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Dans les cabanes d’Emilie de Turckheim

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Chez Ernest, nous ne connaissions pas Emilie de Turckheim (Honte sur nous ! ). Nous avons lu son dernier roman “L’enlèvement des sabines” chez Héloïse d’Ormesson. Et pour le dire simplement : nous sommes tombés amoureux du style de l’auteure et de son audace. Nous sommes donc allés la rencontrer. Il y fut question d’imaginaire, de grains de sables et de cabanes. Lisez Emilie de Turckheim. Vous allez aimer.

Ernest Mag EnlevementdessabinesRencontrer Émilie de Turckheim tant pour l’interviewer qu’en lisant ses livres, c’est s’assurer d’un voyage sensible rempli d’imaginaire. La preuve, même dans un café nommé le Descartes où le rationalisme le plus froid aurait dû guider la discussion, celle-ci fut remplie de beauté, d’inattendus et de sensibilité. Sans pour autant oublier un fil à plomb qui permettait de revenir dans l’axe. Un peu à l’image du superbe roman d’Émilie de Turckheim : “L’enlèvement des sabines”. Dans ce livre, l’auteure imagine que lors de son pot de départ, Sabine se voit offrir une poupée gonflable par ses collègues. Cet évènement est un grain de sable qui va déclencher toute une série d’évènements. Surtout, Sabine dans ce face à face avec cette poupée va aussi réapprendre qui elle est. C’est un roman virevoltant, drôle et intelligent. Un roman qui résonne avec acuité dans les débats actuels sur la place des femmes dans la société. Une vraie réussite !

L’inattendu est l’une des sources de la beauté dit le proverbe. Cette poupée totalement inattendue, ce grain de sable est une façon de mettre en danger votre personnage pour le faire réagir ?

L’idée de la poupée c’était de choisir un objet détestable. C’est un défouloir sexuel pour les hommes qui montre une image ridicule de la femme. Le résultat n’a aucun charme et aucune folie. Quand on regarde sur internet des informations sur ces poupées l’impression est hallucinante. Alors qu’elles sont théoriquement faites pour être touchées et pelotées, elles sont intouchables. Car sans aucune aspérité. Personne ne peut rêver de cet objet. C’est effrayant. C’est cela qui m’intéressait. Qu’est-ce que vient changer dans le décor et dans la vie de mes personnages cette poupée silencieuse qui mine de rien ressemble à un être humain. Cela soulève des réminiscences de l’enfance. Dans l’enfance, avec les poupées, les enfants s’inventent des mondes imaginaires grâce aux poupées. Cela sans se sentir ridicule. Converser avec l’imaginaire est pour moi une chose essentielle.

Pourquoi cette femme a-t-elle dû avoir cette poupée pour se révéler à elle-même ?

C’est une provocation. Ses collègues de bureau lui offrent une poupée sexuelle. Cela alors que normalement tout le monde reçoit un ficus. C’est déroutant pour elle. Elle s’interroge. Pourquoi m’a-t-on offert ce cadeau à moi, la timide un peu coincée ? Pourquoi cette poupée aux gros nichons ? Qu’est ce que cela veut dire au-delà de la blague potache ? Cette provocation et cet état de malaise lui permettent de prendre l’impulsion de sa renaissance.
L’agression de la poupée dans le train lorsqu’elle rentre chez elle lui renvoie aussi l’idée que c’est, elle, cette femme à la merci des insultes, des agressions etc…D’ailleurs, elle se fait agresser symboliquement en permanence. Sa sœur est humiliante avec elle en lui renvoyant à la figure son mariage idéal, sa mère lui pourri son répondeur téléphonique avec des messages lui rappelant qu’elle n’a pas d’enfants, et son mari est complètement égocentrique et pratique une violence symbolique envers elle. Le fait que Sabine se mette à parler à la poupée, et lui confie des choses rend fou son mari. Il ne comprend pas ce qui lui échappe de sa femme. La renaissance de Sabine est alors en marche. Il se rend compte aussi qu’il ne connaît pas vraiment son épouse.

“L’écriture c’est comme la danse. Ce qui compte, c’est le moment de la réalisation”

Y avait-il la volonté en imaginant cette histoire et cette stratégie du choc pour votre personnage de parler de la condition de femme aujourd’hui dans notre époque ?

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Photo DM

Question complexe. Ma façon de travailler est telle que je

n’imagine rien en amont. J’écris sans savoir vraiment. J’ai un rapport très inexplicable à l’inspiration. J’écris pendant des semaines et des mois, je prends des notes, je rédige des chapitres etc… Mais quand je comprends dans quelle histoire je suis, je recommence tout. Et je ne garde rien de ce qui a déjà été écrit. Je n’ai donc pas d’intentions prédéfinies. En revanche, je crois à l’expérience sensible en lien avec les vibrations du monde.

C’est en m’insérant dans ces vibrations que je peux ensuite écrire un livre qui entre – parfois – en totale résonance avec le moment où il est publié. Les choses, au fond, se révèlent dans l’écriture. C’est comme la danse. On peut être prêt techniquement et tout connaître, ce qui compte c’est le moment de la danse. Il en va de même pour l’écriture romanesque. Ce n’est pas une dissertation. J’ai un rapport confiant à l’imaginaire pour révéler des choses qui ont un sens.

Mais l’idée de la poupée, elle vient à quel instant ?

Ce que je peux vous dire, c’est que j’ai eu du mal à écrire ce livre au départ. Le vrai questionnement portait notamment sur la forme. Il fallait que celle ci soit adaptée aux caractéristiques des personnages. D’où la mère envahissante qui laisse des messages téléphoniques interminables à sa fille. Cette forme d’écriture s’est progressivement imposée. Idem pour les dialogues permanents et répétitifs dans le couple de Sabine. Au départ, c’était un roman linéaire qui ne ressemblait ni à mon ressenti, ni à celui des personnages. J’ai choisi d’éclater la forme du livre et la poupée est arrivée à ce moment là. La mère de Sabine est un ancien mannequin et c’est aussi une réminiscence de la mère cette poupée. Évidemment, cela interroge aussi les injonctions d’apparence faites aux femmes dans le monde actuel.

Justement, Sabine tout au long du livre se libère des injonctions, et devient elle-même. Vous disiez que la poupée était une provocation. Est-ce que, selon vous, on se construit toujours dans l’adversité ?

Je crois que la chose la plus forte pour se découvrir et se construire est cette idée d’opposition. C’est cette apprentissage du non qui est une chose positive. A mon sens, pour grandir et avancer, il faut toujours s’échapper de quelque chose : de la tribu de l’adolescence, de la famille ou de sa place dans la fratrie, c’est une épreuve sportive de partir en courant. Si je veux comprendre ce qui compte pour moi et ce qui sera important dans ma vie d’adulte cela suppose plein de fuites. Moi mon rapport à la fuite, c’est l’imaginaire. J’ai toujours été rêveuse. Mon rapport amoureux à la littérature qui permet une évasion simple n’est d’ailleurs pas étranger à ce besoin là.

Et aujourd’hui, vous fuyez toujours ? Ou faut-il s’arrêter de fuir et se poser dans sa maison ?

J’appellerais plutôt ça une cabane. C’est Soukkot. La cabane est une chose puissante pour s’abriter et pour être en paix. Il y a un aspect ludique et caché. C’est un lieu idéal. La cabane, c’est un lieu où l’on peut être seul, mais où l’on peut aussi inviter des gens. Cesser de fuir le monde social ? Jamais. Il faut fuir à vie. Mais cela n’est pas une fuite de soi. La fuite des injonctions est une forme de dépouillement qui nous permet de nous approcher de ce que l’on est vraiment.

Quelles sont vos cabanes, à vous ?

J’ai plein de cabanes. L’une essentielle est l’émerveillement de la présence des enfants. J’ai deux garçons et c’est pour moi imbattable. L’émotion que c’est d’être une famille de mammifères réalisés. Et puis au fond, durant neuf mois, la mère est la cabane de son enfant. J’aime leur rapport à l’imaginaire. Cela d’autant plus que je suis un peu intégriste. Ils ne jouent pas avec les tablettes ou les smartphones et ne regardent pas la télé. Aussi, leur imagination se développe énormément. Pour moi, les smartphones, c’est justement l’anti-cabane. Les enfants ont besoin d’un rapport sensuel à leur environnement. D’ailleurs tous les créateurs de ces objets modernes interdisent à leurs propres enfants d’avoir un contact avec leurs créations. Le monde de l’enfant est une cabane personnelle réelle. Après, il y a des cabanes très personnelles. Ce sont les cabanes amoureuses. Les histoires d’amour sont cruciales pour moi. Devant les livres. Elles sont bouleversantes et rassurantes.

“Il faut arrêter de balancer le temps par les fenêtres en jouant à Candy Crush”

Pourquoi le fol amour est-il un refuge pour vous ?

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photo DM

Parce que cela a un rapport avec le gâchis des temps. J’ai un rapport au temps que l’on a comme s’il y avait un tribunal qui veillait à ce que l’on ne balance pas le temps par la fenêtre. On ne joue pas à Candy Crush ! Pourquoi ? Parce que c’est une insulte faite à tout ce qui peut être fait de beau dans une heure. Alors quoi par exemple ? La lecture, passer du temps avec les gens qu’on aime etc…Le sentiment amoureux est pour moi le temps le plus vertical qui existe. Rien n’est alors tourné vers autre chose que ce moment. Je trouve que ce sentiment nous permet de palper concrètement ce qu’est le temps du présent. Dans l’écriture, je le retrouve un peu. Mais il est très métaphorique et solitaire. Dans le temps amoureux, il n’y a aucune autre attente que ce qui est en train de se produire. Je trouve cela fantastique.

A travers cela n’y a t-il pas chez vous une recherche du merveilleux ? Merveilleux, dans le sens qui permet de sortir de ce que l’on est et de regarder autrement le monde.

Je dirais simplement de regarder complètement le monde. Le mot autrement que vous employez me semble superflu. C’est vraiment de voir et de regarder le monde. J’ai une passion pour les fleurs, les écorces, les pétales etc. Je peux les regarder des heures et m’en émerveiller. Une feuille peut m’éblouir. J’ai un rapport contemplatif à la nature. Cela pour ressentir. J’ai toujours le sentiment que quelque chose va ou peut apparaître. Ce n’est pas une attente naïve, mais plutôt une attente sensible d’être touchée ou non par quelque chose. Mais pour être touchée, il faut se laisser le temps de l’être.
La course à pied m’a également appris cela. Je détestais courir. J’ai des souvenirs délétères de ces moments. Et je me suis accrochée, je me suis acharnée à courir. Dans la course on passe d’un tel état de rien, de découragement, et de dégoût à un état de plénitude. Comme si tout s’ouvrait. On comprend alors ses ressources, ses forces. C’est assez puissant comme sensation. La lecture, l’écriture, ou le sentiment amoureux peuvent aussi provoquer cela.

“Le sentiment amoureux permet de palper concrètement ce qu’est vraiment le temps présent”

Ce surgissement, en est-on l’acteur ou est-ce quelque chose de divin ?

Pour moi c’est plutôt de l’ordre du divin. Dans ce sens où l’on découvre ce de quoi l’on est fait. J’ai un rapport important avec ce qui peut être plus grand que soi.

La question de la transcendance en fait?

Exactement. Ce n’est pas un besoin. La question du besoin ne m’intéresse pas. Je suis allée avec mes enfants en Israël et j’ai vu dans leurs yeux un vrai rapport au symbolique. Ce moment où l’on comprend que l’on est une pièce d’un tout et que les choses sont liées.

Revenons, un instant sur la forme du livre. Vous en parliez comme un moyen de mieux décrire le moi profond de vos personnages. Effectivement, la forme est très particulière. La forme est-elle essentielle en littérature ?

Oui. Il n’y a que cela. Roland Barthes dans « le degré zéro de l’écriture » fait la distinction entre le style qui jaillit, qui est une poussée, un flot. On ne peut rien à cela. On ne peut rien faire contre. En revanche, la forme, c’est tout ce que l’on peut faire. C’est notre espace d’écrivain. Notre lieu de liberté.

Le couple échange toujours de façon théâtrale, avec des dialogues ciselés et vifs. Façon de nous montrer la comédie dramatique que peut être la vie de couple ?

Oui mais dans le sens où la vie de couple est un théâtre. Par exemple, mes parents jouaient une scène immuable : à la fin du repas mon père prenait un yaourt et disait “je n’ai pas de cuillère”. Ma mère se levait alors en disant « comme tu as un cul en plomb je vais y aller ». C’est ce mélange d’avoir un rôle et d’avoir conscience que l’on a un rôle. Mais malgré tout, chacun reste dans son rôle. On ne peut pas s’échapper de la pièce. Même si l’on sait exactement quel personnage on joue. Avec ses défauts et ses qualités. Le grain de sable dont nous parlions au début, c’est ce qui est intéressant. Car ce sont ces petites choses, ces petits évènements qui donnent des possibilités de choisir de sortir ou non de la pièce de théâtre. Celle du couple comme toutes les autres que nous jouons dans nos vies.

Quels ont été les grains de sables et les inattendus de votre vie qui ont amené une beauté ?

Je pourrais faire une liste à la Prévert. L’inattendu c’est la rencontre spectaculaire avec le cerisier du Japon dans le jardin de la Ernest-Mag-deTurckheimmaison où nous habitions à New York lorsque j’étais enfant. Ce fut le début d’une histoire d’amour avec cette panique et cet émerveillement que constitue la floraison. Il y a eu plein de choses aussi. Ma rencontre avec la prison. J’ai travaillé en prison à partir de mes 20 ans. Ce fut un lieu de rencontres humaines profondément émouvantes et puissantes. Cela a été hyper central dans ma construction personnelle.

Autre chose qui est toujours d’actualité, c’est le fait d’être modèle pour des peintres et des sculpteurs. Cela a été très surprenant. Je pensais qu’un modèle c’était une sorte de « princesse nue » observée et convoitée par tout le monde. Alors que c’est la chose la plus nue et la plus humble qui peut exister pour son propre corps. Être immobile et nue dans une relation qui ne soit pas érotique, qui ne soit pas médicale, c’est très étrange.

Qu’est-ce que cela vous a appris sur vous ?

Déjà cela apprend que cela ne sert à rien de croire que l’on sait des choses sur soi. Mais en plus ça ne sert à rien de croire que l’on peut masquer des choses qui restent invisibles dans notre for intérieur. C’est tout le contraire. Quand on pose, ce qui est étonnant, c’est de voir tout ce qui nous ressemble alors que l’on pensait avoir réussi à le cacher. Au fond, que voit-on de la fragilité, de la peur ou de la timidité des gens ? Poser cela fait prendre conscience que ce que les gens attentifs voient de toi est proche de ce que tu es vraiment. D’ailleurs, je trouve ironique et dommage de dire aux enfants : « ne vous fiez pas aux apparences ». Au contraire, il faut leur dire : « sachez regarder attentivement. Il y a tout dans ce que vous voyez ». Une apparence c’est quand on regarde vite et mal. Sinon, tout transparaît.

C’est quoi un livre réussi, un bon livre ?

Je n’ai jamais dit d’un livre « c’est un bon livre ». Donc…Un livre qui me plaît, c’est un livre qui me rend obsessionnelle et avec lequel j’entretiens un rapport digne de celui que j’entretiens avec un être humain. J’ai alors l’impression que ce livre ne concerne que moi, que je suis la seule à le lire et que personne ne le lira après moi. C’est aussi un rapport d’admiration et d’amitié. Avec l’idée que je peux faire confiance à ce roman. Et enfin, il y a aussi cette idée que dès qu’on s’en éloigne, on a envie de très vite s’en rapprocher.

Quid de la résonance de « l’enlèvement des sabines » avec le mouvement #metoo et #balancetonporc ?

Ce qui m’intéresse, c’est évidemment ce mouvement collectif, ce mouvement d’une ampleur sans précédent qui est la résultante d’un long silence. Mais c’est aussi qu’il y a des milliers de voies différentes de libération. Même là où l’on ne les attends pas. Quand j’étais petite j’étais dans une école religieuse. On nous apprenait à coudre. C’était sexiste. Mais en même temps, nous n’étions que des femmes, nous travaillions beaucoup et bien et il y avait un côté girl power aussi. C’était ainsi presqu’un lieu féministe. Puisque l’éducation nous a permis de savoir faire les choses par nous mêmes, mais aussi de nous élever grâce aux études. La question du harcèlement et de #metoo c’est la fin d’un symptôme. Désormais, la question qui m’intéresse le plus, c’est pas simplement la façon dont on va élever ses enfants. C’est surtout la capacité que nous aurons à créer dans les futures générations un esprit critique et de rapport à l’érudition. C’est aussi une idée de questionnement permanent. Cela englobe la question du féminisme et cela permet de ne pas faire d’une question humaine fondamentale (la formation de chacun) une question de guerre des sexes. Il faut aussi apprendre à ne jamais devenir des êtres aseptisés.

L’enlèvement des sabines, Emilie de Turckheim, Editions Héloïse d’Ormesson, 17 euros.

Tous les coups de foudre d’Ernest.

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