Erri de Luca est de ces auteurs qui touchent au cœur. Qui dans les mots mêlent colère, lyrisme, romantisme et poésie. Rencontre.
« Je suis un napolitain européen » a l’habitude de dire Erri de Luca. Dans son dernier livre « Europe mes mises à feu », Erri De Luca exprime son attachement à une Europe ouverte et humaniste. Revendiquant son devoir d’ingérence au nom de la mixité des cultures, il nous offre, par ses mises à feu, sa vision d’une communauté humaine au-delà des frontières – telle que la littérature sait l’incarner : « Le remède obligatoire et immunitaire reste la lecture des livres du monde. Je leur dois d’être porteur de citoyennetés variées et de fraternité européenne.»
Dans cet essai et dans l’entretien qu’il accorde à Ernest, il affirme aussi quelques-unes de ses convictions autour des questions migratoires qui touchent l’Europe. De Luca est un militant, il s’est opposé avec verve à la création de la ligne TGV Lyon-Turin, il a même été emprisonné pour cela. Erri de Luca est aussi un immense écrivain. Ses thèmes de prédilection :
l’enfance livrée à elle-même et le difficile apprentissage de la vie, les ruelles de Naples et l’âpre beauté de la nature qui l’entoure, l’amour sublimé et meurtri, l’exil enfin. De Luca est en fait un poète lyrique et romantique. Entretien.
La montée des nationalismes que vous dénoncez explique-t-elle l’incapacité de l’Europe à se doter d’une politique migratoire juste et cohérente ?
Il n’y a pas de politique européenne en matière d’immigration en raison de l’accord de Dublin du « premier pays d’entrée » dans l’Union qui contraint chaque Etat membre à retenir les migrants dès leur arrivée sur son territoire. Mais en dépit de toutes les mesures en vigueur, dispositions, obstacles ou encore de la non-assistance délibérée des naufragés en mer ou de ceux ayant réussi à accoster, rien ne saurait décourager ceux qui, compte tenu de leur situation dramatique et de l’urgence, n’ont pas d’autres choix que celui d’émigrer. Quand une mère, avec son bébé serré dans ses bras, décide de monter à bord d’un canot surchargé, quand cet instinct maternel, le plus fort de tous les instincts, surpasse toute autre considération, il est évident qu’aucun risque, même celui de mourir par noyade, ne la fera renoncer.
Les naufrages d’immigrés que vous assimilez à des « crimes de guerre » sont-ils l’illustration d’un malaise planétaire grandissant et, si oui, où nous conduit ce monde si injuste ou aveugle ?
Pour quelqu’un qui est né et a grandi sur les rives de la Méditerranée il est inconcevable qu’elle puisse se transformer en cimetière pour les voyageurs. Nous assistons au pire moment de l’histoire maritime de toute l’Humanité. En d’autres temps on a fait commerce d’êtres humains que l’on déportait pour les vendre sur des marchés aux esclaves. Mais comme on savait que l’on ne serait payé qu’à l’arrivée, qu’à la livraison, il fallait les faire parvenir à destination en relative bonne condition. Aujourd’hui le transporteur profite de l’illégalité de ce trafic pour se faire payer par avance et se moque de ce qui pourra advenir à cette marchandise humaine qui lui a déjà payé la traversée. Les naufrages des migrants sont des crimes imprescriptibles qui devront être jugés par des tribunaux et les noms de leurs responsables doivent être consignés sur une liste d’infamie comme celle qui a été établie pour les criminels nazis.
“L’Europe traîne la nostalgie nationaliste comme un boulet”
Etes-vous inquiet de l’’évolution des médias de l’instantané qui “zappent” sur ces tragédies
quotidiennes comme celle des naufragés en Méditerranée ?
Les médias ignorent les faits jusqu’à ce qu’ils aient la preuve du contraire, jusque-là ils nient l’évidence. Ils se conforment à l’esprit du temps. Les migrants continuent de débarquer sur nos côtes même si la propagande du ministre de l’Intérieur voudrait nous faire croire que les portes de l’Italie sont parfaitement closes. C’est faux et les médias, mis à part quelques rares petits journaux, n’osent pas le démentir. Et on laisse circuler, sans les vérifier, de fausses informations, des calomnies en fait, pour discréditer les volontaires qui partent à bord de bateaux humanitaires secourir les naufragés.
Le fléau du fascisme peut-il à nouveau menacer l’Europe à l’heure où les pouvoirs en place ne parviennent plus à apaiser la colère de la rue ?
Le fascisme est une fièvre aiguë provoquée par le nationalisme. La montée des nationalismes c’est le fléau qui mine l’Europe sans frontières, l’Europe de la libre circulation, de la monnaie unique. L’Europe traine comme un boulet cette nostalgie nationaliste. Mais la jeunesse européenne, elle, réclame une carte d’identité commune pour les citoyens de l’Union et rejette la notion d’états distincts. Quant à la colère de la rue c’est une manifestation de nervosité et comme telle elle finit par s’épuiser. La colère soulage mais ne construit pas.
Vous vous définissez comme agnostique, cela signifie-t-il que, bien que non croyant, vous pensez que la création du monde ne doit rien au hasard et espérez autre chose que le néant après la vie terrestre ?
Je ne suis pas croyant à savoir que je ne me sens pas personnellement concerné par le divin mais je ne l’exclue pas de la vie des autres. Une personne croyante a une relation, une intimité, une connaissance dont je suis dépourvu. C’est en ce sens que je me définis plutôt comme agnostique qu’athée. La création c’est déjà un mot qui implique la foi en un Créateur. Sans foi, j’accepte le monde sans devoir me contraindre à rechercher les raisons de la création. Un vers du poète russe Brodskij dit qu’ici-bas il n’existe pas de causes mais des conséquences. Je m’estime l’une des innombrables conséquences du temps et du monde.
En dehors de la Bible, quelles sont vos lectures favorites ?
J’aime lire des poésies russes et en yiddish. Et pour moi le plus grand personnage de la littérature moderne est celui de Don Quichotte