Lancer des alertes, ferrailler et chercher à convaincre. Voilà trois choses qui caractérisent bien Caroline Fourest, essayiste, journaliste, documentariste, réalisatrice. Caroline Fourest est aussi une lectrice passionnée. Littérature du 19ème siècle, mais aussi Kundera et bien d'autres. A l'occasion de la sortie de son dernier essai (dont nous vous parlions ici), nous l'avons rencontrée. Dans sa bibliothèque. Il fut question - notamment - du pouvoir de la fiction. Et de bien d'autres choses. Rencontre passionnée et passionnante.
Photos Patrice Normand
Caroline Fourest est un monument. Oui, oui, n'ayons pas peur des mots. Par son travail incessant d'essayiste, de journaliste, de militante, de documentariste et même récemment de réalisatrice de fiction (son film Sœurs d'armes qu'il faut voir absolument on vous explique pourquoi ici est disponible ici en DVD), elle met la lumière sur les choses que nous ne voulons pas toujours voir. Elle fut très tôt une militante pour les droits des lesbiennes et des homosexuels, tout en étant une grande défenseure de la laïcité dans les colonnes de Charlie Hebdo. C'est elle aussi, bien avant tout le monde, qui tira la sonnette d'alarme salutaire quant au double discours du prédicateur intégriste musulman Tariq Ramadan quand une grande partie des soit-disant intellos de la gauche lui servaient la soupe. C'est également, Caroline Fourest qui tente inlassablement de cultiver l'intelligence d'une gauche et plus largement d'une société qui se laisse emporter par la tentation des combats identitaires et victimaires.
Son dernier livre "Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée", paru chez Grasset en février et dont Frédéric Potier a fait l'éloge ici ne déroge pas à cette règle. A l'occasion de la sortie de cet essai, nous avons eu envie d'aller plus loin avec Caroline Fourest en parlant, évidemment de ses motivations pour écrire ce livre, mais aussi et surtout pour la faire parler des livres et des auteurs de fiction qu'elle aime. Cela en entrant dans sa bibliothèque. Résultat : une discussion de haut vol, entre Bret Easton Ellis, les dérives de l'identitarisme, le pouvoir de la fiction, les voix d'espoirs pour le camps du progrès, la beauté des pièces de Sartre, la boussole Camus et les romans noirs.
Le titre me fait penser à ce que dit Bret Easton Ellis dans son essai « White » quand il parle de la génération Ouin-Ouin qui se sent toujours offensée. « Ouin-Ouin » pourriez-vous reprendre le terme ?
Je ne me reconnais pas entièrement dans son expression car les choses me paraissent plus profondes, mais cela m’intéresse grandement qu’une voix comme la sienne existe aux États-Unis. C’est logique qu’elle surgisse face à un étouffement du débat américain qui est le cœur de mon livre. Étouffement qui est en train d’arriver chez nous. Quand on dépeint débat public américain, on ne le caricature pas. J'ai été sidérée par l’état de tétanie des élèves à l’idée de parler de certains sujets, de les penser, selon leur origine, leur sexualité, leur genre etc…Des professeurs m’ont dit « tu as pu aborder des sujets que nous n’osons plus traiter depuis des années ». Pour y parvenir, j’ai surjoué le côté français de l’offense et du débat. Aujourd’hui, ce qui se joue sur les campus est gravissime. Des pans entiers de la culture générale pour ne pas choquer les identités sont supprimés. Les professeurs américains sont obligés de faire des avertissements avant d’étudier "Les métamorphoses" d’Ovide ou plein d’autres classiques pour permettre à des élèves de se lever et de quitter le cours afin qu’ils ne se sentent pas offensés ou choqués. C’est effarant quand on sait que l’université, à la base, c’est le lieu où se cultive du goût de la dialectique, du débat, des idées. A ce renversement s'ajoute la puissance d'Internet où la confrontation des idées n’est que menaces, chasse à la tire et en meute. Ainsi, surgit une interrogation : si l’université ne remplit plus la mission d’apprentissage, où va-t-on l’apprendre ?
Ce qui m'a alerté au départ, ce sont les chasse-à-courre effrayantes contre les moindres stars. Elles sont victimes de lynchage pour s’être fait des dreadlocks, ou avoir joué dans des spectacles anti-racistes. La nouvelle accusation qui écrase toutes les autres au mépris de l'histoire et des actes de l'accusé c'est celle d’appropriation culturelle. On nage dans une folie. La génération de Mai 68 rêvait d’un monde où il était interdit d’interdire, la nouvelle génération qui vient ne songe qu’à censurer.
"Le politiquement correct a rejoint la caricature que lui prédisaient les conservateurs, c'est triste!"
Le livre fourmille d’exemples sur les États-Unis, le Canada, etc… on a l’impression que la France reste préservée malgré les tentatives…
Oui la France résiste un peu mieux. Mais attention, de nombreux signaux montrent que nous entrons petit à petit dans le monde des identitaires. Jusqu’à présent toutes les affaires comme celle de « l’Exhibit B » sur les os humains où des identitaires noirs ont reproché à l’exposition d’avoir été pensée par un blanc restent encadrées par le droit. Mais les attaques sont de plus en plus féroces. De même, la polémique sur les suppliantes où le metteur en scène a été vilipendé pour avoir utilisé des masques pour jouer les Danaïdes dans la pièce alors que c'est ainsi que cela se pratiquait en Grèce. Ce qui est globalement rassurant en France, c'est que ce sont plutôt ceux qui veulent interdire cela qui s’attirent des foudres. Problème : aux États-Unis, au Canada, c’est l’inverse. Ce sont ceux qui veulent maintenir ces pièces et ces approches artistiques qui sont vilipendés. Nous sommes dans un renversement. La France n’est pas à l’abri de cela. Aux États-Unis, le tableau "Open Casket" de l'artiste Dana Schulz a été victime des inquisiteurs de l'appropriation culturelle. Ce tableau rend hommage à un jeune noir tabassé en 1955. A l'époque sa mère avait voulu que le cercueil soit ouvert pour que l’on se rende compte de ce qui avait été fait à son fils et une photo célèbre avait été faite. Dana Schulz peintre antiraciste blanche a voulu rendre hommage à cette photo en la reproduisant dans un tableau et des identitaires ont demandé à ce que ce tableau soit interdit sous prétexte d’appropriation culturelle. C’est la négation de l’art, de l’intention. C’est l’assignation de l’art en fonction de la race et des origines. Il n’y a rien de pire que ça !
Comment vous analysez cette propension de certains progressistes à se ranger du côté des identitaires sous prétexte de relativisme culturel ?
Au départ, tout part d’une bonne intention. Par exemple : l’idée de civiliser notre langage et faire en sorte que l’on ne se défoule plus comme par le passé sur les minorités ou qu’on cesse de les invisibiliser. Ce travail et cette prise de conscience étaient nécessaires, mais malheureusement, le politiquement correct a rejoint la caricature que lui prédisaient les conservateurs. On a l’impression que la génération qui vient n’ayant vécu aucun des grands combats (SOS racisme, droits des gays etc…) dans une adversité réelle, est en train de faire émerger des micros débats où elle met beaucoup de zèle à crier, mais parfois à crier quand on lui tort juste le pied. On est devant une hypersensibilité qui est devenue une hyper-susceptibilité. Il ne s’agit plus seulement d’ouvrir le regard et de faire prendre conscience de mécanismes de domination. On a l’impression que le but parfois est de s’inscrire dans une dynamique dégagiste plutôt qu'antiraciste ou féministe. L’époque est bien plus victimaire que réellement antiraciste et féministe. La profondeur de la déconstruction de ces deux grands idéaux - pavés indispensables du chemin vers l’égalité - est parfois trop complexe pour des esprits qui réclament des postes ou des têtes.
A cela s'ajoute la façon dont on s’additionne via les réseaux sociaux. Cela joue un rôle clé. Les polémiques s’emballent tellement vite et créent des phénomènes de meute tellement rapidement que l’on s’emballe pour tout et n’importe quoi comme quand Katy Perry porte des dreadlocks.
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