Le “dry january” semble être partout. Sur nos écrans, dans nos esprits et dans nos verres. A-t-il gagné la littérature ? Blanche Léridon notre chroniqueuse a mené l’enquête avec Baudelaire, Aragon, Flaubert et Camus. Entre autres.
Un excès en chasse souvent un autre. Je vous parlais le mois dernier de la “noëlisation” du monde, ce phénomène qui frappe le mois de décembre de ses mièvreries douceâtres et plaisirs régressifs. En bonne civilisation païenne, adepte de pénitence et de rédemption, cette période faste et régressive ne pouvait décemment rester impunie. Il nous a bien fallu trouver une forme de contrition collective, de repentir généralisé pour expurger les excès festifs temporairement consentis. L’idée nous est venue d’Angleterre, dans le courant des années 2010 : le mois de janvier sera sobre et sec. À défaut d’être exonéré de gras (la frangipane est vieille de plusieurs siècles et les boulangers sont en petite forme), nous devrons nous passer d’alcool. Le Dry January est né. Ainsi soit-il.
Généralement adepte des défis de privation et de contrôle (tendance masochiste dont il sera peut-être question dans de prochains papiers), il se trouve que je suis dans l’incapacité systémique de me livrer à cet exercice de sécheresse hivernale. La raison est insoluble quoique d’une grande simplicité : native du 11 janvier, il m’est impensable de ne pas fêter mon anniversaire sans une coupe ou un verre. Un seul accro au Dry January rendrait l’exercice caduque, mieux vaut donc ne pas s’y plier du tout.
Soucieuse néanmoins de prendre ma part dans cet exercice de contrition collective, je décidais d’adapter légèrement mes termes du défi : ne lire, en janvier, que des romans sans alcool. Auteurs abstinents, héros hydropathes, parangons de vertu, récits d’ascétisme ou simple histoire où la boisson est répudiée : voilà le champ de contraintes que je me fixais, convaincue qu’il était suffisamment vaste pour relever le défi sans trop de difficulté. L’exercice s’avèrera beaucoup plus délicat. Il faut dire que je démarrais très mal avec, sur ma table de chevet, à moitié entamés au 31 décembre, La maison d’Emma Becker (nous avions rencontré l’autrice, ici) et Au piano, de Jean Echenoz. Deux titres qui suscitent pourtant une parfaite confiance, la maison comme le piano sont des entités rassurantes, parangons de stabilité et d’harmonie, musicale ou familiale. Mais en littérature comme en beaucoup de choses, les apparences sont souvent trompeuses. Ainsi de La Maison qui est, pour ceux qui seraient passés à côté, le récit de deux ans d’enfermement volontaire dans une maison close berlinoise – un environnement a priori peu propice à la sobriété. Le piano raconte quant à lui les vicissitudes d’un pianiste, Max Delmarc, alcoolique notoire, bien éloigné de la rigueur et de l’ascétisme que pourrait commander sa profession. Pas de chance donc. Mais, pensais-je, tous les ouvrages de ma bibliothèque ne pouvaient être frappés d’une même ivrognerie.
Un après-midi durant, je balayais des yeux les rayonnages, passant chacune des tranches à l’éthylotest, convaincue parfois d’être sur le point de trouver mon graal, mais enchaînant les échecs. Aragon, l’amoureux fou d’Elsa ? Boit l’alcool transparent des cerises. Camus, l’humaniste modèle ? Écrit des romans bourrés de tonneliers, de genièvre et de vin. Flaubert, l’hagiographe d’Un cœur simple ? La bonne Félicitée y est certes sobre, mais elle doit contrer les saouleries du marquis de Gremanville ; Mme Aubain rit à l’idée d’être grise après un petit verre de vin de Malaga et, quand elle entend les tambours de régiments passer dans la rue, Félicité se met devant la porte avec une cruche de cidre à offrir aux soldats.
L’immaculé Blanc de Sylvain Tesson ? Récit de 1 600 km de traversée des Alpes en duo ? L’auteur est abstinent depuis l’accident qui a failli lui coûter la vie ! Mais cela ne l’empêche pas de conserver un souvenir ému de la boisson, comme ce soir où, dans une auberge, son acolyte de marche s’abreuve d’un flacon de grappa. “Je ne buvais plus d’alcool” écrit Tesson, “je regardais mon camarade avec nostalgie et lui révélais la manière russe de se préparer au sommeil : Un premier verre : pas besoin de berceuse ! Un second : pas besoin de couvertures ! Un troisième : pas besoin de lit ! Il se coucha avec ses visions et moi je m’endormis seul puisque sobre.” Il y a bien Arsène Lupin qui chez Maurice Leblanc ne boit que de l’eau (contrairement à ses ersatz télévisuels). Lui pour qui “lorsqu’il boit, l’homme en est réduit à l’état de bête, une bête assoiffée, excitée”, lui dont le créateur partageait l’ascétisme et nourrissait de la sympathie pour les anarchistes de la fin du XIXème siècle, qui refusaient de consommer de l’alcool, symbole pour eux des fastes bourgeois. Lupin a beau être en rupture avec ce monde-là, il évolue constamment dans ses cénacles, et doit composer au milieu des coupes de champagne (il semblerait même qu’il ait fait deux entorses à sa légendaire sobriété, à la fin Des huit coups de l’horloge et dans La Dame blonde).
Lettres éthyliques
Je devais m’y résoudre : l’alcool occupe une place au moins aussi importante dans la littérature hexagonale que dans nos pratiques sociales, qu’il s’agisse d’en louer la volupté ou d’en condamner les funestes effets. De Rabelais qui maintenait “que ce n’est pas rire, mais boire, qui est le propre de l’homme”, à la Première gorgée de bière de Philippe Delerm en passant par les coupes de champagne d’Amélie Nothomb et les pérégrinations alcoolisées d’un Michel Houellebecq ou d’un Frédéric Beigbeder. Jean-Jacques Rousseau dans la Nouvelle Héloïse accuse les hydropathes de tous les maux : « J’ai toujours remarqué que les gens faux sont sobres, et leur grande réserve de table annonce assez souvent des mœurs feintes et des âmes troubles ». Si Céline est un abstinent notoire, hygiéniste obsédé par le vice alcoolique de ses contemporains, il n’exclut pas la boisson de ses livres. Au contraire, il la sollicite constamment, pour en dénoncer les dérives.
Où donc fallait-il chercher ? Depuis quelques années, un nouveau courant littéraire émerge, timidement. Il donne la voix aux alcooliques repenties, le plus souvent des femmes, qui racontent leur douloureux combat pour en sortir. En 2021 Claire Touzard publie Sans alcool chez Flammarion, récit de son chemin tortueux vers l’abstinence, qui démarre précisément un 1er janvier. Stéphanie Braquehais publiait de son côté Jour zéro aux éditions de L’Iconoclaste, un autre “journal de sobriété”. Les éditions Pauvert traduisaient la même année les Récits de la soif de Leslie Jamison, même cheminement vers l’abstinence, ponctué de réflexions sur les liens entre écriture et toxicomanie. Virginie Despentes a beaucoup parlé aussi, dans ses livres comme dans sa vie, du choix de la sobriété, après des années d’addiction et de tourmente. Mais que vaudrait Vernon Subutex sans ses pintes de bière et ses soirées arrosées ?
Tous ces témoignages ont une grande valeur mais échapperont certainement à la postérité littéraire, qui semble résolument alcoolisée, et peu encline à se sevrer. Dans Du vin et du haschisch, paru en 1860, Baudelaire écrit qu’”un homme qui ne boit que de l’eau a un secret à cacher à ses semblables.” Il semblerait que la littérature n’ait pas (encore eu ?) l’envie de le percer.
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