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Lettres à France : François Mitterrand

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Cette semaine, alors que la campagne présidentielle suit son cours, Ernest a invité, dans ses lettres à France, François Mitterrand. Ce dernier a choisi une façon bien à lui de nous parler de cette élection, de la France, mais aussi de la gauche avec la complicité de la plume de David Medioni.

“Lettre à Anne… n°1200 et quelques…”

De là où je suis, mes chers compatriotes, je ne vous quitte pas.

Je vois ici ou là la tentation nationaliste reprendre le dessus. Je vous avais pourtant mis en garde, dans l’un de mes derniers discours, devant le Bundestag à Berlin : “Le nationalisme, c’est la guerre“. Cette phrase résonnait étonnamment avec celle – magistrale – de Romain Gary, cet écrivain que j’ai lu et aimé moins que d’autres, sans trop savoir pourquoi, et dont je ne possédais qu’un seul livre dans ma bibliothèque. Dans “Éducation européenne”, il écrivait “le nationalisme c’est la haine de l’autre, le patriotisme c’est l’amour des siens”.

Souvent donc, mes chers compatriotes, les forces de l’esprit me ramènent vers vous et vers ce que vous vivez. Évidemment, certaines choses me paraissent inconcevables ; cette société de la transparence et du temps accéléré dans laquelle vous vivez m’horripile au plus haut point. “L’éternité, c’est long surtout vers la fin”, s’amuse Woody Allen… Certes… Cependant, l’accéléré c’est toujours inintéressant.

Mais je m’égare… J’étais là pour écrire une lettre à Anne. Ce sont des choses que j’aime bien faire les lettres à Anne. Qu’ai-je aimé lui écrire, qu’ai-je aimé chercher le mot le plus juste pour dire la profondeur, la puissance, la sensualité, l’incommensurabilité de notre amour. Que me remplit de plaisir l’idée que des amants d’aujourd’hui se partagent nos mots pour se dire la beauté de leurs amours. Écrire, graver, tracer cet amour…

Certainement que si je n’étais pas devenu président, aurais-je persévéré dans cette idée de devenir un orfèvre des mots. D’ailleurs, Gary (encore lui) dans “La nuit sera calme”, en gaulliste qu’il était me chambrait gentiment en déclarant qu’il fallait me suivre en tant… qu’écrivain. Mais là encore, je m’égare…

Est-ce à dire que la campagne ne m’intéresse pas ? Je vous laisse juge …

Aujourd’hui je voulais donc écrire, non pas à mon Anne, mais à notre Anne. Celle qui doit représenter notre gauche, la gauche de gouvernement qui essaye, qui transforme et qui n’abdique pas sur les valeurs fondamentales de République, de laïcité, de progrès et d’universalisme. Cette gauche que j’ai contribué à construire.

Anne, notre Anne. J’aime ton courage, ton parcours, j’aime cette abnégation dont tu fais preuve en portant les couleurs du parti d’Epinay. Oui disons-le, chère Anne, j’aime ton geste. Telle Cyrano tu cultives cette idée selon laquelle “c’est encore plus beau lorsque c’est inutile”. Socialiste un jour, socialiste toujours. Disons-le également, ma chère Anne, j’exècre toutes celles et tous ceux qui tentent de faire peser sur tes seules épaules les causes de notre ridicule position actuelle. J’exècre toutes celles et tous ceux qui au lieu de travailler, de penser et d’analyser la société comme doit le faire la gauche se sont contentés de se mettre en marche pour gagner des élections. Cette attitude de leur part dénote bien de leur incurie. Depuis vingt ans, ils sont nuls. Archi nuls, même. Imbéciles ! Voilà ce que dirait ma marionnette de feu les Guignols de l’info.

Anne, sois donc assurée de mon amour inconditionnel pour cette idée qui t’a conduit à prendre la responsabilité de porter les couleurs du parti à la rose. Évidemment, Anne, il est trop tard pour arrêter. C’est dommage, tant un retrait aurait été un électrochoc pour tous les idéalistes de la gauche qui ne met jamais les mains dans le cambouis. Hugo/Hoederer. Les Mains Sales… Toujours. Trop tard pour arrêter… Mais tout de même, je m’interroge… Quoiqu’il en soit, l’échec ne sera pas seulement le tien. Il sera collectif. Il obligera les “forces de progrès” à se poser enfin les vraies questions et à se tourner vers le moteur de l’histoire, celui qui nous a permis de l’emporter en 1981 : l’espoir.

Pour y parvenir, il nous faut nous tourner à nouveau vers la société. Pour la comprendre, la penser, et surtout, surtout, lui façonner un avenir. Le triomphe de l’éphémère est intéressant mais il n’est que broutille à côté de ce que la gauche peut et doit envisager pour la société. Il y en a un que j’ai bien connu qui essaye de prendre le costume de la gauche. Il a le chapeau, la gouaille, la cravate bien rouge, mais a-t-il les épaules ? N’est pas Jaurès qui veut. N’oublions pas que les pacifistes sont à l’ouest, et les missiles à l’Est.

Le chemin sera long et escarpé comme les pentes vallonnées du Morvan où j’aime me promener. Après le travail, soyons-en convaincus, la Roche de Solutré sera montée. J’aime ces mots d’Yves Bonnefoy, le poète, qui peuvent peut-être nous servir de guide dans la réinvention de la raison d’être du progrès et des forces qui le portent : “la poésie est ce qui prépare à un rêve partagé qui ne serait plus solitude”.  Réapprenons à habiter notre monde en poésie, peut-être, qu’alors nous y puiserons la créativité pour imaginer l’avenir. Un avenir de progrès social et de fraternité.

Ainsi, j’étais donc convoqué pour une lettre à France et voilà que j’écris une lettre à Anne, incorrigible amoureux que je suis… Mes chers compatriotes, quelques mots supplémentaires qui résonneront peut-être avec la campagne actuelle et les bêtises que j’ai pu en percevoir. Quelques mots qui traceront, peut-être, une voie pour le jour du vote. Je les ai prononcés en Sorbonne le 18 mai 1987 lors d’un colloque sur la pluralité des cultures. “Nous sommes français, nos ancêtres les Gaulois, un peu romains, un peu germains, un peu juifs, un peu italiens, un petit peu espagnols, de plus en plus portugais, peut-être qui sait un peu polonais, et je me demande si nous ne sommes pas de plus en plus arabes… Je reconnais que voici une phrase imprudente, c’est celle-là qui sera épinglée et qui incitera à dire : Vous voyez bien, c’est le président de la République qui le dit… Ils me répéteront peut-être sans mettre exactement le même sens au propos que je tiens…”

Vous le voyez, mes chers compatriotes, de là où je suis, je ne vous quitte pas.

Vive la République, vive la France !

François Mitterrand

Toutes les “Lettres à France 2022” sont là.

 

2 commentaires

  • Lettre perspicace de notre regretté Président .
    Certes l’échec est collectif , depuis cinq ans aucun socialiste ne s’est mis au travail pour proposer un programme .
    Le temps n’est plus au socialisme mais aux gesticulations bruyantes, vulgaires ; espérons que le socialisme reviendra un jour , plus fort , plus déterminé.

    Muriel Laroque

  • […] Chirac, de Gaulle, Mitterrand, Mendès France, Séguin et Marchais,  Simone Veil adresse à son tour sa lettre à France. À […]

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