pierre Louÿs ?
Abnousse Shalmani : Il a été présent tout au long de mon existence. Je crois même qu’il m’a guérie. De mon enfance. De l’Iran. De mon voile.
Pourquoi ? Qu’entends-tu pas là ?
Abnousse Shalmani : J’ai commencé à le lire par ses livres « accessibles » comme Aphrodite. J’ai adoré cette histoire d’idéalisation de l’amour, de femme absolue. De cette femme qui, à l’horizontale, une fois descendue de son Olympe, perd sa dimension d’absolu. Très vite, « Psyché » m’a plongé dans la réalité du personnage. Surtout, la rencontre avec ses poésies érotiques et pornographiques demeure un choc sensoriel pour moi. Face à ces scènes très pornographiques où apparaissent les mots de « godemiché », de « sodomie » et autres, j’éclate de rire. C’est la première fois dans ma vie que je ris de bon cœur face à une chose qui concerne le sexe.
Cela dédramatise tout et résonnait avec la révolution islamique qui occulte la chair tout en la rendant présente partout. Pour moi, le rire survenu à la lecture de Louÿs a dédramatisé pour toujours les choses de l’érotisme et du sexe et m’a ainsi rendue plus apte à affronter les préceptes de la révolution islamique. Outre le bienfait littéraire c’est l’ouverture du possible par le rire. Ce que dit ce rire c’est que le sexe n’est pas voué aux larmes, à la perte de soi ou à la mauvaise réputation. Cela libère.
C’est cela que tu voulais raconter dans le livre ?
Abnousse Shalmani : Oui. Je souhaitais donner une vie sexuelle à Forough, malgré l’Iran, malgré le contexte de son existence. Je voulais qu’on la lise jouir. C’est mon cadeau pour elle, car dans toutes les descriptions que l’on a d’elle, il est question de souffrance. Mais pour écrire des choses aussi belles elle a baisé. Il fallait que ce livre pue la chair.
Il n’y a eu aucun doute là-dessus ?
Abnousse Shalmani : Non. Comment écrire ces femmes là sans raconter cette part immense de leur liberté ? Leur liberté passait aussi de ce qu’elles décidaient de faire de leur corps. Ce qu’écrit d’ailleurs Sade dans « La philosophie du boudoir ». « Ton corps est à toi et à toi seule. Il n’y a que toi qui a le droit d’en jouir et d’en faire jouir qui bon te semble ». Cela résume tout. Point barre. C’est cela la liberté.
Ce que tu racontes dans ce livre résonne avec l’époque. Les Français qui font de moins en moins l’amour selon l’IFOP mais aussi avec cette hype de « l’asexualité »… Etait-ce ton projet secret que de faire résonner la liberté passée avec une époque corsetée ?
Abnousse Shalmani : Intéressante question tant je découvre à l’occasion de la sortie de ce livre que je suis cataloguée comme une « féministe pro-sexe ». Je ne savais pas que l’on pouvait être « féministe no-sexe » ou « asexuelle ». Bref…
Je n’avais pas de projet secret. Quand on écrit on est concentré sur ce que l’on a envie de raconter. On transmet ce que l’on est dit l’adage d’où les résonnances avec notre époque, peut-être. Toutefois, maintenant que ces résonances sont là, je souhaite ardemment que des jeunes hommes et des jeunes femmes s’emparent du livre et le lisent.
“A propos de la sexualité et des femmes, nous vivons un retour du discours bourgeois du 19e siècle”
Pourquoi ?
Abnousse Shalmani : Car le discours actuel sur le sexe équivaut au discours bourgeois du 19e siècle. J’ai beaucoup étudié l’histoire du féminisme, des femmes et de leur rapport au corps. Ma thèse à Jussieu au début des années 2000 s’intitulait « Les femmes le sexe et l’amour dans les cinémas français et italien de 1945 à 1958 ».
Dans cet apprentissage, je me suis documentée, notamment sur le 19è siècle. Ce siècle bourgeois qui n’a eu de cesse de couper le lien des femmes avec leurs corps. Par exemple, en retirant les miroirs dans les salles de bains des femmes. A cette époque là, dans les journaux intimes, et dans leurs correspondances les pères recommandaient aux fils de ne pas amener leurs femmes à l’orgasme car elles pourraient avoir envie de se libérer. Dans les « étoiles du sud » de Julien Green, l’un des personnages lancent à un autre « Ta femme est trop épanouie, il faut que tu arrêtes de la faire jouir. »
Tout cela pour dire que tout au long du 19e l’idée selon laquelle une femme qui jouit devient incontrôlable fait figure de pierre angulaire de la pensée bourgeoise.
Aujourd’hui, nous sommes en train de reprendre un discours misogyne et bourgeois. Cela me fait penser à l’un de mes livres « cultes » : « Thérèse Philosophe. » Thérèse est une jeune fille, qui perd son père et dont la mère est malade. Elle se réfugie en Dieu. On l’envoie au Couvent. Elle est dans Dieu et elle souffre. Sa mère lui présente une amie. Thérèse a en fait besoin de sexe. En même temps qu’elle parle de philosophie avec son amie et l’évêque. Elle se met à s’éveiller au sexe. La tête et le corps s’échauffent. Elle écoute aux portes. Elle entend les conversations, mais aussi les ébats. Elle va de mieux en mieux. Ce livre est une initiation intellectuelle et charnelle. Elle tombe finalement amoureuse d’un homme et lui livre qu’elle ne veut pas d’enfants. Il accepte. Tant et si bien que « Thérèse » est la première concubine sans enfants de la littérature.
Ce type de livre a été mis de côté au 19e siècle où l’on a voulu reprendre la main sur le corps et l’esprit des femmes. Tout ce détour historique pour revenir à aujourd’hui. Lorsque j’entends tout le discours néo-féministe qui transforme le domaine sexuel en un domaine exclusivement masculin où la femme ne peut être envisagée uniquement comme une « dominée » face à des « mâles dominants », il y a des réminiscences du 19e siècle. Le néo-féminisme redonne le terrain sexuel aux hommes en partant du principe qu’une femme ne vit sa sexualité que d’une façon malheureuse.
Crois-tu que ce soit aussi à travers la littérature et de la culture en général que l’on peut faire changer ces mentalités ?
Abnousse Shalmani : Oui. Je résume la chose ainsi, sans « Thérèse Philosophe », il n’y aurait pas eu de révolution française. C’est d’ailleurs dans le même ordre d’idée que je pense que la révolution iranienne est faite et que les Mollahs ont perdu. Les mentalités ont changé. En réalité, la révolution française démarre à Pâques 1739 lorsque Louis XV refuse de communier et préfère de s’envoyer en l’air. La littérature libertine qui existait déjà n’y est certainement pas pour rien.
“La caricature, ce n’est pas seulement la liberté d’expression, c’est un esprit français”
A cette époque, les livres libertins s’amusent avec des caricatures. Ils tournent en dérision les hommes de pouvoir, et mettent en scène une liberté d’esprit autant qu’une liberté charnelle. Je rappelle souvent que la caricature ce n’est pas seulement la liberté d’expression, c’est un « esprit français ». Il ne faut jamais l’oublier. Cela est inscrit dans notre ADN. Les libertins sont des gens qui ne croient pas en dieu et qui se moquent de tout cela. Ils le font passer dans les livres et dans la chair. La révolution des mentalités est là. Il devenait petit à petit possible de ne pas suivre les enseignements de l’Église pour leur préférer sa singularité, sa liberté, son moi.
Mon parcours de métèque démontre la puissance de la culture. Sans mes « gammes françaises » autour de la culture, de la littérature, et de la littérature libertine qui a toujours constituée un objet de fascination pour moi, je ne serai pas la même personne.
La fameuse question de la liberté gagnée…
Abnousse Shalmani : Exactement. Cette liberté que l’on conquiert et qui de fait n’est pas seulement un cadeau. La liberté est une exigence. Il est plus facile de croire et de savoir comment s’habiller, manger ou même faire l’amour, que de créer en liberté sa propre voie. C’est aussi cela que je raconte dans le bouquin. Ces deux femmes qui ont pris la main sur leur destin, et ont attrapé leurs vies.
L’une des choses qui me crispent le cœur ces dernières années s’incarne dans ce discours qui tend à faire croire que le féminisme existe depuis six ans (date de #MeToo) et qu’avant il ne s’était rien passé. Cette réécriture de l’Histoire et du réelle me paraît folle. Cela d’autant plus lorsque l’on y adjoint l’idée selon laquelle seul l’affrontement entre les Hommes et les Femmes peut conduire au salut. Je crois moi que le féminisme immanent n’existe pas et qu’il n’y a que des preuves de féminisme.
Qu’apporte la fiction ?
Abnousse Shalmani : Ce que j’aime, moi, c’est que la fiction ne s’écrit pas pour des convaincus. La fiction touche potentiellement tout le monde. Un roman peut te pénétrer malgré toi. Un bon roman est celui qui te retourne, t’interpelle, te met mal à l’aise. Tout ce que raconte aussi le rapport que l’on entretien avec la fiction s’incarne dans la façon dont chacun accepte sa créativité et aussi sa libido. Dans le parcours de Forough, comme dans celui de Marie ou de Pierre, il y a cette dimension.
Pourquoi ces deux femmes apparaissent-elles aussi extraordinaires aujourd’hui ?
Abnousse Shalmani : Elles sont plus modernes à nos yeux d’aujourd’hui, qu’elles ne l’étaient à leur époque. Cela dit beaucoup d’où nous en sommes !
Tous les “Coup de Foudre” d’Ernest sont là.