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Lettres à France : Philippe Seguin

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Après Chirac, de Gaulle, Mitterrand et Mendès France, Philippe Séguin livre son regard sur la campagne présidentielle. Fidèle à lui-même, il s’interroge sans retenue sur le ralliement de Jean-Pierre Chevènement à Emmanuel Macron.

Le roi antique, Mithridate le Grand, ingérait quotidiennement une faible dose de poison pour habituer son organisme à celui-ci et développer, petit à petit,  une résistance endogène. Emmanuel Macron absorbe progressivement les corpus politiques adverses, pour en faire des oppositions inertes. En 2017, aucune indigestion n’a été constatée, malgré quelques traces de François Bayrou. Le résultat est un adossement du centre droit au centre gauche, une opération évidente tant le clivage était stérile et fossilisé. L’alternance en 2022, c’est la mue du macronisme par ses évolutions successives, au fil des fusions acquisitions.

Le Président tente une OPA sur le républicanisme populaire

On a beau dire que la campagne présidentielle de 2022 est lénifiante, l’engagement de Jean-Pierre Chevènement aux côtés de Macron est un coup de tonnerre. La nouvelle est venue me saisir dans l’au-delà, où je passe une mort paisible. Le Président tente une OPA sur le républicanisme populaire. Il annexe le dernier bastion idéologique, situé hors de l’hémiplégie partisane, qui pouvait constituer la seule opposition opérante. Cela n’a rien d’évident. Rappelez-vous, en 2002, j’avais des compagnons sur l’autre rive, une proximité forgée quelques années auparavant, notamment sur la question européenne.  Au “Parisien”, j’avais dit : “J’ai beaucoup d’estime et d’amitié pour l’homme Jean-Pierre Chevènement.[1]” Pourtant, à l’époque, ma famille partisane a primé. Je suis resté fidèle à mon RPR et à son candidat, Jacques Chirac. Une camaraderie qui m’a profité, comme chacun sait. Malgré les appels du pied insistants de Chevènement, j’ajoutais à son propos au “Parisien” : “J’ai beaucoup moins d’estime pour sa candidature qui n’est pas une candidature de rassemblement, mais d’auberge espagnole (…) . Il est clair qu’une moitié de son électorat estimera avoir été trompée lorsqu’il aura fait connaître son choix pour le deuxième tour. Et il y a toute chance que ce soit celle qui vient de la droite. Parce que je vois mal Chevènement décider de se reporter sur Jacques Chirac. (…).[2]” La fidélité aux hommes paye moins que la poursuite d’un idéal. Macron, lui, ne persévère ni dans l’une, ni dans l’autre.

Emmanuel Macron est à l’intérêt général ce que Laurent Voulzy est à la poésie

En 2022, Jean-Pierre Chevènement a franchi le rubicon que je n’avais pas réussi à enjamber pour lui en 2002. C’était sans doute aussi contre-nature à l’époque que ça ne l’est aujourd’hui. C’est, au choix, une forfaiture ou une fulgurance. Certes, Emmanuel Macron a évolué vers  une conception plus franche de la laïcité. Il a réussi à attirer à lui les figures du printemps républicain sur cet aggiornamento. Les crises du quinquennat ont obéré la destruction créatrice de Palo Alto pour le keynésiansime du « quoi qu’il en coûte ». Il a également rompu avec un dogme décennal en renouant avec la tradition d’indépendance énergétique. Dans la plus pure tradition gaulliste, la défense du nucléaire français redevient centrale. Même si elles sont imparfaites, Jean-Pierre Chevènement juge ses évolutions suffisantes pour le rejoindre. Cela le regarde.  Pour moi, Emmanuel Macron est à l’intérêt général ce que Laurent Voulzy est à la poésie. Le choix du communiste Fabien Roussel aurait au moins eu l’avantage de ne pas confier aux assassins de préfet, le soin de légiférer.

Dans cette campagne, que reste-il à faire au candidat Macron pour digérer complètement le courant républicain ? Mon héritage de gaulliste social, pardi ! Jean-Pierre Chevènement et moi sommes Janus, les deux sensibilités d’un même courant. J’ai été un esprit libre au sein de ma famille politique. Contre la doxa du moment, j’insistais en 1993, alors Président de l’Assemblée Nationale, sur la mère de toutes les batailles politiques :  la lutte contre le chômage. J’indiquais à la tribune que : “(…) Nous vivons depuis trop longtemps un véritable Munich social. (…) Celui qui ne travaille pas ou qui ne travaille plus n’est pas seulement privé de ressources financières, il est dépossédé de son identité, son existence est progressivement destructurée, il est la victime désignée d’un processus irrésistible d’exclusion du corps social.”[3] Je voyais dans la mondialisation libérale et la politique monétaire inepte, des causes notoires de ce désastre public. Cela détonnait à l’heure où le vibrionnant Edouard Balladur rendait son indépendance à la Banque de France et bouleversait le financement de la sécurité sociale. J’osais même : “Le plus grand des paradoxes ne serait-il pas que nos démocraties donnent raison à Marx au moment même où le communisme est mort[4]”.  Le grand mou de Matignon s’en était étranglé avec son macaron. Macron marchera-t-il dans mes pas ? Deviendra-t-il un marxiste hétérodoxe et démondialisateur ? Instaurera-t-il le pilier inachevé du new deal, le droit garanti à l’emploi ? Il faudrait, pour cela, qu’il amende ses conceptions monétaires. D’Alain Minc à Alain Badiou, l’écart va être un peu grand, même pour un acrobate de la sincérité. Macron risquerait l’élongation électorale.

“On est souverain ou on ne l’est pas, mais on ne l’est jamais à moitié”

J’ai toujours été fermement attaché à l’indépendance de la France. Dans mon plus célèbre discours concernant le référendum relatif au traité de Maastricht, je rappelais : “On est souverain ou on ne l’est pas, mais on ne l’est jamais à moitié. La souveraineté est, par essence, un absolu qui exclut toute idée de subordination et de compromission […] Un peuple souverain n’a de comptes à rendre à personne et n’a, vis-à-vis des autres, que les devoirs et les obligations qu’il choisit librement de s’imposer à lui-même.[5] Le macronisme est, par nature, fédéraliste. En matière européenne, « la connerie, c’est la décontraction de l’intelligence », comme aurait dit Jésus (celui qui a des démons chez Bernie Bonvoisin, pas l’autre). Comment concilier ma conception de la souveraineté et la vision européenne du Président candidat ? Elles sont antagonistes. Si la question européenne ne revient pas au centre des débats lors du prochain quinquennat, Emmanuel Macron pourra, à la manière de Jean-Claude Duss, maintenir le malentendu sur le sujet. Cela pourrait marcher. En revanche, en cas de surgissement d’une crise des dettes souveraines en Europe, comme nous l’avions connue en Grèce en 2015, alors l’attelage précaire entre Emmanuel Macron et le courant républicain volerait en éclat. À ce propos, le climat économique continental ne range pas l’épopée d’Alexis Tsipras au rang des vieilleries. L’Histoire réserve des surprises à ceux qui, avec Charles Peguy, croient en la République…notre royaume de France.

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[1] “Seguin attaque Chevènement”, Le Parisien, 10 février 2002, entretien avec Myriam Lévy et Dominique de Montvalon
[2] Ibid.
[3] Discours de M. Philippe Séguin, président de l’Assemblée nationale et membre du RPR, sur son analyse des causes de l’augmentation du chômage et sur ses propositions pour aller vers une société de pleine activité compte tenu de la concurrence internationale, Paris le 16 juin 1993.
[4] Ibid.
[5] Discours de M. Philippe Seguin, le 5 mai 1992 à l’Assemblée nationale

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