Il vient de publier un roman. Certains passages sensuels ont fait polémique. De cela mais surtout d'une passion littéraire qui vient de loin, Bruno Le Maire parle dans la "Bibliothèque des politiques". Rencontre.
Photos Cyril JOUISON
C’était il y a neuf ans. « J’aspire simplement à devenir moi-même » : sur la banquette moleskine d’un café parisien, face à l’auteur de ces lignes alors étudiant, un député de l’opposition fustigeait le pouvoir socialiste, invoquant Churchill et Bach ; quelques mois plus tard, il affrontait Nicolas Sarkozy pour la tête de l’UMP. Le monde d’avant s’étiolait alors insouciamment. Depuis, le challenger s’est installé à Bercy, siège du ministère de l’Économie et des Finances, avec une longévité seule surpassée par Valéry Giscard d’Estaing. Entretemps, il a aussi publié des romans, chroniques et essais politiques – ainsi qu’un hommage à un ami emporté par une tumeur du cerveau. À l’occasion de la sortie de sa « Fugue américaine », portrait polyphonique du pianiste Vladimir Horowitz, le ministre nous reçoit dans sa maison basque. En terrasse avec vue sur une Rhune en brume, notre invité dévoile ce qui le pousse à lire et écrire ; et si neuf années représentent une éternité en politique, comme le passage d’un siècle à un autre, elles pèsent peu dans l’inextinguible recherche de soi.
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Que pensez-vous du terme de ministre-écrivain : tradition française que vous êtes fier d’honorer ou insoluble oxymore ?
Bruno Le Maire : En France, ce n’est pas un oxymore. C’est une tradition ancrée. Beaucoup de ministres écrivent, publient, construisent une œuvre littéraire. Cela étant dit, je me méfie des étiquettes. Je suis un seul homme : je suis ministre par fonction, écrivain par nature, mais vous restez le même. Arrêtons de mettre les gens dans des cases !
La politique vous semble-t-elle moins innée que la littérature ?
Bruno Le Maire : La politique, c’est un engagement, un combat au service de convictions. Bien sûr, cela mène à des fonctions : député, conseiller régional, ministre, maire… Mais elles comptent peu en regard des convictions que vous défendez. Au fond, vous faites de la politique parce que vous n’êtes pas satisfait du monde tel qu’il est. Vous voulez donc le rendre plus juste, plus beau.
Écrivain, ça procède d’une autre nécessité. Vous écrivez parce que des thèmes s’imposent à vous et que vous souhaitez les explorer, pas uniquement par plaisir. Mais l’écriture rejoint aussi la politique : dans les deux cas, il s’agit d’une réponse à une insatisfaction.
Les deux faces d’une même médaille.
Bruno Le Maire : L’un n’exclut pas l’autre. Je sais que beaucoup de personnes se demandent comment le ministre de l’Économie peut écrire. La réalité, c’est que la question ne se pose jamais ainsi ! Pour être un ministre de l’Économie et des Finances totalement à sa tâche, j’ai aussi besoin d’écrire, d’explorer les thèmes qui m’habitent, comme tout individu : la maladie, la faiblesse, l’enthousiasme pour la musique … C’est en répondant à cette insatisfaction qu’on peut être un ministre équilibré. La vie littéraire donne de l’ouverture et un élan bénéfique au politique.
Qui vous agace le plus : ceux qui s’étonnent qu’un ministre puisse écrire, ou ceux qui s’offusquent d’écrits sensuels ?
Bruno Le Maire : Rien ne me surprend. Je peux parfaitement comprendre que des citoyens se demandent comment un ministre trouve le temps d’écrire. Ma réponse est très simple : ce livre représente cinq années de recherche et cinq années d’écriture ; il a été écrit tôt le matin ; enfin, comme je l’expliquais, il n’y a pas de coupure entre la vie littéraire et politique. Concernant les scènes sensuelles … La vie est, aussi, faite de sensualité. Je ne vois donc pas pourquoi un écrivain se priverait de le dire.
Je reviens sur politique et littérature : « On ne peut pas servir deux maîtres à la fois », écrivez-vous …
Bruno Le Maire : L’écriture et la politique ne sont pas des maîtres, ils vous permettent de devenir vous-mêmes. Cependant, dans les deux cas, vous êtes fondamentalement un serviteur. Le ministre est un serviteur du peuple auquel il doit répondre. L’écrivain, aussi : il est au service de la langue, de son imagination, de ses passions, de ses inquiétudes.
En lisant la « Fugue américaine », j’ai eu le sentiment que c’est un livre qui venait de loin en vous, tant par rapport aux thèmes qu’à la forme, celle d’un roman à plusieurs voix pour cerner Vladimir Horowitz. Parmi vos publications, ce livre était-il à part ?
Bruno Le Maire : (Un temps de réflexion, NDLR) Il se situe dans le prolongement de mes interrogations sur la culture, la musique, la langue. Et, effectivement, il est radicalement différent. Pour une raison très simple : il m’a emmené beaucoup plus loin que je ne l’aurais cru. A l’origine, l’idée était de répéter l’exercice autour du chef d’orchestre Carlos Kleiber, c’est-à-dire un texte assez court sur la vie de Vladimir Horowitz. Et puis, il se trouve que le livre m’a entraîné ailleurs, sur la double personnalité d’Horowitz, sur les voyages, à travers Cuba, Moscou, Berlin et New York. Il a fait naître des personnages, notamment les frères Oskar et Franz. Il m’a emmené vers la psychanalyse, vers les femmes, qui sont les personnages véritablement libres et forts du livre. Il est une réponse à un certain nombre des questions fondamentales qui me travaillent, et que chacun peut porter en soi.
On y est tiraillé entre espoir et désespoir.
Bruno Le Maire : Bien sûr ! Mais quand vous faites de la politique, vous êtes toujours partagé entre les deux. Il existe une lettre magnifique de Kafka à Felice, quand ils étaient encore fiancés : « il y a deux personnes qui combattent en moi ». Mon livre, c’est cela – et moi aussi. Il y a une personne en moi qui croit profondément que la politique peut changer les choses. Et il y en a une autre qui en mesure toutes les limites. Il y a cet enthousiasme d’un Horowitz qui part de l’URSS, plein de cet espoir, et qui se fait rattraper par le pouvoir soviétique, son père étant condamné au Goulag. Il y a Sviatoslav Richter, que j’ai rencontré et écouté, à qui je voue une profonde admiration, qui estimait que son devoir était de rester en Russie, alors que l’URSS avait exécuté son père. La vie est donc faite de ce déchirement. D’un espoir sans cesse renouvelé, qui me pousse à écrire, mais aussi d’une lucidité sur ce qu’est la vie, le pouvoir, une personnalité. Aussi forte soit-elle, il y a toujours une fragilité dans une personnalité. Et le livre m’a emmené au fond de la fragilité d’Horowitz.
Qui est très profonde.
Bruno Le Maire : Oui. Mon livre n’apporte pas toutes les réponses, mais la question reste la même : comment un homme si sensible, si fragile, aux interprétations si bouleversantes, peut-il se relever après des dépressions aigües ? Qu’a-t-il de si fort en lui pour se relever ? Au bout du compte, il triomphe, il écrit sa légende. Pourquoi lui, quand d’autres ne s’en relèvent pas ? C’est profondément injuste. Vladimir Horowitz a du génie, d’autres ont du talent. Son interprétation est donc unique. Une autre raison est qu’Horowitz est d’un égoïsme absolu. Il ne pense qu’à lui. Ce n’est pas moral, c’est une réalité. Une troisième raison est qu’il a épousé une femme d’autorité, qui l’accable de reproches tout en prenant soin de son génie.
En ouverture de son livre consacré à François Mauriac, Bernard Cazeneuve cite ces mots du prix Nobel de littérature : « L’impossibilité de survivre se rattache au mystère de la personne. Ce qui est disparaît, c’est justement ce qui centrait les êtres différents dont nous sommes composés. La mort rompt ce faisceau et éparpille au hasard des esprits qui les recueillent, les fragments de cette « somme » que nous étions. » Ce livre, à travers ses personnages, ses lieux et ses époques, est-il une tentative de rassembler votre « somme » ?
Bruno Le Maire : C’est une bonne question, à laquelle la réponse est oui. Au passage, je salue le livre magnifique de Bernard Cazeneuve. Son livre mérite la plus large lecture possible. Ensuite … (Un temps de réflexion, NDLR) Un cerveau humain est fait de possibilités inouïes. L’imagination sans limite fait notre singularité, et je trouve dommage de limiter sa vie à ses fonctions, sans explorer tout ce que votre esprit peut apporter – et que chacun porte en soi. Certains le retranscrivent, parce qu’ils sont créateurs, d’autres le gardent pour eux. Écrire est une façon, parmi d’autres, d’explorer les possibles infinis de votre imagination. Le miracle de l’écriture vous emmène ainsi dans des lieux inconnus. Pas simplement pour le lecteur, mais aussi pour l’auteur. On écrit pour se débarrasser de thèmes qui vous obsèdent, mais également pour se laisser entraîner sur des chemins dont vous ne savez jamais où ils vous entraîneront. Jamais ! Comme emprunter un chemin de montagne et ne pas savoir le paysage que vous allez découvrir est une des plus grandes merveilles de la vie, dans le domaine de l’esprit, écrire sans savoir où l’écriture vous emmènera est un immense plaisir.
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