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De l’amer aux abeilles

Edgar Chaparro 3bq0o08flG0 Unsplash

Un spectre hante notre monde. Celui de l’amertume et du ressentiment. Chacun sent bien que dans toutes les formes de débats, dans tous les affrontements, les mises en accusation, les emportements, le ressentiment, l’amertume justifiés ou non sont à la source des choses. Chacun sent bien que de faire passer son propre ressenti pour l’alpha et l’omega du regard que l’on porte sur le monde est une tendance de fond. Profonde. Lourde. Insubmersible. J’ai mal, je suis offensé, donc je suis légitime. L’essayiste Caroline Fourest a très bien décrit dans son essai “Génération offensée” (nous l’avions rencontrée ici) comment cette culture de la victimisation conduisait à l’archipelisation de nos sociétés.

Dans un livre récent, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury (Ci-gît, l’amer, comment guérir du ressentiment, Gallimard) fait un constat similaire. Elle souligne :  “Nous avons aujourd’hui des conditions objectives du renforcement du ressentiment. C’est une maladie typique de la démocratie, beaucoup moins d’un État autoritaire.” Conditions objectives de la souffrance donc. Reste à savoir ce que l’on fait de ce ressentiment individuel qui devient un ressentiment collectif engendrant d’importantes conséquences sur nos démocraties : montée des populismes, dégagisme, perméabilité aux fake-news et autres balivernes. Bref, ce ressentiment il convient donc, nous dit Cynthia Fleury de le considérer, de l’acter et surtout de tenter d’y répondre.
La thèse de Fleury devient alors encore plus intéressante. Elle part d’un postulat d’un humanisme fort qui peut inspirer tous les humanistes sincères : l’individu peut. Voir même, nous dit-elle, il doit. “Ma thèse est que la traduction politique du ressentiment ne produit pas une action politique viable. Il y a une objectivation des conditions désastreuses du moment. Une volonté de tendre vers la sublimation de ce ressentiment.”
Elle ajoute : “La question est aujourd’hui de savoir vers quelle tentation majoritaire nous allons tendre. A un moment donné, il y a un phénomène de convergence possible de tous ces ressentiments qui sont très, très éloignés les uns des autres, mais qui en fait, vont converger. Plus on pénètre dans le ressentiment, moins on a la capacité de le conscientiser. Donc on rentre dans le déni et dans l’incapacité, tout en se croyant être capable”. Fleury conclut en proposant de faire au contraire le choix éthique d’une mise de côté du ressentiment par la responsabilisation de l’individu, mais aussi par la création de communs.

Puissante explication qui nous donne des outils pour mieux appréhender notre époque, mais aussi et surtout qui invite à nous mobiliser pour sortir définitivement tant individuellement que collectivement du ressentiment et de l’amertume. Non pas en la niant. Elle fait partie d’un tout. 
D’ailleurs, dans certaines traditions initiatiques, l’amertume est une part conséquente de l’aventure de la vie. Elle doit être surmontée, digérée et transformée. Souvent, elle l’est grâce à la recherche sur soi, elle l’est notamment grâce à l’entrée en relation avec l’autre mais aussi et surtout au partage, à la défense et à la construction d’un idéal commun qui nous dépasse.

L’autre métaphore qui vient est – évidemment – celle des abeilles et de la ruche. Si chaque abeille s’agite dans son coin, rien ne se passe. Aucune pollinisation possible.
En revanche si chaque abeille travaille pour cet idéal plus large en prenant appui sur sa propre énergie positive ou négative, alors le miel se fait et la transmission aussi puisqu’elles pollinisent le monde. Surtout, l’amer du ressentiment se transforment en douceur sucrée du miel. Comme si, au lieu, de nous poser en victime et de penser que notre seul ressentiment compte, il fallait plutôt agir. Car l’individu peut, et ensemble, nous sommes des multitudes. Des multitudes puissantes qui peuvent faire de grandes et belles choses.

 Reste à savoir comment sera notre miel. S’il sera celui amer d’une société à bout de souffle qui n’est plus capable de s’aimer et qui préfère s’affronter. Ou bien s’il sera celui d’une abondance, d’une joie retrouvée et d’une fraternité nouvelle.

Dans son sublime et indispensable livre, “Impossible” Erri de Luca écrit : “La fraternité est le sentiment qui réunit les fibres d’une communauté, en renforce l’union et produit l’énergie nécessaire afin de se battre pour la liberté et l’égalité. La fraternité est un sentiment politique par excellence. Elle n’exclut personne”. Tout est dit, plutôt que de ressentir, fraternisons. C’est la plus belle chose que nous pouvons faire pour honorer la mémoire des 130 morts du 13 novembre et de tous les autres.

Bon dimanche,

L’édito paraît le dimanche matin dans l’Ernestine notre lettre dominicale inspirante (abonnez-vous, c’est gratuit), et le lundi sur le site.

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