Après Chirac, de Gaulle, Mitterrand, Mendès France, Séguin et Marchais, Simone Veil adresse à son tour sa lettre à France. À l’heure ou la menace de l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite se fait de plus en plus réelle, elle nous met en garde contre la tentation du repli sur soi et nous place devant nos responsabilités.
France, ma très chère France,
Prendre la plume pour m’adresser à toi aujourd’hui me semble pour le moins incongru, mais tellement essentiel. Je t’ai quitté le dernier jour de juin, il y a cinq ans, quelques jours après l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République. Un Président largement élu avec plus de deux tiers des voix face à Marine Le Pen. Sa victoire, si nette, m’avait apaisée, je dois te l’avouer. Au soir de ma vie, alors que les forces m’abandonnaient peu à peu, de sombres souvenirs ont resurgi dans ma mémoire en voyant la dirigeante du Rassemblement National parvenir au second tour de l’élection présidentielle. Comme ce fut le cas pour son père avant elle en ce funeste 21 avril 2002. Le sursaut dont tu as su faire preuve pour empêcher la catastrophe d’arriver m’a permis de partir l’esprit libéré. Un répit de courte durée, malheureusement. Voilà que l’histoire se répète, une fois de plus. Une fois de trop suis-je tenté de te dire.
Tu sais, l’écho de ta colère m’est parvenue bien avant dimanche dernier. Elle gronde si fort depuis quelques temps qu’il est difficile d’y échapper. Sous la coupole du Panthéon, où je repose désormais, elle raisonne avec une telle force qu’elle trouble plus d’un des « Grands Hommes » qui m’entourent. À vrai dire, nous nous inquiétons pour toi. Chacun, chacune, nous aimerions pouvoir trouver les mots pour t’apaiser, ou du moins les murmurer à l’oreille de celles et ceux qui s’expriment en ton nom, parfois à tort et à travers. Pas pour qu’ils les répètent mécaniquement, comme ils en ont pris l’habitude, mais pour qu’ils les aident à se trouver eux-mêmes, à s’accomplir avant de s’imaginer capables de t’incarner à travers un destin national. La responsabilité est écrasante et la plupart n’en n’ont pas suffisamment conscience.
Se réclamer de l’héritage d’une pensée politique ou de combats sociétaux nécessite avant tout chose une grande humilité. Une qualité trop rarement perçue ces dernières années chez nos dirigeants politiques, il faut bien le reconnaître. Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle, dimanche dernier, l’ont cruellement démontré.
Pour ma part, tu le sais, je ne suis pas de ceux et de celles qui redoutent l’avenir. La vie m’a appris à surmonter les épreuves sans jamais perdre courage, encore moins m’apitoyer sur mon sort. Quel que sera ton choix le 24 avril prochain, il te faudra l’assumer, surtout si tu finis par céder à la tentation de l’extrême droite. Ce choix te coûterait cher, tu peux me croire. Seuls ceux qui n’ont jamais été confrontés à la stigmatisation, au rejet, à la persécution, à l’effroi, à l’innommable, s’imaginent que pointer du doigt l’étranger, dénoncer son voisin ou renoncer à la fraternité leur apportera la paix.
Lorsque la haine frappe à votre porte, elle saccage tout, n’épargne rien ni personne.
Lorsque la haine frappe à votre porte, elle saccage tout, n’épargne rien ni personne. Donner le pouvoir à ceux qui prônent l’exclusion et la division débouchera, tôt ou tard, sur des larmes. Et quand tu te retrouveras face au Mal, il sera trop tard pour pleurer sur ton sort. Comme j’aimais l’affirmer à l’époque où je me donnais sans compter pour les idées que je défendais : « les erreurs ne se regrettent pas, elles s’assument.»
France, je sais que tu doutes, que tu cherches ta voie, la voix qui te rassurera. Je te demande donc de m’écouter. Mes engagements n’ont jamais été conditionnés par je ne sais quel consensus médiocre et boiteux entre les innombrables opinions qui ne cessent de diviser notre vieux pays. Ils reposent sur des valeurs que j’ai constamment défendues : la liberté, la dignité, l’égalité, la laïcité, la fraternité, la dignité des femmes et la solidarité des peuples. Ces principes sont indissociables de l’idée même de notre démocratie républicaine. Toute ma vie je me suis battue pour eux, je n’en attends pas moins de toi.
Le contexte dans lequel nous vivons depuis deux ans nous montre que le monde d’aujourd’hui a moins besoin d’affrontements, de divisions et de fermetures que de bienveillance, de justice et de fraternité. La tentation du repli sur soi est un poison qui finira par t’étouffer. Tu dois refuser de te laisser instrumentaliser par ceux qui voudraient te convaincre que “l’autre” est une menace. Bien au contraire, “l’autre” est une chance. L’acceptation de la diversité au sein de la République ne menace pas l’unité nationale. Pas plus qu’elle ne remet pas en question l’existence d’une culture commune, de valeurs partagées, d’une même appartenance à l’Humanité. C’est tout l’inverse.
Je t’aime profondément, France, malgré tes travers qui n’ont cessé de me surprendre tout au long de ma vie publique. D’où je suis, je peux sentir battre ton cœur. Cette vie à laquelle je me suis accrochée quand on a voulu me réduire à néant, cette lumière qui m’a guidée quand on voulait m’enfermer dans la nuit, cet espoir qui construit les beaux lendemains est un bien précieux qu’il te faut chérir.
Relève la tête, France, et regarde l’horizon. Au-dessus des nuages, le ciel est toujours bleu.
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