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“Ma nudité offerte et, écoutez bien, inaccessible”

Christian Gafenesch OQvOcxLpaTM Unsplash(1)

Un recueil de nouvelles érotiques signé Belinda Cannone, on dit oui. Des écrits intenses, plein de sensualité et d’interrogation sur ce que produit en chacun de nous le désir. Exquis et sexy.

Par Thibaut Ulysse Compte

Le titre du recueil de Belinda Cannone (que nous avions longuement interrogée ici) donne le nom à la première nouvelle qui joue d’emblée sur un jeu de regards entre la narratrice et l’homme, séparés par leurs fenêtres respectives: “j’irai m’installer sur la chaise, vous savez, celle qui est moelleuse, tandis qu’acceptant le délai vous m’observerez, curieux.” Le désir, dans la narration, passe par l’attente, afin de ne pas brûler les étapes mais de laisser le désir brûler. Plus profondément, le désir brûle les étapes ou les dépasse tout en offrant du délai: “plus tard, vos doigts curieux et vos lèvres gourmandes, plus tard peut-être, sûrement, pourrez-vous vous aboucher à ma bouche d’ombre, plus tard votre sexe fouisseur, là – mais patience, je brûle les étapes, […].”

Il y aurait donc deux potentialité du désir : la précipitation et l’attente, le don et l’emprise, le rapprochement et l’éloignement. Il en est de même du rapport corporel que tend à offrir celle qui énonce son désir : « là, ma nudité offerte et, écoutez bien, inaccessible ». Là où il s’agissait d’observer curieusement, la parole entraîne l’écoute sur les deux versants d’une nudité libre et souveraine : celle qui s’offre tout en étant celle qui se retire. C’est aussi l’intériorité qui donne et se refuse, en manifestant un désir en vis-à-vis, c’est-à-dire qui s’étire dans l’entre-deux (dans l’entre-eux).

VisavisLà où il n’y aurait que la séparation du vis-à-vis, la séparation des corps et des esprits, il semble que le désir affectionne plutôt une pensée de la séparation qui créerait de l’entre: un entre où du commun pourrait être possible. Ce commun, en s’offrant, n’aurait pourtant aucune réalité d’accessibilité (la nudité reste inaccessible comme l’intériorité) et rendrait, dans le temps étiré du délai, une manifestation d’une expérience partagée. Alors que le récit avance, la parole brûle encore les étapes. Si la narratrice ne peut pas déterminer “lequel de nous deux gémira le premier sous la violence de la soif et du délai”; la narration, elle, s’ouvre poétiquement en laissant le désir la dépasser : “quand vous me ferez chanter, égoïste autant que généreux, je sais que de mon chant vous tirerez ravissement. Mais je brûle encore les étapes ? Tant pis. Qu’à travers mes mots flambent les désirs et nous consume l’intensité de vivre et d’aimer.” 

Entre attente et précipitation

Le texte, construit sur l’attente des amants, nous place également, nous lecteurs, dans le délai : l’arrivée du moment de l’étreinte dans les mots qui l’énonceront, s’avance, se découvre et se retire, nous laissant plongés dans un désir désirant l’infini s’étirant. De nombreuses formules nous le montrent et nous proposent d’en expérimenter la liesse (1): “Et je n’ai encore rient dit de l’étreinte, convenez-en, […] or j’y viendrai, pas de risque que je l’esquive.”

Bien que tout ait l’air excessivement réel, à la manière de la chaise sur laquelle la narratrice se dénude et offre son nu intérieur: “cette chaise moelleuse, scandaleuse, chaise comme un socle” ; le fantasme passe par le discours, par un texte qui est adressé et qui déclame, qui dit l’amour et le désir. En ce sens, la parole amoureuse ne pourrait avoir de valeur que parce qu’elle est dite. Désir et diction, amour et parole, bouche qui énonce et qui embrasse, pour que l’amour puisse devenir réel, il faut qu’il puisse s’énoncer (2). Toute la scène, unique et multiple, tendue et étirée, offerte et inaccessible, se propage sous les traits d’une fiction (fictus, ce qui est feint) qui se fantasme, et d’un fantasme (phantasma, l’apparition, le fantôme) qui prend les traits d’un personnage. Reprenant la tache de l’écrivain que Belinda Cannone avait décrite dans L’Ecriture du désir, cette nouvelle met en mots la perception que le désir nous offre, en débordant la réalité : « ce passage entre réalité et réel » (3). Pour maintenir ce passage, les paroles des personnages – celle qui parle et fait parler celui qu’elle invente – ne se distinguent qu’à très peu de choses près de la voix de la narratrice. Ainsi, la nouvelle serait un mirage, ce qui en exclut aucunement l’aveu dans la chair : “Moi je sais, parfaitement, je sais, cher et beau mirage, comment se marient en vous la puissance du désir et la délicatesse des manières de lit, comment vous savez tour à tour prier et imposer, exiger et implorer – danser. Venez ».

Il est intéressant que la nouvelle s’achève sur un adresse : « Venez », qui désire continuer et entraîner dans une danse. Le verbe « danser » qui reprend la « danse lente », quelques pages auparavant, des amants, tisse la théorie d’écriture de Belinda Cannone, exposée dès L’Ecriture du désir et, jusqu’à récemment, dans Petit éloge de l’embrassement. Les nouvelles, par leur écriture, saccadées et puis plus lentes, qui débordent et puis se recentrent, font monter l’attente avant de se diluer dans le temps. Belinda Cannone précisait, dans L’Ecriture du désir : « Il faudrait toujours réussir à écrire comme on danse – danser l’écriture. Sur la piste, la musique me prend, vient le chercher au cœur de moi- même et déclenche le plaisir archaïque du mouvement rythmé ».

La deuxième nouvelle, suit un mouvement de tango. L’occho, soit un des pas le plus ancien du Tango argentin, où la femme, par ses mouvements, dessine un huit sur la piste avec ses pieds4. La nouvelle se décompose en huit parties qui correspondent à huit descriptions/ imaginations, à partir de photographies d’une vulve, anonyme, qui rejouent le principe de vis-à- vis, séparation par l’optique. Ces photographies sont réelles, chacune d’elles proposent une fiction précise et une indétermination quant à un désir qui n’arrive pas à se fixer. L’imagination de l’écriture, qui se propage dans ces huit textes courts, reste indéterminée mais arrive à faire évoluer le récit. Cette nouvelle est remarquable en ceci qu’aucun personnage n’est pleinement décrit, ni celle que énonce (est-ce encore la narratrice sur sa chaise ?), ni le/la photographe (5), ni la femme nue. La nouvelle, alors, multiplie les enchaînements et les reprises (elle, Tu, la femme, l’autre, si c’est un homme, si c’est une femme) afin de permettre une propagation plus large et plus profonde. Le récit évolue dans « l’entre-deux », au sein de cette nudité offerte et inaccessible, où le lecteur peut devenir le garant du texte en ayant la possibilité d’investir par son imagination et son fantasme, le fantasme d’écriture proposé par Belinda Cannone.

Comme la narratrice de la première nouvelle, nous pouvons profiter des mots des nouvelles, comme elle profite des mots de son amant qui lui dit qu’elle est son plus « beau vis-à- vis »: « et je ferai longtemps tourner votre compliment comme un caramel tendre au fond de la bouche ». Car le corps est délectation, inaccessible, on se l’offre à nos bouches. Bouches qui s’ôtent les mots de la bouche, qui s’invitent, qui sont leurs hôtes.

En quelques pages d’une douce intensité, Belinda Cannone nous fait vivre une nouvelle fois une expérience de l’ouvert, dont elle manie l’intensité et le secret ; celui de « cette urgence de nous mêler, nous fondre, nos pieds sur la terre et la tête aux étoiles qui, tournant lentement ensemble, dessin[ent] au ciel vaste roue dont nos sexes form[ent] le moyeu ». Et, pour tisser encore ce débordement de la réalité, étiré entre la terre et un ciel qui s’étoile, ces lignes de Nu intérieur de Belinda Cannone nous permettent de venir : “Car ce vers quoi nous rendions dans nos étreintes, je le nomme ainsi, par ces mots qui indiquent la mesure d’une pièce d’un mur nu à l’autre, le nu intérieur, quand on se sent à la fois très fort et très faible, que tout l’être s’expose à travers l’abandon de son corps-esprit, que rien ne s’en réserve, que tout est offert – dans l’ouvert.”

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1 Dans Le petit éloge du désir de Belinda Cannone : « Le désir ne s’accompagne pas toujours de liesse. Solaire d’abord, il peut devenir nocturne. Mais demeure. Un temps. »

2 L’Ecriture du désir: « « Pour que l’amour existe, il doit être énoncé. […] La parole amoureuse, qui en est aussi la célébration, ne vient pas seulement orner l’amour, elle est ce qui lui confère de l’existence ».

3 L’écriture du désir, Gallimard, 2012, p.46. On trouve aussi, p.61 : « Moment de feu celui de la rencontre charnelle où l’on s’éprouve enfin, avec la plus grande intensité, dans la vérité de sa nature, chair et esprit indissolublement liés »

4 « Elle avait dit Je viens huit fois, huit, pas une de plus, huit fois […]. Elle a répété Huit fois. 8, c’est l’infini debout. Nous aurons frôlé l’infini »

5 « Le photographe (ou la photographe? Qui sait qui se tenait derrière le polaroïd, qui sait qui aimait à la folie cette vulve sombre ?) »

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Tous les “Petit cochon” d’Ernest sont là.

 

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