Emma Becker, une autrice qu’Ernest apprécie particulièrement pour la puissance de ses mots et de ses choix littéraires, est de retour avec un livre incandescent “Odile l’été” dans lequel elle interroge les imaginaires sexuels. Nouvelle rencontre.
Photos Patrice NORMAND
Emma Becker sait comme nulle autre peindre, raconter, dire, sublimer tout en en perçant la réalité ce qu’est le désir et ce qu’il fait de nous. Elle est l’une des autrices d’autofiction les plus douées de sa génération tant par la qualité de son style que par l’audace des histoires qu’elle raconte. Nous l’avions rencontrée longuement pour son livre « La maison » et avions été parmi les premiers à dire qu’il fallait la lire. Déjà elle nous annonçait que le « désir était la plus belle matière littéraire qui soit », et nous avions fait de son précédent livre l’un des cinq indispensables de la rentrée littéraire.
Avec « Odile l’été », publié dans la collection “Fauteuse de Trouble” dirigée par Vanessa Sprintera, chez Julliard, elle poursuit son sillon. Dans cette collection qui a pour ambition d’interroger les corps, les sexualités, et les représentations, Becker prend toute sa place.
Dans ce roman, Emma Becker raconte le cheminement sensuel d’une femme. Son attirance première pour son amie, Odile. Les plaisirs, les premiers hommes. Les autres, aussi. Au travers le récit de ce chemin de femmes, Becker ausculte la construction érotique et sensuelle des individus, et notamment des femmes, vers l’hétérosexualité. Elle le fait dans une langue exquise, pleine de volupté et d’érotisme. Une langue qui donne chaud autant qu’elle fait réfléchir. Nouvelle rencontre avec Emma Becker. Toujours aussi libre, toujours aussi décoiffante, toujours aussi passionnante.
D’où est venue l’idée de raconter ce cheminement sensuel d’une femme ?
Emma Becker : Ce « Odile l’été » est une commande de Vanessa Springora, mais je l’ai très naturellement acceptée car elle s’inscrit totalement dans mon projet littéraire qui ambitionne d’interroger la construction des identités sexuelles et sensuelles et de raconter, grâce à l’autofiction, un chemin, un rapport au corps et un rapport aux hommes aussi. Dans « Odile l’été », je tente d’interroger la question qui -forcément – à un moment ou un autre de leur existence taraude les femmes : suis-je lesbienne ?
J’ai vécu cela et l’Odile du livre également et pourtant, nous sommes toutes les deux devenues hétérosexuelles. Nous sommes allées vers les hommes. En me plongeant dans cette histoire, je me suis aperçue qu’en fait, tout ce que nous vivions, la façon dont cela est envisagé par la société, et même le regard que nous portions dessus était en fait un regard de quelque chose qui n’existait pas vraiment. Comme si être lesbienne en étant jeune constituait une trahison par rapport à la société dans son ensemble, la femme étant destinée à aller vers les hommes.
Vous semblez dire qu’une sorte d’éducation ou de « dressage » pèse sur les femmes ?
Emma Becker : En quelques sortes, oui. L’éducation des femmes à l’hétérosexualité se fait très tôt dans leur existence. Elles sont conditionnées à plaire aux hommes, tandis que les hommes eux sont conditionnés à « prendre ». Après, ce que j’ai souhaité faire dans ce roman c’est d’interroger la construction de notre hétérosexualité. On n’ausculte jamais cela, or comme les autres préférences sexuelles, il y a des raisons qui tiennent de l’acquis, mais aussi de l’inné. Cela m’a passionnée de plonger dans les tréfonds de mes souvenirs et des sensations pour raconter.
En écrivant, ce livre je fais un cadeau aux hommes en leur racontant ce qui se passe réellement dans la tête des femmes. Les envies qu’elles ont, les pensées qui les habitent, et aussi et surtout l’amour des hommes qu’elles peuvent avoir. L’amour des hommes que moi-même je ressens et narre dans tous mes livres.
“Faut-il vraiment choisir entre les bites et les chattes ?”
Dressage, éducation, ces mots ne sont-il pas un peu forts ?
Emma Becker : Ils sont forts, oui. Mais pour enclencher le dialogue. Je suis une adepte du dialogue entre les sexes et je suis persuadée que les questions posées par ce roman peuvent entraîner une réflexion globale des hommes et des femmes dans ce qui les construit.
Je me suis toujours demandée comment j’étais devenue hétérosexuelle et même si cela signifiait réellement quelque chose.
Interroger ses désirs, sa sexualité, ses envies, cela permet de mieux se connaître, de pratiquer une forme de chemin initiatique qui nous rend forcément meilleur.
Comment tendre vers une plus grande égalité ?
Emma Becker : Justement par la question. Les questionnements sont des ouvertures. Si nous les partageons, alors ils promettent des relations charnelles plus intenses, plus complètes et plus fortes. Je crois également que la littérature a aussi un pouvoir d’éveil et de mise en musique des fantasmes. Je me souviens de mon propre éveil, notamment grâce à la bande dessinée de Manara, de Reiser et de Vuillemin. C’était dégueu, mais cela interpellait.
La question sous-jacente du livre est celle de la bisexualité…
Emma Becker : Oui. Et pourquoi pas ? Faut-il réellement choisir entre les bites et les chattes ? Je crois que la bisexualité est l’une des réponses à la problématique mondiale de l’égalité entre les hommes et les femmes.
Ceci étant dit, je suis consciente que la bisexualité est plus simple à revendiquer pour moi qui suis une femme que pour vous qui êtes un homme. Justement parce que cette bisexualité féminine a toujours été magnifiée par le regard des hommes qui est le regard dominant dans la société.
Parler de la bisexualité, et pour certaines féministes de la sortie de l’hétérosexualité apparaît comme une question politique…
Emma Becker : La sexualité a toujours été une question politique. Ceci dit, vous avez raison, la question du plaisir et de la fonction érotique de chacune et de chacun ne doit pas être perdue de vue. Cela doit surtout être du plaisir et de la joie ! Pour ma part, je revendique mon amour des hommes, l’envie de leur plaire et de les séduire mais mes moments charnels les plus intenses l’ont été avec des femmes. Les hommes, en revanche, m’attirent toujours par l’intellect.
Vous parliez du plaisir. Avez-vous pris plaisir, justement, à écrire crûment ?
Emma Becker : Oui énormément. Pour la première fois dans un livre je pouvais le faire librement puisque cela faisait partie de la commande de Vanessa Springpra. Écrire un livre érotique qui puisse interroger et réinventer les imaginaires sexuels. Je me suis amusée à utiliser les mots « chibre » ou « turgescent » justement pour réinventer les langages de la sexualité.
Vous tracez de livres en livres ce sillon d’une voix de femme qui interpelle nos sexualités à travers vos héroïnes. Les voix d’hommes manquent-elles sur ce front ?
Emma Becker : C’est une certitude. La littérature est une machine sublime à créer des fantasmes et à façonner des imaginaires. Les hommes manquent sur ce point d’humour. Quand ils s’emparent de la matière c’est pour narrer leurs exploits. Ils seraient beaucoup plus drôles, tel Philip Roth, en s’amusant de leurs pannes, de leurs érections flageolantes, de leurs éjaculations trop rapides etc. Ils contribueraient à dissiper le mythe de la performance et cela nous permettrait à tous et toutes de mieux jouir.
“Odile l’été”, Emma Becker. collection “Fauteuse de trouble”, chez Julliard, 20 euros.