Emma Becker. Retenez bien ce nom. Son livre “La maison” est l’un des plus renversants de cette rentrée littéraire. Elle raconte deux années où elle fut “pute” en Allemagne dans une maison close. Cela n’a rien de glauque. Au contraire, c’est très beau. Rencontre.
Photos Patrice Normand
C’est certainement le livre le plus étonnant de cette rentrée littéraire. Il est signé Emma Becker, jeune autrice, dont c’est le troisième roman. Le pitch ? Emma a passé deux ans dans une maison close à Berlin. Elle a été “pute”. Elle raconte avec poésie et empathie cette expérience hors du commun dans un livre puissant, tendre et joyeusement écrit. Nous avons eu envie de rencontrer Emma Becker. Pour qu’elle nous raconte pourquoi elle avait choisi de faire ce métier pendant deux ans. Mais aussi pour discuter avec elle de la sexualité des hommes, de la bienveillance et de la tendresse qui sont omniprésents dans son roman, et enfin pour se demander qu’elle est réellement la place de la sexualité dans notre monde actuel. Le tout fut un entretien passionnant, puissant, sans tabous et très loin de la langue de bois ampoulée de certains auteurs.
Qu’est ce qui vous a donné envie de partir dans cette recherche et cette aventure ? Quel a été le déclencheur du livre ?
Emma Becker : Le déclencheur c’est le jour où je suis passée devant un bordel à Berlin et où je me suis rappelée que là-bas c’était légal. C’est alors que sont revenus des souvenirs littéraires des livres de ma jeunesse et de mon adolescence. Les Maupassant, les Zola, tous ces livres représentatifs de la culture littéraire française qui étaient littéralement remplis d’images de prostituées et de maisons closes. Cela ne collait pas du tout avec l’image que l’on a de la prostitution aujourd’hui en France. J’avais l’impression que cet élément collectif important avait été mis sous le tapis, que l’on voulait le nier et l’oublier. J’avais envie de confronter cette vision littéraire de la chose à la réalité, j’avais envie de raconter quelles femmes étaient ces prostituées qui choisissaient librement de faire ce métier, de ce que cela produit sur elles, sur leur désir, et leur rapport aux hommes. C’était une expérience sociale et personnelle superbe. Par ailleurs, alors que l’on évoque très souvent dans les romans la façon dont la mécanique du désir masculin fonctionne, il est très peu question de celle des femmes. Les femmes elles-mêmes parlent très peu de la complexité de leur désir. C’est pourtant cette complexité qui effraie les hommes.
L’idée du roman est venue vite ou vous étiez plutôt partie sur du gonzojournalisme à la Hunter S.Thompson ?
Clairement l’observation participative à la Hunter S. Thompson était au départ le projet initial. Mais petit à petit alors que je faisais ce métier, la distance journalistique s’est muée en distance d’écrivain et le besoin de passer par une forme de fiction à partir du réel s’est imposé. Enfin, ne nous mentons pas non plus, ce que ce métier me permettait de gagner financièrement, le temps libre que cela me laissait, était totalement extraordinaire pour un écrivain. J’avais un boulot alimentaire qui me rapportait beaucoup d’argent et qui me laissait le temps d’écrire et de penser complètement à mon livre. C’était mieux que de travailler comme vendeuse dans une boutique.
Vous parliez du regard et de ce cela dit des femmes. Qu’est-ce que cette expérience a produit sur vous ? Quid du regard social ?
En Allemagne, le stigmate posé sur les prostituées n’est pas du tout le même qu’en France. Même s’il existe. Toutefois, l’impression que le regard social laisse planer est qu’à partir du moment où l’on se prostitue, on entre dans une espèce de gouffre dont on ne pourra jamais plus ressortir. Parce que la société s’imagine qu’une femme en ressort forcément perdue et détruite, parce qu’on ne fait aucune confiance à la résilience des femmes et encore moins à leur capacité de baiser comme un homme, c’est-à-dire sans y apporter d’affect particulier. Ce sont les hommes qui s’imaginent que la pénétration devrait changer notre vie ou devrait nous chambouler complètement. En fait, on a été tellement conditionnées à être utilisées comme objet de plaisir depuis le début de l’humanité que l’on considère inadmissible que des femmes se fassent payer. Pourquoi ne pourrions-nous pas nous faire payer pour un service rendu ? Dans la vie réelle les hommes se comportent parfois comme des clients. Ils ne nous payent pas. Là, au moins, on touche un salaire. Cela n’est donc pas du tout un traumatisme pour moi.
L’idée du livre était-elle aussi de porter un message politique sur la prostitution et par rapport au débat que l’on a eu en France sur la pénalisation des clients ?
Je savais que le bouquin serait nécessairement politisé. Ceci dit pas tant que cela puisqu’au fond la prostitution n’est jamais au centre du débat en France. Ce n’est pas un débat de société. Moi, je ne suis pas militante. Mais ce que je dis, c’est qu’il est totalement illusoire d’espérer faire disparaître le phénomène de prostitution, la seul chose que l’on peut faire, c’est légaliser pour pouvoir ouvrir des endroits où les femmes pourront travailler dans des conditions dignes et qu’en tout cas on fasse disparaître des rues les nanas qui n’ont pas le choix, qui ont des souteneurs etc… Légaliser, cela ne peut être que bon de toute façon. On ne peut pas faire avancer la conditions de ces femmes, sans légaliser. C’est bête comme chou. Mais en France, il y a une ambiance de pudibonderie et de puritanisme. A cela s’ajoute un malentendu de départ. La prostitution menace beaucoup les hommes parce que cela sous entend que les femmes sont beaucoup plus fortes qu’eux puisqu’elles sont capable de se faire payer pour cela. L’injustice biologique que ça sous-tend c’est que les femmes ne sont pas obligées d’avoir une érection. De même, que l’on soit capable de gagner notre vie aux dépends de leur faiblesse du besoin hygiénique d’éjaculer qu’ont les hommes est une chose qui dérange profondément. C’est le mystère et la puissance des femmes. Comme dans cette scène de Nana où le comte Muffat regarde Nana et sait à l’instant même que sa vie est foutue par ce qu’elle provoque chez lui est impossible à refréner. Cette scène est symbolique de l’effroi des hommes pour la puissance de la femme et de la puissance du désir qu’elles peuvent leur inspirer.
“Le système patriarcal étrangle les femmes et les hommes”
Est-ce un livre sur les femmes ou aussi sur les hommes ? Le regard que vous leur porter à eux est bienveillant. Vous vous glissez même dans leur peau à certains moments du livre…
Oui j’ai une grande tendresse pour les hommes. J’ai un amour des hommes qui fait que même si après deux ans dans un bordel il y a parfois un écœurement, mais il y a surtout une empathie pour eux et sur le rôle de ce système patriarcal qui les étrangle comme il étrangle les femmes. Dans ce système, les hommes sont obligés de taire leur féminité, et leurs fragilités. Il ne convient donc ni aux hommes ni aux femmes.
L’historien Ivan Jablonka vient de sortir un livre “Des hommes justes” dans lequel il appelle notamment à une nouvelle masculinité…Qu’en pensez-vous ?
Il y a un passage un peu ridicule où Jablonka explique qu’après le sexe les femmes se font jeter comme des prostituées. Mais c’est faux, après le sexe les putes ne se font pas jeter, ce sont elles qui partent car elles sont au boulot et que celui-ci est terminé. Ces femmes sont au bordel pour travailler. Pas pour trouver un mari ou tomber amoureuse. On a pas envie d’entendre une femme dire “je fais ce métier, sous entendu du sexe, pour manger”. Ce n’est pas parce que les femmes font l’amour pour l’argent que cela enlève le côté sacré du sexe, une fois la porte du bordel refermée. Ce qui est sacré ce n’est pas l’acte, c’est l’abandon, le vertige, la puissance, ce que Bataille décrivait comme un plongeon en soi. Cela est sacré. Pour revenir au livre de Jablonka, ce qui m’interpelle, c’est son présupposé qui fait des femmes des victimes. Forcément. Des victimes structurelles. Je ne suis pas d’accord avec ce postulat.
Je le disais, il y a un regard bienveillant que vous posez sur les hommes et leur désir, mais aussi une forme de pitié… Pourquoi ?
Parce que je me rends bien compte que les hommes sont parfois esclaves de leurs désirs. Les hommes sont amenés à aller dans un endroit pour payer des femmes pour faire l’amour avec eux parce que leur désir est ainsi fait qu’ils ont ce besoin d’éjaculer. Je regarde cela à la fois avec bienveillance mais aussi avec l’œil de la pitié car cela a quelque chose de pathétique quand même. Je ne suis pas certaine que les femmes iraient au bordel si cela était possible. Il y a une certaine forme de “dignité” (je le mets bien entre guillemets) chez la femme qui l’empêche de se satisfaire d’un simple rapport sexuel. Ce que je veux dire c’est que les femmes sont esclaves du désir des hommes. Quand on fait l’amour on se regarde à travers leurs yeux, et de facto, on est soumise à leur désir, leur érection, ou à la vitesse de leur jouissance C’est cela qui nous construit. Quand on se retrouve dans ce cadre où l’on est amenée à avoir des rapports sexuels avec des hommes qui ne nous plaisent pas du tout, on découvre des choses sur nos désirs de femmes. Par exemple, j’ai découvert qu’il était parfois beaucoup plus simple pour une femme d’avoir un orgasme avec un homme qui ne nous inspire rien car cette pression de lui plaire s’effondre et donc nous nous lâchons. Complètement.
“La jouissance des femmes est politique. Elle terrorise les hommes”
Vous aviez écrit un premier roman “Mr” qui racontait la puissance du désir entre une femme et un homme plus âgé. J’ai l’impression que ce thème du désir, cette volonté d’en cerner les contours est au cœur de votre travail. Quid du désir dans un bordel ?
L’un des bouquins qui m’a le plus marquée, c’est “La mécanique des femmes” de Calaferte. Ce livre m’a sidérée et continue de le faire d’ailleurs. On ne sait jamais s’il parle de pute ou de femmes. Tout cela se mélange et je trouvais cela très intéressant. La façon dont il décrit la violence, l’obscénité, la force du désir des femmes qui n’a rien à voir avec le désir plus mécanique des hommes m’a toujours fascinée. Cette espèce de grande joie sombre du désir qui rapproche les hommes et les femmes, ça me passionne, ça me réjouit, ça m’émeut au plus profond de moi-même. Et ce n’est même pas quelque chose de sexuel, c’est que je trouve magnifique cette énergie qui nous pousse les uns vers les autres, qui nous permet de se lever le matin. C’est ce désir pulsion de vie que j’aime et que j’ai envie de raconter dans mes livres.
Il y a aussi une réflexion sur les différences entre érotisme et sexualité, non ?
Oui, c’est d’ailleurs très intelligent de le présenter comme cela. Je pense que la différence entre l’érotisme et la sexualité ou la pornographie, c’est le désir, le report, l’attente. Le “point d’orgue” de Nicholson Baker raconte magnifiquement cela. C’est vrai que ce qui est intéressant dans la sexualité c’est justement l’érotisme. C’est-à-dire ce qui se passe avant et ce qui se passe après. La friction des corps en elle-même est intéressante mais n’est pas le summum. Ce qui sous-tend le désir, ce qui le fait naître, ce qui le fait disparaître, ce qui lui donne sa saveur ou cette fadeur, les milliers de formes que cela peut prendre, oui, c’est mon objet littéraire favori.
Vous êtes vous parfois inquiétée du regard que l’on poserait sur vous suite à ce livre ?
Oui et non. J’ai eu des peurs. Mais elles partaient assez rapidement. Ensuite, je voulais faire ce livre. Il était en moi. On se souviendra de moi pas comme une “pute”, mais comme quelqu’un qui a publié un beau livre. Et puis, franchement, si on se souvient de moi comme une “pute”, je n’en ai rien à foutre.
Dans votre démarche y avait-il une volonté de déconstruire les présupposés sur le désir féminin ?
Non pas spécialement. C’est venu en écrivant. Je voulais juste que l’on entende la voix de ces femmes qui font ce boulot parce que c’est plus simple pour elles. Simplement. Et de montrer que ce n’est pas seulement un boulot sexuel, mais une activité faite de psychologie et d’empathie. Finalement, dans un bordel on s’aperçoit que la dichotomie Maman-Putain retrouve une harmonie. Ces femmes sont les deux, en même temps. Ensuite, ce livre est aussi une façon de montrer la complexité du désir féminin. Un homme qui jouit n’a rien à voir avec une femme qui jouit. Cela ne les laisse pas exsangue comme nous. Pour les hommes c’est presque un choc électrique qu’il faut répéter quasi quotidiennement. Il y a un besoin d’expulser quelque chose faisant ainsi des hommes quelque part des esclaves de leurs corps. Les femmes n’ont pas cette forme d’esclavagisme de leur corps puisqu’elles sont capables de faire l’amour pour plein d’autres raisons que la raison charnelle. On est capables de baiser pour faire plaisir à notre partenaire, parce que cela fait plaisir, parce qu’on a envie de se regarder faire, parce que l’acte sexuel est une jubilation qui n’a pas forcément besoin d’un orgasme pour être jubilatoire. On est capables de baiser avec plus de détachement que les hommes en fait…
“La pute est la meilleure amie de l’homme”
C’est rare d’entendre cela dans la bouche d’une femme…
Oui. Car je crois profondément surestimé le besoin des femmes de mettre de l’amour et du sentiment dans le sexe. Toutefois, je pense que quand une femme fait très bien l’amour avec un homme, très vite cela a tendance à se mélanger dans sa tête. Il faut dire que c’est tellement compliqué le plaisir pour une femme qu’à partir du moment où cela arrive on a toujours tendance à se dire : cela ne peut pas être que du sexe. Ceci dit l’amour sexuel existe aussi. Au fond, la démarche de ce livre est de me mettre dans la peau de ces femmes que décrit Louis Calaferte pour comprendre la différence si tant est qu’il y en est une entre une femme “normale” et une pute. Qu’est-ce qui fait d’une femme une pute ? Et surtout qu’est-ce que l’on dit d’une femme quand on la traite de pute ? Cette insulte est utilisée à mauvais escient car quand on lance dans la rue à une femme : “sale pute”, on se trompe. La pute est celle qui se fait payer pour un service sexuel. Non, ce que l’on évoque, c’est une fille trop libre, qui sourit trop, qui est habillée trop court. Moi j’aime ce mot “pute” parce qu’il terrifie les hommes. Et aussi parce que la pute reste tout de même la meilleure amie de l’homme qui se sent seul, qui se sent moche, qui n’aime pas draguer. Ce qu’on dit quand on traite une femme de pute, c’est “pauvre fille”. Je voulais mettre en lumière ce malentendu de base.
“Je n’ai pas attendu l’affaire Weinstein pour savoir que les hommes étaient des porcs”
Comment se place ce livre dans le débat #Metoo autour du consentement ?
#Metoo est survenu alors que mon livre était déjà écrit. Donc il n’y a pas eu d’incidence réelle. Après, je n’ai pas attendu l’affaire Weinstein pour savoir que les hommes étaient des porcs ! On le sait !
Depuis que le livre est sorti le regard sur vous a-t-il changé et est-ce que votre propre regard sur vous a évolué ?
Avoir écrit un livre dessus sauve de l’opprobre généralement réservée aux putes. Mon livre peut gêner les putes car je suis écrivain avant d’être pute. Mon regard sur moi n’a pas changé. Je me trouve seulement plus construite et en phase avec moi depuis que j’ai vécu cette expérience. J’ai rencontré le père de mon enfant alors que je travaillais encore là-bas. Il a de suite été clair pour nous que je n’arrêterais que quand je l’aurais décidé.
Quid de votre désir personnel ?
Au bout de deux ans et demi il y a une espèce d’écœurement. Quand on sort du boulot, on a pas envie de plaire, on a pas envie de faire l’amour. Cela manquait. Or c’est un moteur fondamental pour moi dans la vie. Quand j’ai arrêté, tout est revenu, les sensations étaient décuplées. J’étais heureuse dans cette maison. Le seul problème est la quantité d’hommes par jour. Ce n’est plus du sexe, c’est du sport. Donc cela influe sur nous, oui. Toutefois cela a permis la reconnexion de mon corps et de mon esprit. Avant faire l’amour était une jubilation mais pas pour les mêmes raisons que maintenant; J’aimais le langage des corps et l’image que cela me donnait de moi. A l’image de la femme véhiculée par la littérature. Aujourd’hui, je pense plus à moi et à ce qui me plaît réellement. Finalement, cela a été une forme de rééducation sexuelle et d’empowerment par rapport à ma propre personne sexuelle.
Comment passer de la multiplicité des hommes à la fidélité du couple ?
Avec mon compagnon, nous sommes dans une relation libre. Nous sommes d’accord pour dire que le sexe est une curiosité naturelle. La seule chose qui compte c’est que quand nous sommes ensemble, cela soit vrai.
Emma Becker, “La maison”, Flammarion
[…] été parmi les premiers à dire qu’il fallait la lire et, déjà elle nous annonçait que le « désir était la plus belle matière littéraire qui soit », nous avions fait de son précédent livre l’un des cinq indispensables de la rentrée […]