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Sein Tartuffe de cassation

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“Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.


Par de pareils objets les âmes sont blessées,


Et cela fait venir de coupables pensées.”

Voilà ce que déclare Tartuffe à Dorine. Dans la célèbre pièce de Molière cette phrase dénonce l’hypocrite. Celui qui fait mine de ne pas vouloir voir alors qu’en fait il n’attend que cela.  
Quand il écrit cela en 1669, Molière n’imagine pas forcément qu’en 2020, cette maxime aura toujours autant d’acuité pour vilipender l’hypocrite. C’est, en effet, en véritables maîtres tartuffes que les magistrats de l’auguste Cour de cassation ont agi cette semaine. Devant eux se présentait une affaire simple : celle de la militante Femen Iana Zhdanova qui avait, en juin 2014, exhibé sa poitrine au musée Grévin à côté de la statue de Vladimir Poutine. Son but : protester contre la façon dont fonctionne le régime russe et notamment la façon dont sont traités les opposants politiques, au premier rang desquels les Femen.

La Cour de cassation, saisie par le parquet (donc l’État) a décidé de remettre en cause le jugement de la Cour d’appel qui, elle, avait bien signifié que Iana Zhdanova devait être relaxée du chef d’accusation d’exhibition sexuelle puisque, en l’espèce, sa façon de s’afficher poitrine nue était un mode d’expression politique et qu’il n’appartenait du reste pas aux magistrats de dire aux femmes comment il convenait d’employer leurs seins.  
Car, au fond, en refusant de voir que l’action des Femen est une action politique, les tartuffes de la Cour de cassation participent de la mise sous coupe du corps des femmes. Des femmes libres décident que leur mode d’expression politique et artistique est de sortir poitrine nue, et des hommes, eux, disent l’inverse. Ils assènent : « vos seins sont sexualisés ». Drôle de façon d’écouter la parole des femmes. Si des hommes étaient apparus torse nu à côté de la statue de Poutine à Grévin pour protester contre le régime, cela aurait-il été considéré comme de l’exhibition sexuelle ? Évidemment non.

Aussi, ce jugement des « Sein Tartuffe de Cassation » rappelle plusieurs choses : d’abord, il vient nous dire que la plus haute juridiction française considère encore qu’elle peut disposer du corps des femmes en assignant à leurs seins une « connotation sexuelle », il vient aussi montrer le problème que la société a toujours eu avec les seins des femmes.

Dans un livre intitulé « Seins : en quête d’une libération » à paraître chez Annamosa, la semaine prochaine, la politologue Camille Froidevaux-Mettairie s’interroge d’ailleurs sur ce fait étrange qui conduit le clitoris à être plus libéré que les seins.

« Cette omission étonne, les seins ne condensent-ils pas à eux seuls toutes les caractéristiques féminines qui ont justifié et perpétué la domination masculine ? Ils sont le symbole par excellence de la maternité (seins-nourri-ciers), le signe privilégié de la féminité (seins-étendards) et l’antichambre de la sexualité (seins-préliminaires), une triade qui synthétise l’injonction millénaire adressée aux femmes : devenir et demeurer des corps sexuels et maternels à disposition. On est surpris donc de ne pas observer dans le champ féministe d’investissement sur les seins qui soit aussi ample, conséquent et efficace que celui auquel a donné lieu le clitoris. »

 C’est, en effet, l’une des clés  importante du problème.

Mais revenons à Tartuffe. Dans la pièce de Molière, Tarfuffe déclare « cachez ce sein que je ne saurais voir ». Dans cette maxime célèbre, Tartuffe ne veut pas voir, et au lieu d’apprendre à voir, il demande à Dorine de cacher son sein. C’est exactement ce qu’on fait les “Sein Tartuffe de Cassation” : des femmes disent « nous montrons nos seins parce que le ciel est bleu », ils répondent de façon péremptoire : « Non. Vous montrez vos seins parce que le ciel est rouge ». Comme si la parole de ces Femen et leur combat n’avaient aucune voix au chapitre. Étonnante décision. Affligeante décision pourrions-nous même écrire tant, en 2020, il serait bien que l’on arrête de dire aux femmes ce qu’elles doivent faire. Au contraire, elles décident librement de faire ce qu’elles veulent avec leurs corps.

Dans sa courte nouvelle fantastique, « Le sein », Philip Roth (encore lui) termine l’histoire loufoque d’un professeur de littérature transformé en sein par des vers de Rainer Maria Rilke tirés du poème « Torse archaïque d’Apollon ». Dans ce sonnet, le torse n’a ni tête ni membre, mais il est beau et viril, reconnu comme tel. Un coup mâle, un coup femelle. Comme si le sein maternel et le torse mâle ne faisaient qu’un. Si les Tartuffe de la Cour de Cassation ne comprennent pas le premier argument sociétal qui fait que les femmes peuvent disposer comme bon leur semble de leur corps, ils peuvent toujours relire Philip Roth et s’imaginer transformés en sein. Peut-être comprendront-ils alors que l’avis juridique de magistrats Tartuffe sur ce qu’ils sont devenus n’est pas le bienvenu, et que les seins aiment être libres !

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