Ce mois-ci Guillaume Gonin nous emmène dans la bibliothèque d'Alain Juppé. L'ancien premier ministre aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel s'est prêté au jeu avec sourires, affabilité et humour. Rencontre en forme d'éloge du pas de côté.
PHOTOS Patrice NORMAND
« Reparlons de la bibliothèque des politiques » : quelques mots griffonnées sur une carte de vœux mirent fin à l’attente. Une année et demie, tout de même – mais qu’importe. Car, membre du Conseil constitutionnel, astreint à un devoir de réserve, la parole de notre invité est rare, privilégiant plutôt les livres pour s’exprimer. Comme dans « Mon Chirac », suite à la disparition de son mentor, ou encore sa lettre d’amour devenue lettre d’adieu à sa ville, publiée dans la collection du dictionnaire amoureux. Soit deux livres de passion, une habitude chez celui qui a toujours fait du pas de côté l’instrument de sa liberté – de Venise au Québec, de l’annonce surprise à la candidature suprême en 2014, y compris pour ses proches, à son départ inattendu de Bordeaux en 2019, après un quart de siècle d’idylle, pour le « conseil des sages ». C’est là qu’il m’accueille, ce matin, dans le contre-jour et les ombres portées de son bureau du Palais-Royal. Sur la table en verre fumé, romans et essais sont dispersés ; dehors, les colonnes de Buren se prêtent aux jeux des enfants et aux selfies des passants, indifférentes. Tout, dans le clair-obscur de cette belle matinée d’hiver, semble propice à un nouveau pas de côté.
* * *
Monsieur le Premier ministre, j’aimerais commencer par évoquer un paradoxe : vous passez pour un grand pudique, alors que vos livres sont pour la plupart très personnels, de la « Tentation de Venise » à « Mon Chirac », en passant par Le dictionnaire amoureux de Bordeaux. Comment expliquez-vous ce décalage ?
Alain Juppé : Ah ! la froideur ! C’est un de mes grands problèmes, paraît-il ! Combien de fois, pourtant, ai-je lu dans la presse, à la suite de telle ou telle interview, que j’avais fendu l’armure ? A force de la fendre, je pensais qu’il ne devait plus en rester grand-chose. Mais la réputation d’être froid qui m’a été collée par ceux qui ne m’aiment pas, mais également par des gens qui m’aiment bien est toujours là. Merci d’avoir dit « pudique ». Je suis plutôt timide, en effet, depuis le temps lointain de l’adolescence, et je reconnais que j’ai, aussi, une forme d’orgueil qui peut m’amener à garder mes distances vis-à-vis des autres. Mais je ne crois pas que ce soit ma nature profonde, ma vraie sensibilité, celle que j’ai effectivement essayé d’exprimer à travers mes livres. J’ai souvenir d’une émission de télévision, c’était Des paroles et des actes, en octobre 2014, bien avant les primaires de la droite et du centre : à la fin des débats, David Pujadas montre un sondage qui me place en tête des responsables politiques préférés des Français ; l’espace d’un instant, j’ai été ému ! Cela s’est vu et a surpris ! Le Figaro a même titré : « Un petit moment de faiblesse d’AJ. » Encore une brèche dans l’armure. (Rires) Il y a donc l’image, et il y a la réalité profonde.
Avez-vous délibérément choisi l’écriture et les livres pour casser cette image ?
Alain Juppé : Non, ce n’était pas du tout l’objectif. J’aime bien écrire, tout simplement. J’écris plutôt lentement, je suis un peu comme un ancien diesel : il faut que je me chauffe ! D’ailleurs, parmi mes rêves non-réalisés, il y avait celui de devenir astrophysicien, parce que j’ai toujours été fasciné par l’univers, et celui de vivre de ma plume. Bon, je ne crois pas être un écrivain, mais j’aime bien écrire ! Prenez le Dictionnaire amoureux de Bordeaux, par exemple : j’ai pris énormément de plaisir à l’écrire. Si l’exercice nécessite moins de continuité qu’un essai, il permet aussi d’ouvrir largement les champs de réflexion. Un de mes amis m’alimentait en notes et documents, mais je l’ai écrit seul. Comme tous mes livres d’ailleurs – sauf Entre nous en 1996.
Pour autant, avez-vous le sentiment d’avoir écrit le livre définitif sur Bordeaux que vous vouliez écrire ?
Alain Juppé : Oui et non. Je reparle de l’aventure bordelaise dans mon livre sur Jacques Chirac. Et puis, pour ne trahir aucun secret, je suis en train de penser à un travail que j’ai reculé le plus longtemps possible : je veux parler de « mémoires ». J’y reparlerai évidemment de Bordeaux.
"La lecture et l'écriture sont, à mes yeux, la même chose"
Avez-vous toujours apprécié prendre la plume ?
Alain Juppé : Vous savez, j’ai une formation très littéraire : khâgne, hypokhâgne, École normale supérieure. Au lycée, je prenais plaisir à écrire ce qu’on appelait des « compositions » françaises ! Avec deux ou trois copains, j’avais créé, sous le sigle barbare d’AJLMM, l’association des jeunesses littéraires et musicales montoises. Et nous avions un petit journal, qui s’appelait « Le Grelot », qui paraissait tous les trimestres ; un journaliste en a retrouvé la trace pendant les primaires. J’y écrivais deux rubriques : des mauvais poèmes, sous le pseudonyme de Pierre Odilon – parce que j’étais amoureux fou d’une lycéenne, à qui je n’ai jamais déclaré ma flamme d’ailleurs, qui s’appelait Odile –, ainsi que la rubrique cinématographique. Le grand titre de gloire de l’AJLMM aura été l’organisation d’un concert de Jacques Brel au théâtre de Mont-de-Marsan. Je ne sais trop comment nous étions parvenus à le contacter, mais il avait accepté ! Voilà comment, dès le lycée, m’est venu le goût de l’écriture.
Et par les lectures, j’imagine ?
Alain Juppé : Oui, lecture et écriture sont, à mes yeux, la même chose : le goût de la langue. J’aime les mots, j’aime la langue française. Et je m’indigne contre le tsunami du franglish, qui est une catastrophe pour notre belle langue. Je viens de préfacer le livre d’un auteur québécois qui exhorte les Français à réagir face à l’invasion de l’anglais : « Réveillez-vous, bordel ! », nous exhorte-t-il. Sur la radio que j’écoute tous les matins, une publicité récurrente m’a longtemps horripilé : « Private Business ! Pourquoi Private Business ? Parce que c’est 100% français ! » Pour autant, la langue se renouvelle, je ne le nie pas. Je lis en ce moment le dernier livre d’Erik Orsenna, qui est l’un de mes auteurs favoris, et un ami, Les mots immigrés, où il explique ce que le français doit à l’arabe, à l’italien, aux langues germaniques etc. Il oublie un peu trop le latin d’ailleurs, je me suis permis de le lui dire … La langue vit, c’est une réalité. Mais aujourd’hui, nous assistons à un autre phénomène, très révélateur du déclin de nos capacités créatives. Nous ne sommes pas capables de créer des mots, d’inventer des concepts, nous les piquons ailleurs ! Cette mode est préoccupante. Encore des exemples : tel constructeur automobile nous propose des golden tickets, le site d’occasion de tel autre s’appelle Renew, un troisième affiche ses Lion days. Ou encore, une grande marque d’équipements électro-ménagers conseille en ces termes la lessive qui garantit la longévité de son lave-vaisselle : « Make it last ». La mode passera peut-être. Un signe encourageant que j’ai relevé dans le métro parisien : sous une grande affiche en franglais, quelqu’un avait écrit à la main avec un feutre : « On comprend rien à vos pubs ! » Notre langue est un trésor partagé, avec de nombreux peuples, en Europe, en Amérique du Nord, en Afrique … Respectons les.
En avez-vous fait l’expérience à l’international ?
Alain Juppé : Oui, lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères de 1993 à 1995, je parlais français à Bruxelles avec mes homologues belge, italien, espagnol, portugais ou luxembourgeois. Vingt ans plus tard, lorsque j’ai repris la tête du Quai d’Orsay en 2011, j’étais quasiment le seul ! Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas en croisade contre la langue anglaise. Il faut apprendre l’anglais, mes enfants sont bilingues, et je m’en réjouis. J’aimerais être « fluent », oh ! pardon « fluide », moi aussi. Mais il faut choisir : quand on parle français, on parle français ; quand on parle anglais, on parle anglais. J’ai conscience de prendre des risques en menant ce combat ; tout le monde s’en moque et on me taxera de ringardise ; peu importe, j’y crois
Revenons à l’écriture : lorsqu’on vous présente à Jacques Chirac, vous correspondez alors au profil recherché : un « énarque sachant écrire » ?
Alain Juppé : Oui, j’étais normalien-énarque, comme Georges Pompidou en son temps. Pardon pour cette comparaison immodeste. J’ai ainsi été engagé comme « plume » par Jacques Chirac. Très longtemps, j’ai rédigé ses discours, ou plutôt ses projets de discours. Comme je l’explique dans le livre que j’ai consacré à notre histoire, il les retravaillait beaucoup. J’aimais bien cet exercice. L’un des premiers discours qu’il m’avait confié était destiné aux jeunes gaullistes.
A cette époque-là, en 1976, je n’avais jamais fait de politique active, je ne connaissais pas ce milieu. Chirac m’avait dit : « je vais vous les faire connaître ! » Il me présente trois ou quatre jeunes lors d’un rendez-vous, parmi lesquels un type très communicatif, à la grosse tignasse : c’était Nicolas Sarkozy ! Voilà notre premier contact, il avait vingt ans et moi trente. Depuis, nous ne nous sommes pas quittés ! Pour revenir sur les discours, mon style d’écriture plaisait à Chirac. C’est-à-dire classique, scandé selon le rythme ternaire cher aux normaliens.
Une parenthèse : sur le papier, intellectuellement, on vous aurait plus imaginé giscardien que chiraquien. Mais les relations humaines ont fait que cette rencontre n’a pas eu lieu.
Alain Juppé : Votre analyse est tout à fait juste. Intellectuellement, j’étais certainement plus proche de Giscard à cette époque. Chirac a évolué ensuite … Mais ça n’a pas marché avec Giscard pour deux raisons. D’abord, nos personnalités n’ont pas facilité cette rencontre. Disons qu’il n’avait pas une chaleur humaine très supérieure à la mienne, c’est dire ! (Rires) Alors que Chirac était un tourbillon qui vous prenait. La deuxième raison est qu’il m’a poussé dans les bras de Chirac par stupidité et sectarisme. En 1978, on m’avait proposé de remplacer Michel Bon au Crédit national, sorte de banque d’investissement public, en tant que directeur-adjoint. Je me suis posé la question de quitter la politique, car devenir un riche banquier pour mon avenir et celui de mes enfants n’était pas sans attrait ! Je postule, donc. J’en parle à Chirac qui me répond : « Faites ce que vous croyez devoir faire ». Il n’était pas du genre à mettre le grappin sur les gens, même s’il était une tête-chercheuse, à l’affut des talents. Je me lance, et je suis convoqué à l’Élysée où l’on m’interroge : « Alors, vous êtes toujours chiraquien ? » Je réponds que oui, j’aime bien Chirac. « Très bien, vous n’aurez pas ce poste ». C’était absurde, j’aurais tout à fait pu devenir giscardien ! Surtout sur l’Europe, je me sentais proche de la vision de VGE. Humainement, mon mentor, c’était Chirac.
Cette rencontre a-t-elle eu lieu plus tard ?
Alain Juppé : Nous avons fait campagne, Giscard et moi, lors des élections européennes de 1989 : il était tête de liste, j’étais numéro deux. J’essayais déjà de rapprocher le RPR et l’UDF. Pendant ces trois ou quatre mois, nous avons donc vécu ensemble, ou presque. J’ai toujours été séduit par son agilité intellectuelle. En même temps, sa difficulté à communiquer avec autrui était manifeste, une certaine suffisance voire un peu d’arrogance, qu’il essayait de corriger, mais avec tellement d’efforts que cela en devenait artificiel ! Ensuite, dans mes différentes fonctions ministérielles, je lui rendais visite rue de Bénouville, pour lui demander conseil. Lorsque je suis devenu Premier ministre, à la fin de l’un de nos premiers entretiens, j’ai fini par comprendre que si je lui avais demandé de devenir mon ministre des Finances, il n’aurait pas dit non, car il m’expliquait qu’il était le seul capable de réussir le passage à l’euro !
"Je suis devenu lecteur grâce à mon institutrice de CE2"
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