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Le roman, antidote à la “Noëlisation” du monde

Loveactually

Comme un cadeau de Noël. Alors que la fin d’année est là, Ernest vous propose une nouvelle chronique et une nouvelle chroniqueuse. La chronique “Littérature quotidienne” explorera le quotidien dans la littérature, à moins que ce ne soit l’inverse. Elle sera réalisée par Blanche Leridon, essayiste de talent, autrice de l’excellent “Odyssées ordinaires : le matin mode d’emploi” dans lequel elle ausculte ce que le matin dit de nous. Avec “Littérature quotidienne”, Ernest poursuit son ambition de raconter le monde du plus petit au plus grand grâce à la littérature. Dans ce premier épisode, Blanche ausculte la “Noëlisation” du monde et trouve un antidote : le roman. Délicieux. D.M

Le début du mois de décembre marque chaque année l’inauguration d’un curieux phénomène qui ne doit durer que quelques semaines : la “Noëlisation du monde”. Chaque initiative, chaque événement, chaque objet du quotidien semble muter dans une meilleure version de lui-même, une version de Noël.

L’épithète homérique “de Noël” confère à l’objet qui le précède un caractère profondément réconfortant, une présomption de légèreté, une promesse de joie et d’amusement douillets. Il se pare de rouge, de blanc et d’or, sent bon la cannelle et le marron chaud. Le film de Noël, le pull de Noël, le thé de Noël, la bière de Noël, les gâteaux de Noël sont nos plus puissants alliés face au marasme de l’hiver et son lot de contrariétés. Assumant volontiers leur part de kitsch et de niaiserie, ils offrent à celles et ceux qui les consomment un engourdissement voluptueux, exempt de toute culpabilité.

Océan de clochettes et de mièvrerie

John Matychuk 5RGhNBTeplg UnsplashChaque hiver, le champ des objets pouvant prétendre à la Noëlisation semble s’étirer davantage, des traditionnelles décorations vers les déclinaisons les plus saugrenues. Prenons par exemple le sel de Noël à paillettes dorées (toi aussi tu aimes faire briller ta cuisse de dinde dans ton assiette) ou, plus astucieux encore, le shampoing de Noël “cozy by the fire”. Quiconque possède des cheveux et s’est retrouvé un jour à côté d’un feu de cheminée comprend à quel point cette association olfactive est une hérésie. Si votre service marketing n’est pas gagné par de telles fulgurances conceptuelles, il lui suffira de mettre trois produits d’une même famille (condiments, produits de beauté, chaussettes) dans une boîte pour qu’ils soient instantanément transfigurés en un merveilleux coffret de Noël. Nos vies sociales en sont temporairement affectées aussi : nous ne dînons plus simplement chez nos amis, nous partageons ensemble des dîners de Noël (où nous sommes sommés de porter des pulls de Noël et de nous offrir des cadeaux secrets de Noël). Au bureau, nous sommes heureux de nous retrouver autour d’un goûter de Noël (seule manière de légitimer cette pratique totalement incongrue et infantilisante en temps normal). Mais on peut bien se le permettre, c’est Noël après tout.

Dans cet océan de clochettes et de mièvrerie, un élément semble échapper à cette tendance : le roman. Certes, il existe bien des Contes de Noël, mais les livres que l’on pourrait qualifier de la sorte évoquent des réalités beaucoup plus diffuses et ambiguës que celles des films et pulls éponymes. Surtout, les imaginaires qu’ils convoquent sont bien éloignés des atmosphères douceâtres et dégoulinantes que je viens de décrire.

Du plus loin que je me souvienne, le premier conte de Noël qui ait marqué mon enfance est “La petite fille aux allumettes” d’Andersen. L’histoire, Capture D’écran 2022 12 16 À 09.45.03donc, d’une petite fille battue par son père, réduite à vendre des allumettes pour assurer sa propre survie dans une ville passablement hostile, et finissant par mourir de froid dans l’indifférence quasi générale. Certes, cette mort est une délivrance du cruel monde terrestre et marque les retrouvailles avec sa chère grand-mère défunte, mais on est loin de Cameron Diaz retrouvant Jud Law sous la neige à la fin du film The Holiday. Même chez Dickens, pionnier du genre, Noël est d’abord incarné par son plus grand détracteur : Scrooge, éminent préfigurateur du Grinch, vieillard patibulaire, avare et grossier, excédé par cette fête dont il fustige les dérives lucratives et l’hypocrisie. Si le vieux Scrooge se réconcilie avec Noël dans le chant final, la critique des habitudes mercantiles rattachées à la fête comme les travers de la société victorienne de l’époque restent intacts. Ce que défend Dickens dans une démarche qui était avant tout politique, c’est l’esprit de Noël, comme synonyme de tolérance et de générosité, et non pas le dictat des achats et de la bonne humeur.

Loin des romcom américaines aux ressorts narratifs simplistes, les romans de Noël m’évoquent davantage les grandes fresques russes : Anna Karenine ou le Docteur Jivago, leurs atmosphères polaires, leurs intrigues d’une complexité folle et leurs fins tragiques (spoiler : elle meurt, il meurt).

Jivago

Schéma résumant la trame générale et les relations entre les personnages de Docteur Jivago, l’épithète “de Noël” ne tolère pas une telle complexité.

Ces livres n’ont rien de “doudous” et peuvent difficilement s’imposer comme les transpositions littéraires du Love Actually de Richard Curtis ou de la chanson “All I want for Christmas is you” de Mariah Carey. Hugh Grant dévalant les escaliers de Downing street au son de Jump des Pointer sisters – dans Love Actually toujours – n’a pas son alter-ego littéraire (Houellebecq aurait pourtant pu en faire quelque chose de grand, mais passons). Vous me rétorquerez que tout cela est éminemment subjectif, et qu’il existe autant de “romans doudous” que de “films doudous”, et qu’ils ne sont d’ailleurs pas seulement l’œuvre d’auteurs anglo-saxons. Soit, mais ils n’ont pas besoin de Noël pour exister ni garantir leur succès. Et si le livre reste, après les jouets, le cadeau le plus offert et le plus plébiscité par les Français à Noël, les meilleures ventes sont souvent dictées par le goût et les succès d’une année, et non par l’impératif de réconfort ou de bienveillance qu’imposerait la saison.

Le roman a sa propre saisonnalité. Il est souverain.

Si le roman semble échapper à la Noëlisation du monde, c’est parce qu’il est parfaitement souverain et obéit à sa propre saisonnalité – marquée avant tout par la rentrée littéraire de septembre puis, dans une moindre mesure, par celle du mois de janvier, mais peut être surtout par son caractère très profondément intemporel (disons que c’est le cas des grands livres). Si le livre est souverain, le lecteur l’est peut-être encore plus. En toute indépendance, il choisit les ouvrages qui l’accompagneront en fin d’année, sans impératifs saisonniers ou commerciaux. Certains reprendront leur vieil exemplaire de La Recherche là où ils l’avaient laissé l’année dernière, d’autres se réfugieront dans l’humour d’un Fabcaro, d’autres encore profiteront de quelques jours de vacances pour rattraper l’actualité littéraire qu’ils ont manqué.

Depuis 8 ans, je relis tous les hivers Rimbaud le fils de Pierre Michon. Parce que le hasard a voulu que je l’ouvre pour la première fois quelques jour 41h6eBaJFDL. SY291 BO1,204,203,200 QL40 ML2 avant Noël et qu’il est désormais indissociable de cette période. Dans ce livre immense et minuscule à la fois, Michon décrit le petit Rimbaud offrant des poèmes à sa mère qui ne les comprend pas.

Dans ses petites années donc il disait sa poésie et elle l’écoutait, j’en suis sûr. Ils se faisaient ce cadeau, comme d’autres offrent un bouquet et sont embrassés après par leur mère, sous les yeux du père qui sourit (…) Oui, ces deux incommensurables en présence dans des salles à manger de Charleville se frottaient l’un à l’autre, se donnaient une sorte d’amour : cela par le truchement de la langue suspendue en l’air et rythmée”.

Dans la modestie de cette maison ardennaise se joue l’un des plus grands destins de la littérature de notre temps, c’est un cadeau que le petit Arthur nous donne presque par accident. Ça ne sent pas tout à fait la cannelle et ça manque cruellement de paillettes et de ruban, mais ce petit livre là vaut bien des gâteaux et des films réconfortants.

 

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