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“Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes”

Jeremy Bezanger H1JBurHUmL4 Unsplash

Nouvelle chronique sur Ernest : “La politique est un roman”. Dans cette chronique, chaque mois, Renaud Large mettra en miroir une actualité avec un roman et se demandera comment la fiction traite du réel, au sens politique et noble du terme. Pour cette première, en accès libre, Renaud Large nous parle d’agriculture, de gens de peu, de revenu décent et de communisme. Tout cela grâce à ce que nous aimons tous et toutes ici, chez Ernest, à la littérature.

 

Capture D’écran 2021 11 19 À 09.33.08Il avait fière allure, André Chassaigne, devant les caméras, ce jour de novembre où il pouvait se féliciter de l’entrée en vigueur de sa loi sur la revalorisation des petites retraites agricoles. Le député voulait “donne(r) la perspective d’une fin de vie avec un revenu décent” à près de 220 000 personnes. Ce n’est pas rien. Ce n’est pas rien d’assurer les fins de mois de ceux qui ont tant cru à la valeur travail. Ce n’est pas rien de changer la vie. La politique reprenait ses lettres de noblesse dans la France des commis de ferme et des majorettes, de la couperose et des départementales, la France du Saint-pourçain et du Beaujolais, des moustaches drues et des accents rocailleux. Citoyen subverti aux bénéfices catégoriels, cette mesure a raisonné avec d’autant plus de force qu’elle touchait mon père. Passée la perspective de croissance des étrennes de fin d’année, comme le nouvel écran plat parait les rentrées scolaires au temps jadis, je me suis dit que cette loi, frappée au coin du bon sens, conjurait le sort d’une gauche ayant tourné le dos aux catégories populaires.

Après tout, que cette loi soit si consensuelle qu’elle n’ait soulevé aucun tir de barrage, peu importe. C’est bien quand les politiques soignent de pauvres hères qui, au fin fond de la France, ne joignent plus les deux bouts malgré une vie de forçat. Comme dans le film de Jean-Jacques Zilbermann, on a eu la chance d’avoir des parents communistes, lorsqu’on reste fidèle à ce petit peuple qui mettait tant dans son travail :  une sociabilité, une subsistance et finalement une fierté. Cela s’inscrit dans une filiation paysanne qui redoute l’injustice d’une vieillesse miséreuse. Cela perpétue un héritage populaire qui veut que le labeur confonde l’eschatologie.

Miette BergouniouxNous transfigurons ainsi en politique ce que Pierre Bergounioux avait opéré en littérature avec le magistral Miette. Le “crétin rural fortement ancré à gauche [1]” avait consacré dans ce roman la part immémoriale du quotidien paysan, la persistance de la vie sous les soubresauts du temps et des hommes. Miette est le roman de l’immuable qui se loge dans la succession des générations. C’est un livre sur l’immortalité de l’âme paysanne. Il arrime les agriculteurs à ce petit peuple romantique. “J’imagine les regrets, l’animosité que pouvait lui inspirer ma présence en ce lieu où il avait vu, vivants, ceux qui depuis trois millénaires, en étaient l’âme et dont il perpétua, seul, dix années durant, l’esprit, les traits, la voix. Il y avait travaillé, pour de bon. [2]” écrit Pierre Bergounioux.

Adrien, Baptiste ou Octavie de Miette n’ont pas d’âge. Ils ne viennent d’aucune époque et de toutes à la fois. Ils sont l’intemporalité du peuple dans ses valeurs et dans ses vices, dans ses vilenies et ses grandeurs. L’auteur explique ainsi : “Le haut plateau granitique du Limousin fut l’un des derniers refuges de l’éternité. Des êtres en petit nombre y répétaient le rôle immémorial que leur dictaient le sang, le sol et le rang [3].

La politique populaire est un patrimoine, une beauté héritée des siècles passés à protéger, tout comme le sont les paysages corréziens de Bergounioux. Ils nous replongent dans une époque, pas si lointaine, où la gauche prenait naturellement le parti du peuple; un temps où on pouvait encore s’émouvoir de vies paysannes frustres en faisant l’ellipse de son ancrage progressiste, car ça allait de soi. Il est bon de faire vivre cette tradition politique, celle notamment d’André Lajoinie et de son hebdomadaire La Terre. Jean-Claude Michea y va d’ailleurs de sa touche : « Je suis devenu révolutionnaire (…)  par conservatisme pour conserver la tradition familiale. ( …) je me suis inscrit naturellement dans une filiation qui remontait jusqu’à la commune. » disait-il au micro de Guillaume Erner sur France Culture.

La tradition politique est-elle un conservatisme ?

Est-ce à dire que cette tradition politique est un conservatisme ? Pas au sens où on l’entend aujourd’hui, celui de réaction, d’anti-modernisme et d’ennemi du progrès. Bien au contraire, cette tradition populaire est même une alliée du progrès. Elle l’épure de sa part de déshumanisation. Elle le rend soutenable en préservant la promesse de dignité dont l’avenir doit être porteur. Écoutons plutôt Bergounioux sur ce point : “ Il était le dernier. Il fut l’homme du devenir, l’agent des métamorphoses. Il s’efforça d’épouser le grand mouvement afin de perpétuer ce que l’éternité qui avait précédé l’éveil du temps, sur les hauteurs, lui avait confié avec l’injonction de maintenir. Il partit pour rester.[4]” Nous touchons au syncrétisme de l’immobilité et du mouvement, à la jonction entre tradition et modernité, à la métabolisation du passé dans le futur. Car c’est bien au nom du devoir d’humanité que nous offrons une retraite presque décente à des agriculteurs dont l’élan réformateur les avait privé. C’est le respect de ce passé qui entrouvre des lendemains qui chantent.

Après l’honneur ouvrier de l’après-guerre croqué par Aragon ou Ferrat, le populeux, le beauf et le campagnard rejoignaient le camp du mal. Ils devenaient moches. Leurs auras n’étaient plus désirables. Cela faisait longtemps qu’on attendait le retour de “hype”. Cela faisait longtemps que la tendance ne s’était pas inversée chez les “beautiful people”. On s’était manqué. Cette loi et ce roman transforment, chacun dans leurs couloirs, les stigmates miséreuses en fierté populaire, comme l’alchimiste changeait hier le plomb en or. Grande littérature pastorale et politique en faveur du peuple, deux manières d’esthétiser à nouveau la contre-culture populaire. Les moqueries “prolophobe”s du “jeudi transpi” de Yann Barthès n’ont plus prises. Elles deviennent même roboratives pour le petit peuple. Tout est pardonné.

[1] Entretien de Pierre Bergounioux avec Antoine Spire, Le Monde de l’éducation, avril 2002

[2] Pierre Bergounioux, Miette, Éditions Gallimard, 1995, p.10

[3]  Pierre Bergounioux, Miette, Éditions Gallimard, 1995, 4ème de couverture

[4]  Pierre Bergounioux, Miette, Éditions Gallimard, 1995, p.102

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