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Filippetti : “La littérature est un antidote à la communication permanente”

Ernest-Mag-Aurelie-Filippetti

Le roman d’Aurélie Filippetti est une allégorie savoureuse sur le pouvoir et la politique. Rencontre passionnante avec une auteure passionnée. Littérature, engagement et politique sont au menu.

Photos : Patrice Normand

Ernest Mag IdeauxAutant le dire tout de suite, à l’entame de la lecture des “Idéaux” , quelques doutes ont germé. Une ex-ministre qui raconte l’histoire d’amour entre une politique de gauche et un politique de droite, la peur a été réelle. Puis, dès les premières lignes, un souffle. Et surtout un flash : avant d’être femme politique Aurélie Filippetti était écrivain. Et un grand écrivain. Ses livres « Les derniers jours de la classe ouvrière » ou « Un homme dans la poche » étaient de vrais objets littéraires, avec du souffle et du style. Souffle et style. C’est justement ces deux ingrédients qui frappent dès les premiers instants de lecture. Du style dans la façon de mettre en scène ce monde politique qui ne pense qu’au pouvoir plutôt que de penser à la politique. Du style dans la façon dont Filippetti parvient à faire de son expérience, un roman universel, dense et passionnant. Un grand roman politique.

Aussi, rencontrer Aurélie Filippetti était parmi les priorités de notre rentrée littéraire. Pour rencontrer non pas l’ex-ministre, ou l’ex-députée, mais pour parler avec l’écrivain. De sa façon de raconter la vie avec des mots et d’en faire une peinture universelle.
Le jour de notre rendez-vous, Aurélie Filippetti sort de son premier cours à Sciences Po. Elle vient d’entrer pleinement dans sa nouvelle vie où l’écriture et la littérature prennent une place prépondérante. Centrale même. Le cours qu’elle vient de dispenser à ses étudiants : l’histoire et la littérature.

Quand le projet de ce livre est-il vraiment né ?

Aurélie Filippetti : Il vient de loin. Il a commencé à germer alors que j’étais jeune députée, puis ensuite au gouvernement. Mais ce n’était alors pas un livre. Plutôt des esquisses. Je ne savais pas trop comment prendre les choses. De plus, il est toujours difficile d’écrire quand on est en responsabilités car il faut être libre, complètement libre pour écrire. Puis en juin 2017, quand j’ai quitté la politique, j’ai recommencé à écrire vraiment. Et ce livre s’est construit ainsi.

Il faut être complètement libre pour écrire“, dites-vous. Avec ce choix de l’écriture et de l’enseignement de la littérature vous revenez à vos premières amours. Il y a de nombreuses concordances entre vos deux premiers romans Les derniers jours de la classe ouvrière et un homme dans la poche avec Les idéaux. Cela a-t-il été dur de se remettre dans le temps de l’écriture ?

S’y remettre a été une forme de libération. Cela a été un vrai bonheur. J’avais peur de ne plus y arriver à force de ne pas m’y être autorisée. J’avais une appréhension avant de me lancer. Le plaisir était intact. La musique aussi. Pour moi l’écriture est une musique. J’ai retrouvé la musique que j’avais dans la tête. C’est cette musique qui m’a portée.

La musique d’une écriture change-t-elle au cours d’une œuvre ?

Je sens beaucoup de rapprochements stylistiques et dans la musique des mots entre ces “idéaux” et “les derniers jours de la classe ouvrière”. En même temps, je n’écris plus vraiment de la même manière. Je me laisse d’avantage aller à une syntaxe plus ample, moins hachée, et à un rythme moins saccadé. J’accepte de me laisser porter par la vague de l’écriture et de la phrase.

Dans ce livre, “les Idéaux”, il y a aussi la réunion de deux de vos thématiques fortes : la politique, la classe ouvrière Ernest-Mag-Aurelie-Filippetti-regardd’un côté, et l’amour passionnel de l’autre ? Les derniers jours de la classe ouvrière et Un homme dans la poche sont-ils réunis dans ce livre ?

Ces deux sujets me portent réellement. Je trouvais amusant de les réunir. De plus opérer cette réunion entre la politique et la passion était au final cohérent. La politique, c’est une passion. Puis ce livre est aussi une déclaration d’amour à la politique avec un grand P. Par ailleurs, l’histoire d’amour puissante entre cette femme de gauche et cet homme de droite est une forme d’allégorie de la démocratie qui consiste à mette ensemble des gens qui ne sont pas d’accord. 
Il y avait aussi peut-être une envie de dire que nous sommes, tous et toutes, politiques ou non des hommes et des femmes de chair et d’os. Les hommes et les femmes qui font de la politique ne sont pas dénués de cela. J’aime le côté charnel des êtres humains. L’amour est une source d’inspiration infinie.

Dans le livre, les deux protagonistes, chacun leur tour, deviennent ministres. Tous les deux sont déçus. Elle vit une campagne électorale victorieuse avec la gauche emmenée par le Prince. .. Il n’y a aucun nom dans votre livre et pourtant il est facile de reconnaître les personnages. Pourquoi ce choix d’une anonymisation ?

Il y a l’envie immodeste de faire un projet littéraire à vocation universelle qui serait une allégorie sur le pouvoir plutôt que la chronique d’un quinquennat. Au fond, les personnages qui sont réellement inspirés du réel ne sont pas cachés. Ce n’est pas un roman à clés. Tout un chacun peut reconnaître qui est qui s’il en a envie. D’autres personnages sont des constructions de plusieurs personnes que j’ai rencontrées. Mais au fond, l’important est le rapport à la politique et au pourvoir et à la façon dont le pouvoir prend le pas sur la Politique.

“Nous sommes tous les acteurs et les victimes de ce règne de l’image et du récit”

Allégorie sur le pouvoir, constructions de personnages… où se situe selon vous le travail du romancier pour créer de la fiction à partir du réel ?

Le travail du romancier se fait sur les sensations, les frustrations, les déceptions, les désillusions, et aussi parfois sur les emballements, les joies, les fiertés. Ce sont des choses qui sont du ressenti et que le romancier travaille avec sa musique et ses mots. Ensuite, dans la construction de la trame, je suis souvent partie d’un micro-élément de la réalité pour construire une histoire et des évènements. Ce micro-évènement suscite et déclenche l’imagination. Certains éléments de décor sont significatifs et symboliques. Les graviers de l’Elysée sur lesquels on ne peut pas marcher sont révélateurs d’une ambiance et enclenche la fiction possible autour de l’ordonnancement réel des choses. C’est de la fiction au plus près du réel. Pour mieux le cerner.

Ernest-Mag-Aurelie-Filippetti-sourire Il y a une vraie déclaration d’amour à la politique qui pourrait aujourd’hui apparaître comme désuette car elle n’est plus monnaie courante dans notre société. Encore moins quand on est en responsabilités. P.118, vous écrivez, “c’était quoi la politique finalement ? Une tendresse pour les milliers de visages qu’ils croisaient, pour ces mains qu’ils serraient, pour ces paroles qu’ils enregistraient (…) cherchant à comprendre et à établir des liens entre les cas individuels et les débats de l’hémicycle”… Ce rapport viscéral à la politique, il existe encore ? Vraiment ?

Oui. Des politiques ont encore ce rapport là. Profond et viscéral. Personnellement, j’ai vraiment été submergée d’émotions, de fierté, de sens des responsabilités la première fois que j’ai été élue députée et que j’ai pénétré dans l’Assemblée nationale. Cela a été un moment d’une grande force. Indescriptible. J’ai voulu rendre un peu de cette émotion là car c’est quand même un petit miracle que la démocratie. Contrairement à l’image que l’on a de l’Assemblée nationale, c’est un lieu crucial et fondamental où l’on débat réellement des effets de nos décisions sur la vie des gens. Ensuite j’assume cette forme de naïveté car je refuse avec force le cynisme. Le rôle d’un parlementaire c’est de défendre ses idéaux. Sans sombrer dans le cynisme ambiant.

Qu’est-ce qui fabrique ce cynisme ? Est-il toujours possible de défendre un idéal ?

Une partie de ce qui tue la politique c’est l’omni-communication. Elle me désespère. Tout le monde en est responsable : les politiques, les journalistes et les citoyens. Ce monde de communication, de direct permanent avec les chaînes d’info et les réseaux sociaux est un monde qui dévore. Il faut se raconter, se vendre, faire du storytelling etc… Si les politiques ne le font pas cela est porté à leur débit. Là-dedans, la réalité de l’action politique et les effets des décisions que l’on prend passent à la trappe. Nous sommes tous les acteurs et les victimes de ce règne de l’image et du récit. Le roman et la littérature sont une forme d’antidote face à la prolifération du récit communicationnel. La littérature oblige à l’authenticité.

Ernest Mag Extrait Ideaux Communication Filippetti

P.98, sur l’omni-communication

L’impression qu’entre « les derniers jours de la classe ouvrière » où la mémoire comptait et “les idéaux” où le récit est partout, on est arrivé dans une société politique et contemporaine sans aucune mémoire…

Oui. C’est assez juste. La mémoire des classes sociales et populaires qui sont encore majoritaires dans le pays est oubliée dans le monde actuel. Les vainqueurs d’aujourd’hui sont ceux que j’appelle dans le livre « les inégaux » et ils écrivent une histoire. Différente de celle du réel. C’est pourquoi j’aime la littérature qui est en prise avec le réel. La littérature peut être un élément de résistance.

Après la politique, l’amour et la passion. Dans « Un homme dans la poche » il y avait des passages très crus, très     sensuels. Dans ces « Idéaux », la passion est dévorante, mais la porte de la chambre à coucher se ferme pour laisser l’imagination au lecteur. Pourquoi ce choix ?

Très clairement, sur ce point, je me suis auto-censurée. Pourquoi ? Simplement parce que six ans après la parution d’ « un homme dans la poche » alors que je venais d’être nommée ministre, certains extrémistes de droite ont sorti les phrases crues de leur contexte pour en faire une arme contre moi. C’est d’une violence et d’une vulgarité inouïe. Je n’avais simplement pas envie de revivre cela. 
Pourtant, vous avez raison, les deux histoires sont assez proches et j’aime travailler cette matière sensuelle qu’il y a entre deux êtres et la question de leur désir qui peut se poser comme un bloc entre deux personnes, peut-être au-dela de tout. Mais ce n’était pas non plus le sujet central du livre.

Ernest Mag Aurelie Filippetti CoteQuel est le rapport d’Aurélie Filippetti aux livres et à la littérature ?

C’est existentiel. Les livres sont toute ma vie. Les livres me nourrissent et m’aident à vivre de façon plus profonde et plus intense. Les livres aident à comprendre mieux la vie et le monde. Dans les grands romans il y a tout. Je me souviens d’un cours de Pierre Bourdieu au collège de France. Il avait lancé à tous les étudiants : « un grand roman cela vaut dix ouvrages de sociologie » !
 On retrouve cela dans Proust. Peintre de son époque et sociologue aussi de ce moment. Paradoxalement la littérature est un moyen de garder les pieds sur terre.

En fait, vous êtes en phase avec la phrase que l’on aime beaucoup chez Ernest : “la vérité est dans les romans”

Complètement ! C’est exactement mon cours à mes étudiants ! La vérité n’est pas à chercher ailleurs, elle est dans les livres.

“J’aime cette phrase de Bourdieu : un grand roman ça vaut dix ouvrages de sociologie”

Ernest-Mag-Aurelie-Filippetti-eleveCe livre est celui des idéaux, mais aussi des désillusions. Personnellement, quels sont vos regrets ? Pourquoi cette faillite collective dans ce quinquennat, que vous pointez dans le livre ?

Mon sentiment est celui d’une immense déception et même une forme de colère surtout quand certains tentent aujourd’hui de réécrire l’histoire. Par rapport à moi mon action, j’aurais peut-être dû râler et cogner plus fort. J’ai une réticence et un malaise à utiliser l’outil médiatique pour gagner des rapports de force. J’ai été un peu trop bonne élève sur ce point. Ce n’est pas comme cela que ça marche. C’est mon regret mais cela ne me correspondait pas réellement. Après, un ministre ne décide pas. C’est le président qui décide sous la Vème République. La démission est une arme qui ne marche qu’une seule fois. Je l’ai fait.

A posteriori quand on regarde l’histoire, n’y avait-il pas un malentendu général dès la campagne entre la gauche “Valls-Hollande” et la gauche « Montebourg-frondeurs” ?

Je ne pense pas. Je crois qu’il y a eu une trahison. Les gens qui ont voté Hollande ont voté sur un programme de gauche. Il n’était pas bolchevique, loin de là, mais c’était un programme de gauche clair. Le mandat était là et nous avions les leviers. Ce mandat a été mis sous le tapis quasiment dès le lendemain de l’élection.

L’écriture c’est quoi aujourd’hui pour vous ? Une arme ?

Je ne vois pas cela comme une arme. C’est plutôt un chemin. Mon chemin. Après je n’écrirais pas que des romans politiques. Mais j’écrirais des romans. Si je devais écrire un essai, je le ferais sur le rapport de la littérature et du monde. Et sur ce que peut la littérature aujourd’hui.

“Le style c’est le fond, si le style est juste c’est qu’il y a une justesse du propos”

C’est quoi un bon roman ?

Pour moi c’est un roman qui est bien écrit, avec une belle musique. J’entends une musique dans les livres quand je lis ou que j’écris. Pour moi tout est dans le style. Le style c’est le fond. Il ne reste pas à la surface. Si le style est juste c’est qu’il y a une justesse dans le propos.

Dans le dernier journal de Sylvain Tesson, il y a une phrase forte sur l’écriture. Elle dit ceci :  “Voilà plus d’une année   Ernest-Mag-Aurelie Filippetti-droit   que des malheureux embarquent sur des esquifs pour échapper aux musulmans radicaux de Daech. Souvent ils se noient. On retrouve des corps naufragés sur les plages d’Europe depuis des mois. Les journaux le disent, les reporters l’écrivent. Des témoins s’expriment. Seulement nous sommes entrés dans une époque soumise au seul impact de l’image. Vous aurez beau décrire l’horreur avec des mots, cela ne suffira pas tant qu’une photo n’aura pas confirmé ce que vous avancez un texte, un discours ne pèseront plus jamais rien dans la marche du monde”. Les mots ne servent plus à rien, nous dit-il ? Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Je ne suis pas en phase. L’impact est complètement différent. Une photo suscite une révolte immédiate. La littérature va plus en profondeur, elle peut varier les points de vue etc… Il faut continuer d’écrire. Il y a aussi une expérience sensible dans la littérature qui permet aux idées de pénétrer chez le lecteur.

Comment l’ancienne ministre de la Culture et auteure appréhende -t-elle la prédominance d’Amazon sur les livres et les libraires ?

La littérature et les livres sont une aventure. L’algorithme non. Nous devons tout faire pour conserver notre capacité d’aventures en entrant dans une librairie et donc préserver ce tissu que constituent les librairies françaises. Dans le rapport que l’on entretien aujourd’hui individuellement et collectivement aux GAFA, il y a un cousinage avec la politique et avec ceux que j’appelle dans le livre les inégaux. Ils n’ont pas encore gagné. Notre levier principal est notre esprit critique. Chacun peut résister. “Soyez seulement résolu à ne servir plus et vous serez libres”, écrit La Boétie. Je suis totalement en phase. Il faut faire attention à ce que l’on fait. C’est pareil sur les livres ou sur l’écologie. Le levier est un alliage d’action individuelle et collective.

La dernière chose qui vous a émue ?

(Silence, hésitations). Ce qui m’a bouleversée récemment c’est l’image des enfants migrants emprisonnés et séparés de leurs parents par Trump. C’est plus qu’une émotion. C’est une colère avec une chair de poule en plus.

Un an après #Metoo…quel bilan tirez-vous ?

La libération de cette parole était formidable. Mais concrètement, je considère que peu de choses ont changé. Il n’y a pas eu de conséquences réelles de tout ce qui s’est passé. 
La question de la place du désir dans notre société n’a pas été questionnée. Le sexe est utilisé à des fins commerciales, mais le désir est toujours considéré comme tabou. Ce n’est pas #Metoo le nouveau puritanisme, c’est la réaction à #Metoo. Les femmes revendiquent seulement le droit à avoir du désir ou à ne pas en avoir et que la société respecte cela. Il demeure un tabou sur le désir de la femme. Ce qui est en jeu, ce n’est pas la sexualité, mais le désir de la femme.

Aurélie Filippetti, Les Idéaux, Fayard, 21,50 euros. 

Tous les grands entretiens d’Ernest sont là.

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