Dans sa nouvelle chronique autour du langage et de la politique, Paul Klotz s’interroge sur les maux des mots, sur le langage et sur son appauvrissement réel ou supposé.
Par Paul Klotz
Il arrive souvent que les mots manquent lorsque, contemplant une œuvre ou éprouvant un moment, nous cherchons à nommer ce que nous ressentons. Cette mise en défaut des mots est caractéristique de l’étonnement et paraît, à bien des égards, tout à fait normale. Mais, réciproquement, la capacité à poser des mots sur un moment réputé innommable produit, chez celui qui nomme, un sentiment fort et réconfortant : l’émotion brute devient idée et l’idée nourrit la pensée. Par une phrase largement déformée depuis qu’elle a été initialement écrite, Albert Camus rappelait : “Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde”. En effet, les mots construisent les imaginaires individuels et, par là, les opinions, les désirs et les joies. Au fond, comme le blé ou l’électricité, les mots sont les carburants de la société.
De ce constat, rétablissons ainsi le lien unissant vocabulaire et politique, au prisme des crises qui traversent la cité : par exemple, notre incapacité à lutter contre la crise écologique et la destruction du monde vivant serait-elle le reflet de notre incapacité à nommer la beauté du monde ? Telle est la thèse défendue par Romain Bertrand qui publie Le Détail du monde en 2019, dans lequel il déplore le manque de mots qui nous frappe lorsque nous cherchons à décrire “le plus banal des paysages” : “À écouter Alfred Russel Wallace faire récit de la jungle en chacune de ses aspérités, sans omettre aucune des existences qui la trament, on s’aperçoit que mille mots nous font défaut pour dire nos forêts, et surtout que si nous ne savons plus aimer les êtres naturels, c’est que nous ne savons plus les nommer”.
De la même manière, attaquons-nous au sujet de la solidarité quotidienne dans la vie de la communauté humaine : l’accroissement de la méfiance entre les individus et la peur sans cesse plus grande à l’égard de la différence seraient-ils le symptôme d’une parole handicapée par des mots insuffisants ? Dans Seuls ensemble, la psychologue américaine Sherry Turkle développe l’idée selon laquelle les écrans, omniprésents dans nos vies, auraient progressivement abaissé l’art de la conversation au rang des pratiques hétérodoxes et suspicieuses. Plus qu’un manque de vocabulaire, c’est un refus d’en faire usage qui est ici mis en cause.
Le nombre de mots fait-il le langage ?
Soyons clairs : rien n’indique que la quantité de vocabulaire absorbée par un individu agit symétriquement sur ses capacités cognitives ; en d’autres termes, alors que l’on a longtemps pensé, avec l’hypothèse dite “Sapir-Whorf”, que le mot créait l’idée ex nihilo, il est désormais plutôt admis qu’il aide simplement à la préciser. Les mots, chaînons vivants du langage, seraient donc davantage les instruments de notre sensibilité : plutôt que de participer au renforcement de nos capacités logiques par leur aptitude à hiérarchiser des concepts en catégories, les mots agiraient subtilement sur la coloration, l’intensité et l’ossature des notions, déclinables en mille nuances alternatives.
C’est précisément cette capacité à nommer le “détail du monde” qui est en cause dans les crises politiques que nous traversons. Désensibilisés à la description, nous nous désensibilisons du même coup à la compréhension. Le manque de mot constitue une forme d’emprisonnement, bien souvent au détriment des personnes les plus précaires, ayant d’importantes conséquences sur la capacité à défendre un point de vue argumenté et, ce faisant, à faire “acte politique”.
Une fake news a longtemps circulé sur internet, prétendant que 10% des élèves français n’auraient que 400 à 500 mots de vocabulaire. Rien n’est plus faux ; mais la pensée réactionnaire se complait au déclinisme lorsqu’il y a prétexte à dire que les “choses étaient mieux avant”. En réalité, aucune statistique sérieuse ne nous permet d’analyser la réduction du champ lexical. Toutefois, dans une étude publiée en 2013 par le département de psychiatrie du King’s College, le professeur Marco Catani est parvenu à associer la hausse de la réduction du vocabulaire chez les plus jeunes à la croissance de l’usage des écrans. La raison est simple : l’apprentissage des mots se fait par la répétition des syllabes qui le composent, entendues plusieurs centaines de fois dans l’enfance ; or, le détour de l’attention par les écrans, conjugué à la baisse de la fréquence des discussions entre les parents et les enfants, limite la capacité d’intégration de nouveaux mots de vocabulaires.
Le problème est donc double : tandis que le champ lexical tend à se réduire, l’usage des mots lui-même est, dans les situations d’interaction, de moins en moins jugé nécessaire. Cette forme nouvelle de déshabituation aux mots, qu’ils soient rares et complexes ou simples et sincères, a des conséquences directes sur nos représentations, particulièrement écologiques et sociales. Comment redonner, dans ce contexte, le goût des mots ? Vaste débat auquel il serait prétentieux de fournir une réponse arrêtée, mais au moins deux pistes semblent clairement se dessiner : il faudrait d’une part encourager à la lecture, tout au long de l’enfance, et d’autre part assurer un usage maîtrisé des écrans, dès le plus jeune âge.
Excellente synthèse