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Au commencement, l’émerveillement

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Mille milliards de mille sabords ! Par Toutatis ! M’enfin ! Voilà que le festival international de la bande dessinée d’Angoulême fête ces 50 ans ! Une femme mûre et rayonnante, un monsieur en pleine force de l’âge en quelques sortes.

Au-delà de ce 50e Festival qui a lieu ce week-end, l’entrée de Catherine Meurisse à l’Académie française dont nous dissertions dans ces colonnes il y a quelques dimanches, et les leçons de Benoît Peeters au Collège de France viennent démontrer que la BD est devenue l’art majeur de son temps. Cet art qui interpelle, qui fait rire, qui cultive la magie du cliffhanger et de l’attente de l’album qui suit, qui fait appel à l’imaginaire autant qu’à la réflexion apparaît comme un outil puissant pour comprendre ou s’évader de notre époque. Depuis sa création Ernest fait la part belle à la BD. Robin Walter y a tracé pas moins de quatre séries inédites et exclusives. L’actuelle -Transversale- explore les rapports de l’histoire, du sport et des faits de société. Il nous raconte cette semaine l’histoire d’Alfred Nakache, nageur olympique déporté à Auschwitz. Il y eut aussi dans ces colonnes, “BD de Toujours” où Florian Ferry-Puymoyen dessinait la bibliothèque BD idéale en y associant l’amour du vin, et il y eut aussi la chronique de Thomas Mourier “Des bulles et des lignes” qui explorait les rapports entre la BD et la littérature. Ce dimanche, le numéro de votre Ernestine est 100 % BD justement pour continuer de creuser ce sillon.

Tout cela pour dire aussi que, fidèle à l’une de ses promesse initiales, Ernest parle de toutes les littératures. Car la BD est une littérature. Une littérature qui a ceci de particulier qu’elle associe l’émotion de l’image et de l’œil à l’action réflexive issue de la lecture d’un mot, d’une phrase.  La BD est une littérature, aussi, parce qu’elle décentre, créé des mondes et projette le réel dans l’imaginaire. La BD est une littérature et a fortiori le 9e art puisque comme toute esquisse artistique, elle cultive notre capacité d’émerveillement. Ce moment où l’œil et le réel invitent à l’arrêt et à cette expérience sensorielle que constitue la contemplation d’un paysage, d’une œuvre d’art, d’un dessin ou d’une phrase. Pas étonnant que Léonard de Vinci ait construit une grande partie de ses inspirations sur cette force issue de l’émerveillement. Une force qui vient de loin. Peut-être de l’enfance, cette période de la vie où l’émerveillement est l’une des seules clés d’approche du monde que possède l’être humain.

Songeant à cette force de l’émerveillement que cultive consciemment ou inconsciemment la BD dans son approche artistique, les  pensées de l’auteur de cette missive ont forcément divagué. Vers une autre partie de l’actualité de la semaine écoulée. La commémoration de la libération du camp d’Auschwitz où l’émerveillement semblait avoir totalement disparu. Et pourtant, Marceline Loridan-Ivens rescapée des camps, grande amie de Simone Veil a démontré le contraire.

Dans tout son chemin de vie après la guerre, mais aussi le jour même de son arrestation. Alors qu’elle venait d’être arrêtée pour faits de résistance par la police française et qu’elle était dans la prison d’Avignon, Marceline Loridan-Ivens a ramassé un caillou et a écrit sur le mur : “c’est presque une joie de savoir que l’on peut souffrir autant.” Même dans le noir le plus total, elle a cherché le beau. Désir de vie qui distingue l’Homme. Clément Rosset avait raison : “Les raisons d’exécrer la réalité ou de l’adorer sont les mêmes : nous ne savons pas qui nous sommes, ni d’où nous venons ; nous sommes confrontés à un réel souvent déplaisant ou injuste ; chaque sensation est fugace et nous sommes promis au trépas. À partir de ce constat, vous pouvez sombrer dans l’accablement le plus profond ou, au contraire, vous réjouir de chaque instant qui passe. La grande différence entre l’homme dépressif et joyeux me semble d’ailleurs résider dans l’appétit de vivre, ce qui peut se ramener à un mot : le désir.”

L’émerveillement, le désir, et l’humour. Trois caractéristiques de l’art dessiné. Tracer ces mots et songer à Romain Gary. A son livre “La danse de Gengis Cohn” que l’auteur de ces lignes s’est retrouvé cette semaine à conseiller à un ami qui l’interrogeait sur la lecture d’un livre qu’il n’avait pas lu et où il était question de la Shoah. Dans ce roman, Gary met en scène le fantôme d’un humoriste juif qui hante le SS qui a ordonné son exécution. L’ensemble du livre malgré certains passages arides est un summum de drôlerie. “Quand je pense à tout ce que nous autres, Juifs, avons infligé à la conscience allemande, j’ai de la peine. Mon cœur saigne”, peut-on y lire. Ou encore : “Lorsque Hitler ordonna l’extermination des romanichels, de très nombreux tzigoïner tuèrent eux-mêmes femmes et enfants, volant ainsi les SS de l’unique satisfaction qu’ils pouvaient puiser de leur contact avec une race inférieure. Les tziganes volent tout, c’est bien connu.”

Dans ce livre comme dans la BD, Gary oscille entre la chaire (les os, les viscères, le concret, le tangible) et l’art (la sublimation). Et il donne une définition à la danse : “trouver un équilibre entre la viande et la poésie.”  N’est-ce pas finalement la définition de l’art ? L’équilibre entre le tangible et le sublime. Comme dans une bonne BD.

Bon dimanche,

L’édito paraît le dimanche dans l’Ernestine, notre lettre inspirante (inscrivez-vous c’est gratuit) et le lundi sur le site (abonnez-vous pour soutenir notre démarche)
 
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