Philosophe, essayiste, romancière, Belinda Cannone pense notre relation au monde et aux autres en faisant appel à l'art, à la littérature et même au tango. Rencontre avec une artiste de la pensée passionnante.
Photos PATRICE NORMAND
Il y a des rencontres qui se font d'abord grâce aux livres. Ceux lus, relus et qui restent comme des références dans la façon d'envisager une question et qui construisent les êtres. Puis les rencontres se font aussi grâce à des textes publiés dans les journaux. Ils viennent confirmer l'intuition de lecteur. Ce fut notamment le cas pour Belinda Cannone avec sa magnifique tribune lors de la libération de la parole avec #MeToo. Le même jour que la tribune pour le "droit d'importuner", Cannone signe seule un texte superbe dans Le Monde où elle fait preuve de nuance, d'intelligence des situations et élève tout le débat. Après la lecture de ce texte, il fut encore plus clairement évident que Belinda Cannone était une intellectuelle qui comptait, et qu'il fallait lire et écouter ce qu'elle avait à nous dire du monde. Cannone réussit à penser le changement en universaliste, là ou d'autres échouent et ne font que segmenter. Toujours. Tout le monde. Ainsi, forcément, les rencontres se font aussi autour d'un nouveau livre. "Le nouveau nom de l'amour" dans lequel l'essayiste et romancière interroge le couple, le désir, et la perception de ceux-ci tout au long de l'histoire, du présent et du futur. L'occasion de rencontrer réellement Belinda Cannone était trop belle. Elle nous a reçu, chez elle, et comme prévu la discussion fut riche, passionnante, profonde, nuancée, intelligente et d'une grande humanité. Nous étions en relation. Une fois lu cette entretien, vous le serez aussi.
Dans votre dernier livre vous parlez d’un nouveau nom de l’amour et de la transformation du couple. Vous écrivez que nous tendons à devenir des « polygames lents ». Pourriez-vous nous l’expliquer ?
Belinda Cannone : Je travaille sur la question du désir depuis très longtemps. Désir de vivre, et par conséquent désir charnel. J'ai été frappée de voir qu’on parlait toujours de la manifestation du désir à peu près de la même manière à travers le temps. Quand je travaillais pour mon livre « Le baiser peut-être », il y a plusieurs années, je me souviens d’avoir trouvé chez Lucrèce des passages sur le baiser que je pouvais signer plusieurs siècles plus tard. Comment est-il possible que le désir n’ait pas changé ? Voilà quelle était mon interrogation depuis quelque temps. Des choses se sont transformées pourtant. Mais est-ce l’amour ? Le désir ? Les couples ? La conclusion – provisoire – à laquelle je parviens dans ce livre est que c’est la place du désir dans l’amour qui a profondément évolué.
C’est-à-dire qu’il est devenu prépondérant ?
Belinda Cannone : Plus encore que cela, il est devenu une valeur. Il y a eu un long déplacement historique. D’abord le couple a pour seule vocation d’assurer la transmission du nom et du patrimoine, objectif qui se réalise au travers des « mariages arrangés ». A la fin du 18e siècle, un nouvel élément entre en scène : l’amour, qui devient un élément capital dans la décision de se marier.
Cet amour, je le nomme amour électif, c’est celui qui nous fait choisir un être et nul autre, et qui est plus fort que nous et nos intérêts matériels. Il est différent de l’amour « de charité » qui accompagnait le mariage arrangé, et qui naissait du mariage, et non qui le précédait. Puis, avec le 20e siècle, le désir fait son entrée. Entre l’amour et le désir, le passage semble assez naturel, mais au 19e on ne s’intéressait pas vraiment au désir comme ingrédient du mariage.
Quand le désir entre dans le couple, les problèmes commencent ?
Belinda Cannone : En quelque sorte, oui. Parce que si l’amour peut durer une vie – entre parenthèses, Alexis Jenni vient de signer un très beau roman sur ce sujet, « La beauté dure toujours » – le désir, lui, est plus volatil. Comment concilier ces deux temporalités ? Ma position n’est pas celle d’une militante mais d’une observatrice : je constate qu’à partir du moment où le désir est devenu l’une des valeurs cardinales du couple, sa fugacité a mis en tension la capacité du couple à durer. C’est en ce sens que je parle de « polygames lents », c’est-à-dire que nous avons toujours besoin du cadre du couple et de l’amour mais la volatilité de notre désir nous conduit à faire se succéder au long de notre existence plusieurs couples.
J'entends ce que vous dites mais croyez-vous vraiment que le désir soit lié au couple ?
Belinda Cannone : Alors là vous prenez le problème complètement dans l’autre sens. Non pas du tout. Enfin… Je ne sais pas. Difficile d’avancer des généralités qui marcheraient pour tous et toutes. Il nous faut accepter des pensées qui accueillent une marge d’incertitude. Cette précaution oratoire étant prise, je dirais que le désir – évidemment – existe en dehors du couple, mais dans le grand désir, il y a toujours une puissante composante d’amour. Le grand désir est amour. Je ne parle pas ici des désirs volages qui nous traversent et s’enfuient vite, qui peuvent être joyeux et doux mais desquels il n’y a, je crois, pas grand-chose à penser. Le grand désir est monomaniaque, il a envie d’exclusivité.
C’est d’ailleurs pour cela que je ne crois pas trop au polyamour qui me semble contradictoire avec mon idée d’« amour-désir », c’est-à-dire amour qui inclut intimement la composante charnelle. Chacun bricole pour tenter de se construire une vie heureuse. Mais force est de constater que l’amour au long cours est assez rare et que nous sommes nombreux à avoir construit des couples successifs répondant aux exigences de l’amour-désir.
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