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Working class heroes

Workingclass

Dans sa chronique “La politique est un roman”, Renaud Large utilise le magistral livre de Joseph Ponthus ““À la ligne, Feuillets d’usine” ainsi que celui de Robert Linhart “L’établi” pour redonner de la hauteur, de la force et de la vigueur au débat national. Des working class heroes pour penser. Passionnant.

Mercredi 8 février 2023, le Palais Bourbon est en ébullition. La représentation nationale poursuit l’examen du projet de réforme des retraites. Le député insoumis de Haute-Garonne, François Piquemal, défend un amendement en invoquant les mânes de la littérature. Farouchement opposé au projet de réforme, il prend le micro :  “il s’agit du témoignage de l’écrivain Joseph Ponthus, qui a travaillé en usine : “La pause / Cette foutue pause / Espérée rêvée attendue dès la prise de poste / Et même si elle sera de toute façon trop courte / Si elle vient trop tôt / Que d’heures encore à tirer (…)” Ces mots sont ceux d’un homme qui a travaillé dans des usines d’agroalimentaire en Bretagne et qui est mort à 42 ans d’un cancer foudroyant, il y a quatre ans. Ce sont également les mots de toutes celles et ceux qui subissent la pénibilité …

On reproche à nos élus de ne plus savoir manier le verbe, de ne plus avoir le goût des belles lettres. Dès lors, quelle divine surprise de voir un député légitimer son action politique à travers un livre ?  Et quel livre. “À la ligne, Feuillets d’usine” de Joseph Ponthus est un chef d’œuvre. L’ouvrage, publié en 2019 aux éditions de la Table Ronde, a été un succès d’édition. La critique a été dithyrambique ; et pour cause, c’est un joyau brut. L’écrivain a suivi des études de lettres avant de devenir éducateur social en région parisienne. Il suit son épouse en Bretagne où il ne parvient pas à trouver d’emploi dans son secteur d’activité. Il s’inscrit en agence d’intérim et travaille comme ouvrier dans des abattoirs et dans une usine de conditionnement de poissons. Le labeur est dur, intense, cadencé. Il travaille à la ligne. En sortant du travail, à midi ou à minuit, il écrit sur sa journée, sur les tâches qu’il a accomplies, sur ce qu’il a ressenti, sur ses échanges avec des collègues. Il fait le choix de n’utiliser aucune ponctuation. Il n’effectue que des retours à la ligne pour marquer la scansion.

Ponthus explique : “J’écris comme je pense sur ma ligne de production / divaguant dans mes pensées seul déterminé / J’écris comme je travaille Ponthus/ À la chaîne / À la ligne.” Il saisit le quotidien du travail dans sa nudité. Il n’y a pas de grandes réflexions pour définir le travail. Joseph Ponthus ne théorise pas ce qu’il voit. Il décrit ce qu’il y a de plus simple, de plus fruste et finalement de plus pur dans une usine. On pourrait s’attendre à une œuvre expérimentale, formellement belle mais émotionnellement pauvre et ennuyeuse. C’est tout l’inverse. C’est haletant, entraînant, bouleversant. L’auteur nous fait rire. Nous vivons avec lui ce temps élastique où quelques minutes d’efforts intenses pour décharger une carcasse de bœuf peuvent durer des mois, tandis qu’une pause syndicale de huit minutes, autour d’un café et d’une cigarette, peut passer en une fraction de seconde.

L’usine est une machine à déformer le temps. Les sens sont aussi bouleversés par le travail à la chaîne. En quelques jours, les effluves pestilentielles d’entrailles de bœufs, de déjections de porcs ou l’odeur urineuse des fruits de mer ne vous incommodent plus. “Et puis on s’habitue / voilà tout” aime à répéter Ponthus. Il tente de se convaincre  “Et je veux croire que ma guerre est jolie / Un demi-étage en dessous de la tuerie / À nettoyer la merde et les mamelles.” L’auteur est un orwellien. Il sublime sa recension des faits et des ressentis, mais il ne tergiverse pas sur l’idéal qui se cache sous la fine couche de réalité. Pour lui, il y a seulement la vie, douloureuse et enivrante. L’auteur témoigne de l’affliction du corps qui s’érode sous l’effort. Il recense les attentions touchantes des collègues. Le reste, Ponthus préfère le laisser aux politiques et aux théoriciens en tout genre. Le travail n’est une valeur que si elle reste dans l’ici-bas, sous les yeux de l’auteur. Le travail peut éventuellement donner un sens, une direction à l’écoulement patient du quotidien  : “Attendant une mission / Et j’enrage / Comme un chien / Et je pleure / De ces journées de merde / Sans boulot / Sans usine.”  Mais, ce n’est jamais un échafaudage intellectuel alambiqué. C’est d’abord la répétition de tâches idiotes, sur laquelle la vie vient se greffer ensuite.

Prendre de la hauteur par la littérature

Si vous doutez de la justesse du prosaïsme poétique de Ponthus, courrez voir le film l’établi de Mathias Gokalp, adaptation du roman éponyme de Robert Linhart, pour vous en convaincre. À cinquante ans d’intervalles, les constats de Linhart et de Ponthus sont rigoureusement les mêmes. À l’usine, les trajectoires échappent systématiquement aux théories politiques. Le travail est à l’image de l’Humanité, insaisissable, impétueuse. Il est fait de petites lâchetés prévisibles et répétées entrecoupées d’actes de bravoures hasardeux et impromptus. On ne sait jamais comment tout cela va tourner. Difficile de réduire ce joyau indomptable et merveilleux à une cage analytique.

815fkLOWdwLRobert Linhart, jeune philosophe normalien, est un militant maoïste. Conformément aux dogmes de la gauche prolétarienne, il décide, dans la foulée des événements de Mai 68, de devenir ouvrier dans les usines Citroën à Paris. L’objectif est de stimuler les poussées révolutionnaires à partir de la base. Il devient un “établi” parmi les ouvriers à la chaîne. Pour Linhart, le travail est tout aussi éprouvant physiquement qu’il l’est pour Ponthus. Linhart fait le bilan de sa première journée : “Je rentre éreinté et anxieux. Pourquoi tous mes membres sont-ils douloureux ? Pourquoi ai-je mal à l’épaule, aux cuisses? (…) Des mois et des années là-dedans ? Comment l’imaginer ? Non, plutôt la fuite, la misère, l’incertitude des petits boulots, n’importe quoi !”  Le corps finit par s’adapter, mais rapidement, c’est la réalité humaine environnante qui saisit Linhart. L’état d’esprit réel des ouvriers n’est pas celui qu’il avait imaginé dans les livres du grand timonier. Il indique : “Je ne suis pas entré chez Citroën pour fabriquer des voitures, mais pour “faire du travail d’organisation dans la classe ouvrière”. (…) pour moi, l’embauche d’intellectuels n’a de sens que politique. Et maintenant, ici, c’est cette efficience politique elle-même qui se dérobe.”

Même si les conditions de travail sont épouvantables, certains ouvriers ne veulent pas se mettre en grève. Ils veulent gagner leur vie, sans faire de vague. Des grévistes, engagés et vindicatifs, sont parfois des taupes infiltrés des contre-maîtres et du patronat. Sur la chaîne de montage, la solidarité entre ouvriers n’est pas une constante. Il y a parfois une franche camaraderie, parfois un manque criant d’empathie. Le monde ouvrier est un milieu trop humain où l’alchimie est intuitive, réfractaire à la rationalité du matérialisme historique. Linhart apprend cela sur le tas : “Une bouffée d’air du grand large, la vision soudaine de masses tellement plus lointaines et plus obscures, et aussi la découverte de quelque chose de fraternel et de tragique à la fois.”

Ponthus avait intégré cette fraternité tragique, avant de prendre son poste. L’établi, lui,  est un érudit, formé à la rue d’Ulm. Mais, son savoir est une infamie. Son diplôme est le symbole de sa condition petite-bourgeoise. Il en a honte. Il hésite à révéler son identité réelle à ses collègues. Après tout, un professeur de philosophie ne craint pas la grève puisqu’il a la sécurité de l’emploi. Il a une solution de repli confortable, si la mobilisation tourne court. Contrairement à Ponthus, Linhart ne s’installe pas en usine par nécessité, mais en vertu d’un idéal politique. Il est d’une intégrité exemplaire face au poids du réel; il se permet donc de moins en moins d’incartades théoriques, au fil du récit. Matériellement contraint au travail manuel, Ponthus s’autorise lui des références artistiques. Le monde des lettres est un paradis perdu. Leurs deux témoignages sont un chassé-croisé, entre idéal et réel, qui arrive à la même conclusion : l’existence déborde l’essence.

Dans les prochains mois, le débat public risque de s’enflammer, une fois encore,  autour de la place du travail dans notre société; une manière d’évacuer l’inique réforme des retraites. Gardons en tête les enseignements de nos deux working class heroes. Leurs témoignages peuvent être utiles pour nos futures controverses fatiguées et fatigantes. Moins qu’un concept, le travail est d’abord une expérience, parée de vertus et de vices. Plus qu’une pratique, le travail véhicule aussi du sens, de la tenue, une certaine rectitude dans nos existences invertébrées. On peut même s’autoriser à le concevoir comme une valeur, pourvu que nous ne tombions pas dans les abstractions théoriques. Quand les working class heroes inspirent le monde.

Toutes les chroniques la “politique est un roman” sont là.

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