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Guigou : “En pèlerinage sur la route de Kerouac”

2022.12.06 Ernest Eguigou Web Cjouison 14

Ancienne ministre de la justice, de l'emploi et des affaires européennes, figure du Parti socialiste et femme inspirante, Elisabeth Guigou est aussi une grande lectrice. Elle a reçu dans sa bibliothèque, Guillaume Gonin, pour une discussion aux allures de road trip !

Photos Cyril Jouison.

Le soleil s’est déjà couché sur Paris. Dehors, ses lumières crépitent derrière la végétation luxuriante mais harmonieuse du balcon. Dos à la vitre, je m’autorise quelques coups d’œil ici et là – tableaux, fleurs, bibliothèque –, sous le regard bleu acier de notre invitée, dont le diamant sur col roulé lui confère une élégance toute hepburnienne. "Je n’avais jamais donné d’interviews ici auparavant", avait-elle confié sur le seuil, comme si elle hésitait encore à nous laisser entrer – parant l’entretien d’une sensation de douce effraction qui s’estompera, sans jamais nous quitter tout à fait. Une discussion qui nous emmènera en Provence, au cœur de l’Elysée mitterrandien et dans la Californie des sixties ; mais, avant cela, Elisabeth Guigou nous emmène là où tout a commencé, au Maroc – et, surtout, dans les bibliothèques.

* * *

2022.12.06 Ernest Eguigou Web Cjouison 08Quand les livres ont-ils fait irruption dans votre vie ?

Elisabeth Guigou : Dès l’école maternelle ! Ayant appris à lire assez tôt, mes parents m’en offraient souvent. Et puis, dans notre maison, à Marrakech, s’étaient accumulées des générations de livres – dont certains m’étaient interdits, d’ailleurs. Enfant, j’aimais m’isoler avec mes livres. Ils étaient des compagnons, et ils le sont restés. J’ai ainsi lu toute la bibliothèque rose, verte, la collection rouge et or … Pour Noël, les anniversaires ou les fêtes, on savait qu’il fallait toujours m’offrir des livres. C’était formidable ! Hélas, après notre déménagement du Maroc, beaucoup de ces livres ont été égarés, oubliés. Reste que j’ai tout de même conservé certains vieux ouvrages, comme « Zette, l’histoire d’une petite fille », de Paul et Victor Marguerite. Un livre très convenu, mais impressionnant pour la petite fille que j’étais alors. Plus tard, j’ai adoré Charles Dickens et Jules Verne, mais aussi du « Rouge et le Noir » de Stendhal, alors que j’étais seulement âgée de onze ou douze ans. Je le lisais cachée, évidemment, et je trouvais la transgression de cet interdit délicieux !

Vous associez donc la lecture à un plaisir solitaire ?

Elisabeth Guigou : Je préférais lire toute seule, mais j’aimais me rendre dans la bibliothèque de mon père, m’intéresser à ce qui l’avait intéressé, enfant ou adolescent. Et lui savait m’orienter. Par exemple, lorsque je me suis mise au grec ancien, en quatrième, il m’a mis « Les aventures de Télémaque » de Fénelon entre les mains. Mais la lecture restait mon univers, mon intimité. On m’y laissait tranquille ! (Rires)

Quels furent vos premiers grands amours ?

Elisabeth Guigou : Les livres de la Comtesse de Ségur, dès l’âge de sept ans. J’y suis revenue plusieurs fois ! Quand j’étais âgée d’une dizaine 2022.12.06 Ernest Eguigou Web Cjouison 09d’années, j’ai ensuite commencé à lire des biographies. De grands personnages de l’histoire de France. Je me souviens ainsi d’un beau livre sur les aviatrices : une douzaine de femmes qui avaient traversé la cordillère des Andes, la Manche, l’Atlantique … cela m’avait fait très forte impression. Puis, vers quatorze ans, j’ai découvert le journal d’Anne Frank. Vous imaginez, dans le Maroc des années 1960 ? On n’avait pas encore découvert toute la littérature et le cinéma autour de la Shoah. Ce fut un vrai choc. Au lycée français de Marrakech, nous en discutions avec mes amies juives, ce qui m’a ouvert à ces questions.

Et puis, Camus, bien sûr, qui fut une véritable révélation : issue d’une famille de Pieds noirs algériens établis au Maroc, je découvrais par les livres l’anticolonialisme, l’esclavage. De cette prise de conscience date mon engagement politique.

Le ressentiez-vous, dans votre vie quotidienne ?

Elisabeth Guigou : Oui et non. Il n’y avait pas d’ostracisme, les familles se fréquentaient, mais les communautés étaient séparées. A Marrakech, il y avait les quartiers : la Medina, le Mellah, et nous vivions dans le Guéliz, le quartier européen. De temps en temps, lors des fêtes traditionnelles, nous nous retrouvions. La guerre d’Algérie provoquait de grandes inquiétudes. A l’indépendance du Maroc, j’avais dix ans, mon père avait pavoisé avec les drapeaux marocain et français côte à côte. Mon père était propriétaire d’une petite conserverie : il se demandait ce que notre vie allait devenir. Allait-on nous exproprier ? Allait-on pouvoir rester ? Dans quelles conditions allait-on pouvoir vivre en France ? C’est cette complexité-là que j’ai retrouvé chez Camus, teintée de cet amour pour la lumière, les visages, les gens. J’aimais ce pays, tout en approuvant la volonté d’indépendance des Marocains. Nous étions à des années-lumière de l’approche idéologisante de certains anticolonialistes, comme Sartre.

Le lisiez-vous, pour autant ?

Elisabeth Guigou : Je me suis intéressée à lui en philosophie, mais Simone de Beauvoir m’a toujours plus attirée. Je trouvais sa personnalité beaucoup plus attachante que celle de Sartre, dont la misogynie me rebutait. Camus, c’était une approche charnelle, un vécu, une douce violence. « La peste », plus encore que « L’étranger », est pour moi extraordinaire. Ces bouleversements littéraires renvoyaient à ce que je vivais, à mes questionnements. Partir du Maroc à dix-neuf ans a été un arrachement. Il n’y a que là-bas que je retrouve des sensations perdues : la lumière, les fleurs, les bruits d’âne à l’heure écrasante de la sieste … Bien que ces derniers soient difficiles à retrouver dans le vacarme de la circulation actuelle !

2022.12.06 Ernest Eguigou Web Cjouison 05Les livres vous ont-ils suivi dans cet arrachement ?