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Alice Zéniter : “un livre réussi, c’est un monde parallèle qui change notre réalité”

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Vous lisez peut-être la première interview du Prix Goncourt 2017. Lundi 6 novembre, le fameux prix sera décerné, et parmi les quatre finalistes. Ernest parie sur Alice Zéniter et a un faible pour son livre puisque dès cet été, nous lui avions décerné notre prix Goncourt des lycéens. “L’art de perdre est mené de bout en bout avec méthode, avec une écriture ample et avec le talent de l’écrivain qui montre. Sans juger. Brillant.” Voilà ce que nous écrivions dans nos inDIXpensables de rentrée. Rien à retirer. Surtout, quelques semaines après, le livre est toujours là. Très présent. Ses personnages également. Signe d’un grand roman. Ambitieux.

“Je veux bien faire cette interview mais je n’ai qu’une seule matinée de libre dans les trois prochaines semaines”. C’est la réponse que nous a donnée Alice Zéniter lorsque nous l’avons sollicitée pour une rencontre autour de son livre “L’art de perdre”. Signe que ce bouquin est au cœur de cette rentrée littéraire 2017. Signe aussi que cette auteure de 31 ans a en trois romans ( “Jusque dans nos bras”, “Juste avant l’oubli” et “Sombre dimanche”) remarqués et remarquables affirmé un talent indéniable à raconter les histoires de personnages à la recherche de leur identité. Rencontrer Alice Zéniter c’est partir dans une longue discussion, faite d’éclats de rire, de déclarations parfois nonchalantes, mais aussi de réelles fulgurances. De celles qui rappellent le côté brillantissime de l’auteure. Normalienne qui a publié son premier livre à 14 ans, Alice Zéniter a un talent certain pour manier la langue et l’humour. Elle sait aussi raconter ses doutes. Cette fameuse matinée de libre, nous l’avons prise. Et le résultat est un entretien profond sur la façon de travailler d’une auteure, ses sources d’inspiration et sa conception du roman,  de la littérature et de l’écriture. Autant de qualités qui pourraient et devraient faire d’elle le prix Goncourt 2017.

Ernest Mag L Art De Perdre ZeniterVous êtes dans la sélection de tous les prix, vous avez gagné le prix du Monde et celui du festival de Nancy. Vous êtes finaliste du Goncourt. Est-ce qu’on les attend, est-ce que cela rend fébrile ?

Cela ne rend pas fébrile. Les listes sont des listes. C’est un apaisement. En fait, cela signifie que le livre a été repéré et ne passera pas inaperçu. Quelque part, c’est un soulagement.

Passer inaperçue, c’est une peur permanente pour une auteure ?

Oui. Surtout au mois de septembre avec les 581 romans et avec cette impression qu’un livre est rapidement périmable. Or, en fait un livre a une plus longue durée de vie normalement. Et les libraires font en sorte de la faire perdurer. C’est la machine médiatique et littéraire qui peut engendrer cette peur.

Cette histoire de l’art de perdre est en vous depuis longtemps puisque cela fait partie de votre histoire personnelle. Quel a été le déclencheur ?

Cela fait des années que j’y songe. Sans savoir comment je pourrais l’écrire. Il y a eu une succession de signes au fil des années. La première résidence d’écriture que j’ai faite, c’était à Manosque. A côté du camp de résidence dans lequel ma famille a été « accueillie » lors de son arrivée en France. Quand j’ai été prise en résidence là-bas, mon père m’a parlé de notre histoire et de la façon dont la famille a été parquée dans le sud. Avant cela je vivais avec l’euphémisme « on est resté quelque temps dans le sud ». Étrange que les « Correspondances de Manosque » m’aient donné une résidence juste à côté de là où ma famille est arrivée d’Algérie.
Ernest Mag Nicole Lapierre Sauve Qui Peut La Vie Seuil

Quelques mois après, je pars en Normandie et un de mes voisins dans le village me rapporte un recueil de poésie que je ne lis pas sur le coup. Au moment de partir, j’y jette un œil et je découvre des poèmes qui sont quasiment son journal intime d’appelé en Algérie. Il y raconte son expérience de jeune homme de 20 ans découvrant l’Algérie. J’ai alors l’impression d’être poussée à écrire sur ce thème. Ensuite, le dernier déclencheur de l’écriture, c’est la lecture du très beau livre de Nicole Lapierre « Sauve qui peut la vie » dans lequel elle termine en disant qu’il faudrait écrire une « épopée des migrants » où l’on traiterait ces hommes comme on traite Ulysse. L’idée est de parler du voyage, du courage de tout quitter et non plus de faire de ces hommes et de ces femmes des victimes. Cela m’a beaucoup interpelé. Cette idée m’est apparue comme magnifique. Surtout, il me donne la clé pour la façon d’écrire « L’Art de Perdre ». Ce sera une épopée.

“Je voulais parler des migrants de la même façon dont on parle d’Ulysse. En un sens, ce sont des héros”.

Que saviez-vous de l’histoire de votre famille ?

J’en savais très peu. J’étais allée en Algérie en 2011 et 2013 avant que l’envie d’écrire ce livre n’arrive vraiment. Ma quête a été merveilleuse. Ce que j’ai réalisé en faisant mes recherches c’est qu’au fond ce n’était pas si grave que je n’en sache pas plus sur l’histoire précise de mes ancêtres. En fait, en comprenant le cadre plus large, je pouvais comprendre – même sans avoir les détails – ce qui s’était réellement passé à ce moment là. Je me suis aussi dit que le fait d’avoir eu une famille originaire de ce pays n’est en rien une garantie d’avoir un meilleur accès aux connaissances. Par exemple, dans le peu de choses dites dans ma famille, il y avait de nombreuses erreurs factuelles dans l’interprétation des évènements.

Pourquoi n’en parlaient-ils pas ? « L’art de perdre » est-il la résultante d’un manque ?

Plus jeune, cela ne m’a pas dérangé de ne pas connaître cette histoire. Je comprenais tout à fait l’idée que cela ne me concernait pas et que l’Algérie était lointaine et oubliée. Moi, j’étais française avec une vie à inventer ici et maintenant. C’est en arrivant dans la vingtaine que quelque chose a commencé à me titiller. Pas quelque chose de l’ordre de la faille personnelle. C’était purement une envie de connaître et de savoir ce qu’était ce pays d’où j’étais originaire. Je m’aperçois assez vite que je ne suis pas la seule à ne plus rien savoir des Harkis. Puis, ensuite, est venu le plaisir de l’écrivain qui se rend compte que ces « malheurs là n’ont jamais été chantés ». Il y a donc un travail romanesque colossal à faire.

Comment le livre a-t-il été perçu par votre famille ? A-t-il délié les langues ?

Le livre est assez récent. Nous en avons beaucoup parlé. Plutôt de manière très positive. Comme une histoire rendue. Pas seulement à ma famille d’ailleurs.

Trois histoires, sur trois générations. Résultat : une réflexion globale sur la France d’aujourd’hui. Cette volonté était-elle présente au moment de l’écriture ?

Oui. Clairement. J’avais cette volonté là car je me suis basée sur de nombreuses ouvrages de sociologie. Ils m’ont donné des renseignements mais aussi l’envie de raconter d’une certaine manière, de présenter des habitats ou des classes sociales qui existent peu dans la littérature. Je ne souhaitais pas être leur porte-voix, je voulais juste les faire exister. Raconter ces terrains de jeux des HLM où la balançoire est toujours casée etc… C’était cela qui était important. Montrer et raconter pour faire exister.

Une fois la documentation et le background familial accumulés, comment avec vous travaillé pour entrer dans la peau de la romancière et raconter ces trois histoires et passer à « l’art du roman » ?

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Crédit DM

Ce sont des tas de petits détails différents. Quand je commence à prendre des notes et à écrire des embryons de scène, ce sont des notes sèches. Sans vie. Et la vie arrive par des détails que l’on n’attend pas forcément. Par exemple, dans la première partie, je voulais un personnage qui revenait avec un départ raté pour le FLN. J’entendais sa voix en écrivant. Alors qu’un autre personnage secondaire, avec la pointe de son nez. Ce personnage je l’ai vu dans un bus. Il est devenu le capitaine de la caserne. La romance est arrivée par les détails. Je note tout dans des petits carnets. C’est cela qui fait venir la chair et me permet de m’extraire. J’avais aussi l’envie d’écrire une scène où il y aurait de la neige. Cela, c’est mon envie d’écrivain. Simplement.

Par rapport à vos différents ouvrages qui étaient assez ramassés et plein d’humour, celui-ci adopte un ton plus dramatique. Pourquoi ?

Moi je ne le trouve pas plus dramatique. Le sujet est plus grave, mais je n’ai pas eu l’impression de gommer l’humour. Je pense à la scène où Hamid lit Marx et où les petits font du bruit. Personne ne pourrait lire Marx et l’aimer avec cette ambiance. De même, lorsqu’il est dans sa chambre et qu’il se rend compte que comme ils sont cinq dedans, il ne peut pas se masturber. Personne n’a jamais parlé de ce problème de pauvres. Il y a donc un décalage et un humour.
Après, il est vrai que le personnage d’Ali n’a pas le sens de l’humour. Il a une grande conscience de son rôle et de sa position. De même, j’avais en effet envie d’avoir des temps qui soient graves. Ne pas fuir devant l’émotion.

Qu’avez-vous envie de susciter chez les gens ? De l’émotion ou plutôt une prise de conscience ?

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crédit DM

Je ne sais pas exactement. Oui j’ai envie que le livre apporte un mélange de connaissance, d’émotions, et de réflexion. Si quelqu’un se dit qu’il a appris quelque chose sur une histoire qui lui était étrangère et qu’il est touché comme si c’était désormais la sienne, le pari est gagné. Ensuite, j’aimerais que ces trois personnages deviennent pour le lecteur des compagnons de route fantomatiques qui reviendraient le voir de temps à autre. Notamment, lorsqu’ils liront un article sur les migrants. Les personnages de « l’Art de Perdre » les aideront peut-être à relativiser, à mieux comprendre ce qui se passe réellement et ce que cela veut dire d’arriver dans un pays. Peut-être aussi que ce livre sera une façon de contrer les discours politiques trop faciles sur l’intégration, comme si cela pouvait se faire en six mois.

“Les romans n’ont pas à se soucier de la question de la vérité, c’est cela qui les rend si forts et si vrais”.

Chez Ernest on aime dire que la vérité est dans les romans. Qu’en pensez-vous ?

Je suis tout a fait en phase avec cela. Probablement parce que les romans n’ont pas à se soucier de la question de la vérité. C’est cela qui les rend si forts et surtout si vrais. Ils ne proposent pas un discours qui expliquerait ou donnerait des bons points sur le monde. Aussi, ils évitent les réactions épidermiques. Le roman propose une expérience sensible, plus longue du coup, il permet de faire coexister plusieurs choses car c’est une nuance humaine et un parcours sensible. Le roman peut raconter beaucoup plus que le journalisme…

Pourquoi plusieurs ouvrages sur l’Algérie sortent en cette rentrée ? Les romanciers s’autorisent-ils enfin à s’attaquer à se sujet ?

Je crois que c’est une question de génération. Les romanciers qui le font actuellement travaillent sur leurs parents et leurs grands-parents. Ce sujet entre en littérature car il n’est plus à vif.

C’est quoi un roman réussi pour vous ?

C’est compliqué cette question. C’est un livre qui constitue un monde parallèle – c’est à dire que pendant que je le lis je décolle hors du temps et de l’espace dans la langue et le temps de l’écrivain – et pourtant le fait que ce soit un monde parallèle n’empêche pas que lorsque je reviens à la réalité j’ai l’impression que ce livre l’a agrandie, éclaircie et enrichie.

Tesson OscillationDans le sublime dernier livre de Sylvain Tesson, il y a une phrase forte sur l’écriture. Elle dit ceci :  “Voilà plus d’une année que des malheureux embarquent sur des esquifs pour échapper aux musulmans radicaux de Daech. Souvent ils se noient. On retrouve des corps naufragés sur les plages d’Europe depuis des mois. Les journaux le disent, les reporters l’écrivent. Des témoins s’expriment. Seulement nous sommes entrés dans une époque soumise au seul impact de l’image. Vous aurez beau décrire l’horreur avec des mots, cela ne suffira pas tant qu’une photo n’aura pas confirmé ce que vous avancez un texte, un discours ne pèseront plus jamais rien dans la marche du monde”. Les mots ne servent plus à rien, nous dit-il ? Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Je ne suis pas d’accord avec lui. Je pense que la photo d’Aylan, c’est la surenchère et le point final d’une société guidée par la photo. Mais ce n’est pas quelque chose qui vient effacer la fonction que peut avoir l’écriture. La question n’est pas de savoir si « écrire ne sert à rien », mais plutôt de savoir si on peut encore entendre parler d’un drame. Et je crois que cela est une vraie question. Ce que les gens ne peuvent plus entendre ou lire c’est le « c’est affreux ». Car cela ne fait malheureusement plus rien. Ce que l’écriture peut faire, c’est ramener une autre dimension. Au-delà de l’horreur, ces gens montrent un courage phénoménal et sont finalement comme nous. L’écriture peut leur donner la vie, et pas seulement la survie.

Un écrivain doit-il se saisir du sujet pour en faire un expérience sensible universelle ?

Je pense que l’on attend encore un grand roman sur cette question, oui.

Alice Zéniter lectrice. Elle aime quoi ?

Je lis de tout. Vraiment. Énormément. J’ai des phases de boulimie de lecture. Cela me fait culpabiliser car je me dis que je dois tout de même avoir une vie à coté. Je lis beaucoup de littérature américaine, de BD, de la science-fiction. C’est assez large. Je suis fan de Sherlock Holmes.

Quels sont les livres et les BD que vous avez aimés récemment ?

Ernest Mag Une SoeurJ’adore Bastien Vivès et Manu Larcenet en BD. Leurs derniers ouvrages m’ont beaucoup plu. Sur la rentrée littéraire, j’ai pris une belle claque avec “Fief” de David Lopez. C’est une belle entrée en littérature.
J’aime aussi, beaucoup,  “l’Avancée de la nuit” (Thomas Hervé et Alexandre Bord en ont débattu dans notre Ripaille de rentrée) car cela arrête le temps. Le rythme de sa phrase réordonne le temps qui passe. Enfin, la trilogie de “Vernon Subutex” de Virginie Despentes m’a également emportée.

Quels livres vous ont forgé ?

Le roman 19e. Principalement Flaubert et Dostoïevski. Ces mecs ont tout. Flaubert est un styliste hors pair et un sociologue de la bourgeoisie avisée. Et il est drôle.

Retrouvez le questionnaire décalé d’Alice Zéniter

Tous nos coups de foudre. Une sélection variée et éclectique.

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