Qu’écrire ? Au terme d’une semaine où l’Histoire s’écrit sous nos yeux sans que nous puissions en être complètement les acteurs, la sensation de vacuité des actes se pose plus que jamais. La sensation d’un isolement de chacun et toutes dans son désarroi et désespoir est puissante.
Comme si le « nous » du commun avait définitivement disparu. Comme si Zweig, celui du « Monde d’hier », avait encore raison : « Tout ce en quoi nous avions foi, tout ce à quoi nous avions cru, s’est effondré et gît en débris à nos pieds. »
Nos pieds. Pas mes pieds, pas les tiens, nos pieds. « Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir », écrit Kipling.
Rebâtir, évidemment. Obligatoire. Dire tout de même quelques mots qui viennent dans un flot.
A trop se regarder dans le miroir, on finit par le casser tellement ce qu’il renvoie ne correspond pas à l’idéal. Décider, donc, de casser le miroir. Non pas pour se voir plus beau, mais simplement pour passer ses nerfs.
A regarder les sorciers détruire les ouvrages et les miroirs d’une histoire, ressentir une profonde amertume, une colère sourde.
Voir aussi dans le miroir collectif les années de démission, les petits arrangements des uns et des autres au nom du confort personnel. Se dire que comme dans les couples, les durables et les éphémères, tout se perd quand on ne sait pas se parler, quand on ne sait pas s’écouter, quand on ne sait pas se dire que l’on s’aime et s’embrasser. Simplement. Tendrement. Parce que l’on ne sait pas de quoi demain sera fait.
Se dire tout cela. Et visualiser ce peuple, ce « nous » comme un couple à la dérive. Comme un couple qui ne se comprend plus. Comme un couple d’amants qui se sont aimés – puissamment – et qui tentent de se réinventer, sans jamais y parvenir vraiment. Ils s’agacent, ils s’aiment, ou pas. L’un et l’autre étant responsable. Du possible, comme de l’impossible. Et une question : quel chemin ? Pour eux, pour nous. Pour l’ensemble. S’embrasser à nouveau… La France est un amour. Celui que l’on doit chérir.
Dériver, peut-être, du sujet. De quel sujet d’ailleurs ? Ce sujet du « nous ». Ce sujet d’un pays qui depuis des années ne se parle plus. Dans un mauvais spectacle, les scénaristes, les metteurs en scène et les acteurs sont tous responsables. Tout comme le public, aussi. Ce public captif qui accepte le spectacle médiocre. Qui s’indigne des outrances tout en rigolant du pire. « Nous », puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, sommes spectateurs et acteurs du pire, et « nous » ne faisons rien pour s’en extraire. Rien du tout. « Nous » sommes tétanisés par la peur qui est instillée par les sorciers qui gouvernent. Et par tous les autres, aussi. Peur de tout. Peur partout. Peur d’une ombre. Et choisir, non pas de se réunir, mais de se calfeutrer dans un cocon. Celui du plus petit dénominateur commun. Comme dans une histoire d’amour, s’il ne reste que le cocon, alors il ne reste plus grand chose.
Le « nous » s’invente et se réinvente chaque jour, à chaque rencontre. Et le temps est venu de réinventer le « nous ». Le « nous » de la liberté. Celui qui construit et permet la possibilité à chacun et à chacune d’être unique dans un universel. Comme dans les couples, toujours. Les durables et les éphémères. « Aimez-vous mais de l’amour ne faites pas des chaînes. Que chacun puisse être libre comme sont libres les cordes du luth lorsqu’elles vibrent d’une même harmonie », écrit Khalil Gibran.
C’est ce « nous » de liberté qu’il nous appartient d’écrire. Le « nous » de l’égalité. Celui qui permet d’être ensemble. De se regarder dans les yeux. De s’opposer comme de s’aimer. En toute égalité. Le sang n’ayant rien à voir là-dedans. « On devra encore imprimer le rêve de l’égalité ».
Le « nous » de la fraternité. Le « nous » d’un pays qui sait à nouveau s’aimer et s’entraider. Vraiment. Ces trois rêves qui nous constituent et que nous avons, parfois oubliés, parfois négligés, parfois considérés comme acquis. Toujours comme dans un couple, en fait.
« Nous » sommes collectivement au pied du mur. Ce moment charnière où l’Histoire commande de choisir.
Dans son livre “Ode à celui qui fut la France”, dédié au Général de Gaulle, Romain Gary parlant de la décision de déserter pour rejoindre la “France libre” écrit : “Il est difficile de comprendre aujourd’hui ce que signifiaient en 1940-1941, les mots « Français Libres », en termes de déchirement, de rupture et de fidélité. Nous vivons une époque de cocasse facilité, où les « révolutionnaires » refusent le risque et réclament le droit de détruire sans être menacés eux-mêmes. Pour nous, il fallait rompre avec la France du moment pour demeurer fidèles à la France historique, celle de Montaigne, de Gambetta et de Jaurès, ou, comme devait écrire de Gaulle, pour demeurer fidèles « à une certaine idée de la France.”
Il poursuit : “Pour assumer cette fidélité, il fallait que nous acceptions d’être déserteurs, condamnés à mort par contumace, abandonner nos familles, se joindre aux troupes britanniques, au moment même où la flotte anglaise venait de couler la flotte française à Mers-el-Kébir. Tout cela alors que plus de 80 % des Français étaient fermement derrière Pétain. Il fallait avoir une foi singulièrement sourde et aveugle pour être sûr d’être fidèle. Je ne prétends point que chacun de nous s’était livré à ces douloureux examens de conscience avant de « déserter ». Ce ne fut pas mon cas, en tout cas.
Ma décision fut organique. Elle avait été prise pour moi bien avant ma naissance, alors que mes ancêtres campaient dans la steppe de l’Asie centrale, par les encyclopédistes, les poètes, les cathédrales, la Révolution et par tout ce que j’avais appris au lycée de Nice des hommes tels que le professeur Louis Oriol. J’avais « déserté » de mon escadre de l’École de l’air pour passer en Angleterre « dans le mouvement », en quelque sorte, et j’entends par là le mouvement historique, le brassage des siècles.”
Choisir, d’abord donc. Et ensuite prendre rendez-vous. Rendez-vous de la vigilance, de la reconstruction, du « nous » réinventé : « Un homme reste un homme, et n’est poète que par éclairs, dans une solitude sans témoins », écrivait René Char. Soyons poètes, donc. Seuls et ensemble.
« Nous », c’est aussi ce que nous nous transmettons. Le regard de l’un sur l’autre. La fierté des réussites, le soutien dans les échecs, le besoin d’interaction – parfois très difficile, parfois en décalage – changer nos regards, pour se retrouver. Même dans un inattendu. Même quand on pense que cela n’est pas possible. Je suis là, tu es là, nous sommes là. Ici et maintenant. Pas demain.
Et alors que ce dimanche paraît peut-être morose et alors que vous êtes peut-être encore au fond de votre lit hésitant à vous lever, que la semaine qui s’annonce va être dure, se dire que l’on s’aime. Se dire que le rendez-vous qui nous attend n’est pas celui de l’emploi du temps, mais celui de la splendeur. Nous avons perdu tant de croyance, d’illusions, de rêves, d’envies, d’amours, que peut-être nous avons un rendez-vous historique avec la beauté.
Et se souvenir des mots de Péguy : « Le triomphe des démagogies est passager mais les ruines sont éternelles. »
Bon dimanche,
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