Ce mois-ci Guillaume Gonin nous emmène dans la bibliothèque d’Alain Juppé. L’ancien premier ministre aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel s’est prêté au jeu avec sourires, affabilité et humour. Rencontre en forme d’éloge du pas de côté.
PHOTOS Patrice NORMAND
« Reparlons de la bibliothèque des politiques » : quelques mots griffonnées sur une carte de vœux mirent fin à l’attente. Une année et demie, tout de même – mais qu’importe. Car, membre du Conseil constitutionnel, astreint à un devoir de réserve, la parole de notre invité est rare, privilégiant plutôt les livres pour s’exprimer. Comme dans « Mon Chirac », suite à la disparition de son mentor, ou encore sa lettre d’amour devenue lettre d’adieu à sa ville, publiée dans la collection du dictionnaire amoureux. Soit deux livres de passion, une habitude chez celui qui a toujours fait du pas de côté l’instrument de sa liberté – de Venise au Québec, de l’annonce surprise à la candidature suprême en 2014, y compris pour ses proches, à son départ inattendu de Bordeaux en 2019, après un quart de siècle d’idylle, pour le « conseil des sages ». C’est là qu’il m’accueille, ce matin, dans le contre-jour et les ombres portées de son bureau du Palais-Royal. Sur la table en verre fumé, romans et essais sont dispersés ; dehors, les colonnes de Buren se prêtent aux jeux des enfants et aux selfies des passants, indifférentes. Tout, dans le clair-obscur de cette belle matinée d’hiver, semble propice à un nouveau pas de côté.
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Monsieur le Premier ministre, j’aimerais commencer par évoquer un paradoxe : vous passez pour un grand pudique, alors que vos livres sont pour la plupart très personnels, de la « Tentation de Venise » à « Mon Chirac », en passant par Le dictionnaire amoureux de Bordeaux. Comment expliquez-vous ce décalage ?
Alain Juppé : Ah ! la froideur ! C’est un de mes grands problèmes, paraît-il ! Combien de fois, pourtant, ai-je lu dans la presse, à la suite de telle ou telle interview, que j’avais fendu l’armure ? A force de la fendre, je pensais qu’il ne devait plus en rester grand-chose. Mais la réputation d’être froid qui m’a été collée par ceux qui ne m’aiment pas, mais également par des gens qui m’aiment bien est toujours là. Merci d’avoir dit « pudique ». Je suis plutôt timide, en effet, depuis le temps lointain de l’adolescence, et je reconnais que j’ai, aussi, une forme d’orgueil qui peut m’amener à garder mes distances vis-à-vis des autres. Mais je ne crois pas que ce soit ma nature profonde, ma vraie sensibilité, celle que j’ai effectivement essayé d’exprimer à travers mes livres. J’ai souvenir d’une émission de télévision, c’était Des paroles et des actes, en octobre 2014, bien avant les primaires de la droite et du centre : à la fin des débats, David Pujadas montre un sondage qui me place en tête des responsables politiques préférés des Français ; l’espace d’un instant, j’ai été ému ! Cela s’est vu et a surpris ! Le Figaro a même titré : « Un petit moment de faiblesse d’AJ. » Encore une brèche dans l’armure. (Rires) Il y a donc l’image, et il y a la réalité profonde.
Avez-vous délibérément choisi l’écriture et les livres pour casser cette image ?
Alain Juppé : Non, ce n’était pas du tout l’objectif. J’aime bien écrire, tout simplement. J’écris plutôt lentement, je suis un peu comme un ancien diesel : il faut que je me chauffe ! D’ailleurs, parmi mes rêves non-réalisés, il y avait celui de devenir astrophysicien, parce que j’ai toujours été fasciné par l’univers, et celui de vivre de ma plume. Bon, je ne crois pas être un écrivain, mais j’aime bien écrire ! Prenez le Dictionnaire amoureux de Bordeaux, par exemple : j’ai pris énormément de plaisir à l’écrire. Si l’exercice nécessite moins de continuité qu’un essai, il permet aussi d’ouvrir largement les champs de réflexion. Un de mes amis m’alimentait en notes et documents, mais je l’ai écrit seul. Comme tous mes livres d’ailleurs – sauf Entre nous en 1996.
Pour autant, avez-vous le sentiment d’avoir écrit le livre définitif sur Bordeaux que vous vouliez écrire ?
Alain Juppé : Oui et non. Je reparle de l’aventure bordelaise dans mon livre sur Jacques Chirac. Et puis, pour ne trahir aucun secret, je suis en train de penser à un travail que j’ai reculé le plus longtemps possible : je veux parler de « mémoires ». J’y reparlerai évidemment de Bordeaux.
“La lecture et l’écriture sont, à mes yeux, la même chose”
Avez-vous toujours apprécié prendre la plume ?
Alain Juppé : Vous savez, j’ai une formation très littéraire : khâgne, hypokhâgne, École normale supérieure. Au lycée, je prenais plaisir à écrire ce qu’on appelait des « compositions » françaises ! Avec deux ou trois copains, j’avais créé, sous le sigle barbare d’AJLMM, l’association des jeunesses littéraires et musicales montoises. Et nous avions un petit journal, qui s’appelait « Le Grelot », qui paraissait tous les trimestres ; un journaliste en a retrouvé la trace pendant les primaires. J’y écrivais deux rubriques : des mauvais poèmes, sous le pseudonyme de Pierre Odilon – parce que j’étais amoureux fou d’une lycéenne, à qui je n’ai jamais déclaré ma flamme d’ailleurs, qui s’appelait Odile –, ainsi que la rubrique cinématographique. Le grand titre de gloire de l’AJLMM aura été l’organisation d’un concert de Jacques Brel au théâtre de Mont-de-Marsan. Je ne sais trop comment nous étions parvenus à le contacter, mais il avait accepté ! Voilà comment, dès le lycée, m’est venu le goût de l’écriture.
Et par les lectures, j’imagine ?
Alain Juppé : Oui, lecture et écriture sont, à mes yeux, la même chose : le goût de la langue. J’aime les mots, j’aime la langue française. Et je m’indigne contre le tsunami du franglish, qui est une catastrophe pour notre belle langue. Je viens de préfacer le livre d’un auteur québécois qui exhorte les Français à réagir face à l’invasion de l’anglais : « Réveillez-vous, bordel ! », nous exhorte-t-il. Sur la radio que j’écoute tous les matins, une publicité récurrente m’a longtemps horripilé : « Private Business ! Pourquoi Private Business ? Parce que c’est 100% français ! » Pour autant, la langue se renouvelle, je ne le nie pas. Je lis en ce moment le dernier livre d’Erik Orsenna, qui est l’un de mes auteurs favoris, et un ami, Les mots immigrés, où il explique ce que le français doit à l’arabe, à l’italien, aux langues germaniques etc. Il oublie un peu trop le latin d’ailleurs, je me suis permis de le lui dire … La langue vit, c’est une réalité. Mais aujourd’hui, nous assistons à un autre phénomène, très révélateur du déclin de nos capacités créatives. Nous ne sommes pas capables de créer des mots, d’inventer des concepts, nous les piquons ailleurs ! Cette mode est préoccupante. Encore des exemples : tel constructeur automobile nous propose des golden tickets, le site d’occasion de tel autre s’appelle Renew, un troisième affiche ses Lion days. Ou encore, une grande marque d’équipements électro-ménagers conseille en ces termes la lessive qui garantit la longévité de son lave-vaisselle : « Make it last ». La mode passera peut-être. Un signe encourageant que j’ai relevé dans le métro parisien : sous une grande affiche en franglais, quelqu’un avait écrit à la main avec un feutre : « On comprend rien à vos pubs ! » Notre langue est un trésor partagé, avec de nombreux peuples, en Europe, en Amérique du Nord, en Afrique … Respectons les.
En avez-vous fait l’expérience à l’international ?
Alain Juppé : Oui, lorsque j’étais ministre des Affaires étrangères de 1993 à 1995, je parlais français à Bruxelles avec mes homologues belge, italien, espagnol, portugais ou luxembourgeois. Vingt ans plus tard, lorsque j’ai repris la tête du Quai d’Orsay en 2011, j’étais quasiment le seul ! Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas en croisade contre la langue anglaise. Il faut apprendre l’anglais, mes enfants sont bilingues, et je m’en réjouis. J’aimerais être « fluent », oh ! pardon « fluide », moi aussi. Mais il faut choisir : quand on parle français, on parle français ; quand on parle anglais, on parle anglais. J’ai conscience de prendre des risques en menant ce combat ; tout le monde s’en moque et on me taxera de ringardise ; peu importe, j’y crois
Revenons à l’écriture : lorsqu’on vous présente à Jacques Chirac, vous correspondez alors au profil recherché : un « énarque sachant écrire » ?
Alain Juppé : Oui, j’étais normalien-énarque, comme Georges Pompidou en son temps. Pardon pour cette comparaison immodeste. J’ai ainsi été engagé comme « plume » par Jacques Chirac. Très longtemps, j’ai rédigé ses discours, ou plutôt ses projets de discours. Comme je l’explique dans le livre que j’ai consacré à notre histoire, il les retravaillait beaucoup. J’aimais bien cet exercice. L’un des premiers discours qu’il m’avait confié était destiné aux jeunes gaullistes.
A cette époque-là, en 1976, je n’avais jamais fait de politique active, je ne connaissais pas ce milieu. Chirac m’avait dit : « je vais vous les faire connaître ! » Il me présente trois ou quatre jeunes lors d’un rendez-vous, parmi lesquels un type très communicatif, à la grosse tignasse : c’était Nicolas Sarkozy ! Voilà notre premier contact, il avait vingt ans et moi trente. Depuis, nous ne nous sommes pas quittés ! Pour revenir sur les discours, mon style d’écriture plaisait à Chirac. C’est-à-dire classique, scandé selon le rythme ternaire cher aux normaliens.
Une parenthèse : sur le papier, intellectuellement, on vous aurait plus imaginé giscardien que chiraquien. Mais les relations humaines ont fait que cette rencontre n’a pas eu lieu.
Alain Juppé : Votre analyse est tout à fait juste. Intellectuellement, j’étais certainement plus proche de Giscard à cette époque. Chirac a évolué ensuite … Mais ça n’a pas marché avec Giscard pour deux raisons. D’abord, nos personnalités n’ont pas facilité cette rencontre. Disons qu’il n’avait pas une chaleur humaine très supérieure à la mienne, c’est dire ! (Rires) Alors que Chirac était un tourbillon qui vous prenait. La deuxième raison est qu’il m’a poussé dans les bras de Chirac par stupidité et sectarisme. En 1978, on m’avait proposé de remplacer Michel Bon au Crédit national, sorte de banque d’investissement public, en tant que directeur-adjoint. Je me suis posé la question de quitter la politique, car devenir un riche banquier pour mon avenir et celui de mes enfants n’était pas sans attrait ! Je postule, donc. J’en parle à Chirac qui me répond : « Faites ce que vous croyez devoir faire ». Il n’était pas du genre à mettre le grappin sur les gens, même s’il était une tête-chercheuse, à l’affut des talents. Je me lance, et je suis convoqué à l’Élysée où l’on m’interroge : « Alors, vous êtes toujours chiraquien ? » Je réponds que oui, j’aime bien Chirac. « Très bien, vous n’aurez pas ce poste ». C’était absurde, j’aurais tout à fait pu devenir giscardien ! Surtout sur l’Europe, je me sentais proche de la vision de VGE. Humainement, mon mentor, c’était Chirac.
Cette rencontre a-t-elle eu lieu plus tard ?
Alain Juppé : Nous avons fait campagne, Giscard et moi, lors des élections européennes de 1989 : il était tête de liste, j’étais numéro deux. J’essayais déjà de rapprocher le RPR et l’UDF. Pendant ces trois ou quatre mois, nous avons donc vécu ensemble, ou presque. J’ai toujours été séduit par son agilité intellectuelle. En même temps, sa difficulté à communiquer avec autrui était manifeste, une certaine suffisance voire un peu d’arrogance, qu’il essayait de corriger, mais avec tellement d’efforts que cela en devenait artificiel ! Ensuite, dans mes différentes fonctions ministérielles, je lui rendais visite rue de Bénouville, pour lui demander conseil. Lorsque je suis devenu Premier ministre, à la fin de l’un de nos premiers entretiens, j’ai fini par comprendre que si je lui avais demandé de devenir mon ministre des Finances, il n’aurait pas dit non, car il m’expliquait qu’il était le seul capable de réussir le passage à l’euro !
“Je suis devenu lecteur grâce à mon institutrice de CE2”
Êtes-vous plutôt un scribe qui aime lire, ou un lecteur qui aime écrire ?
Alain Juppé : Je suis d’abord un lecteur avant d’être scribe. Je n’ai commencé à écrire qu’après avoir beaucoup lu. D’ailleurs, j’ai lu votre entretien avec Hubert Védrine, qui est devenu un ami : la différence fondamentale entre nous est qu’il n’y avait pas de bibliothèque chez moi !
Mes parents étaient d’origine modeste. Mon père n’avait pas été au-delà du certificat d’études, et si ma mère était issue de la moyenne bourgeoisie provinciale, étant une fille au début du XXème siècle, elle n’avait pas été encouragée dans la voie des études supérieures.
Plus tard dans sa vie, mon père n’achetait que les livres du général de Gaulle ! Je suis venu à la lecture grâce à mes instituteurs, et notamment Madame Dulong, mon institutrice de 9ème (on dirait CE2 aujourd’hui), qui s’est beaucoup investie dans mon parcours scolaire. Elle m’a initié à la fois à la musique et la lecture. Elle m’a offert mon tout premier vinyle : « La mer », de Debussy. Ma première collection de livre était les « Contes et légendes », achetés à la maison de la presse du coin, « Chez Richie », je ne garantis pas l’orthographe.
Qu’y achetiez-vous d’autre ?
Alain Juppé : Je lisais aussi beaucoup les illustrés. Je ne ratais jamais la sortie hebdomadaire de Spirou, Tintin, Blake et Mortimer. Je suis d’ailleurs resté fidèle à Tintin puisque j’ai adhéré aux Pélicans noirs, l’association des tintinophiles de Bordeaux. J’ai fait donner le nom de « professeur Tournesol » à une petite esplanade sur les quais de Bordeaux. J’ai même organisé la réception du roi Muskar XII de Syldavie au Grand théâtre lors d’un 1er avril 2000, avec arrivée du souverain en Rolls-Royce, et récital de la Castafiore ! Plus tard, je me suis mis à Astérix et à Rahan. Mais je confesse une grande lacune : je n’ai pas lu beaucoup de mangas ; il paraît que ce sont les ouvrages qui font la plus grosse vente dans les maisons d’édition !
Pour les livres, vous avez suivi un parcours d’autodidacte éclectique.
Alain Juppé : Oui, très éclectique, mais aussi très classique. J’ai voué une passion aux « Trois mousquetaires », « Vingt ans après », « Le vicomte de Bragelonne » ou encore « Le comte de Montecristo » ! Une de mes grandes déceptions est que ma fille ne soit pas allée au bout de Montecristo lorsque, adolescente, elle m’a demandé conseil. J’ai été marqué par Jules Verne, Michel Strogoff, puis j’ai eu ma période russe, je ne suis plus comment ni pourquoi, à travers Dostoïevski. Je me souviens m’être caché dans ma chambre, masquant la lumière pour lire jusqu’à minuit « Les frères Karamazov » ou « L’idiot », ce que ma mère désapprouvait totalement !
Désapprouvait-elle la lecture tardive … ou l’objet de vos lectures ?
Alain Juppé : Le fait de lire tard, car elle ne s’intéressait pas tellement à ce que je lisais. Elle voulait surtout que je dorme pour être frais pour l’école ! Ma mère était une très forte personnalité : on l’appelait la tsarine …
D’où votre période russe !
Alain Juppé : Peut-être ! (Rires) Reste qu’elle était d’une rigueur sans faille à mon égard. Sous l’influence de Madame Dulong, elle avait décrété que j’étais bon pour les études. Si je n’étais pas premier de classe, c’est donc que je ne travaillais pas assez. Ainsi, je devais dormir de bonne heure. Pourtant, le jour de mes quatorze ans, ma mère avait demandé conseil chez Richie, et m’avait offert deux tomes des œuvres de Charles Péguy dans la Pléiade.
Or, la Pléiade représentait alors le summum de la bibliophilie à mes yeux ! Et je me suis retrouvé fasciné par la langue de Péguy, sa poésie, répétitive au point d’en être lancinante. J’étais encore dans ma période mystique, avant de monter à Paris. Je me souviens d’un récit de la crucifixion du Christ, dans Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc dont j’avais un enregistrement sur vinyle, sur fond de musique d’orgue … J’étais subjugué ! J’ai aussi fait très bon usage du parallèle de Péguy entre Corneille et Racine, je l’ai cité dans toutes mes dissertations de seconde et de première, ce qui me valait systématiquement les félicitations des professeurs.
“J’essaie de voler à mes journées du temps de poésie”
Êtes-vous resté un lecteur avide par la suite ?
Alain Juppé : Dans une autre séquence de ma vie, soit jusqu’à l’agrégation, l’essentiel de ma formation était de lire. Je dirais donc que j’étais condamné à lire, sauf que c’était un plaisir sans cesse renouvelé ! Nous devions tout lire, depuis la Chanson de Roland jusqu’à Céline. A l’Ecole Normale Supérieure, j’ai fréquenté assidument les auteurs grecs et latins. D’ailleurs, l’une des épreuves du concours d’entrée consistait à ouvrir un passage de L’Odyssée ou de L’Iliade, et à en traduire le maximum, sans dictionnaire bien sûr. Homère et les tragiques grecs furent une des grandes émotions de lecture dans ma jeunesse. A l’époque, il n’y avait qu’une seule chaîne de télévision : l’ORTF. Un soir, une mise en scène des Perses d’Eschyle fut diffusée. J’étais fasciné devant l’écran, et mes parents sont partis se coucher en se demandant si j’étais dans mon état normal, si je n’étais pas en train de dériver … (Rires) De cette époque, je conserve le souvenir admiratif et presque affectueux de Jacqueline de Romilly, qui m’aidait à comprendre Platon. L’autre étape, c’est l’agrégation ; au programme de français, il y avait notamment deux poètes que j’adorais : Villon et Apollinaire.
La poésie semble rythmer votre parcours.
Alain Juppé : Oui, j’aime lire la poésie, à haute voix quand je peux… Voici un de mes livres de chevet, que j’ai fait relier à Bordeaux, rue Condillac : « L’Anthologie de la poésie française », de Pierre Seghers, que je préfère à celle de Pompidou. Je l’ouvre encore régulièrement, j’essaie de voler à mes journées du temps de poésie. Parmi mes disques fétiches, je mets en bonne place Léo Ferré chantant Baudelaire, Aragon, Apollinaire.
Nous n’avons pas encore évoqué votre biographie de Montesquieu.
Alain Juppé : Oui, c’est bien connu, Bordeaux, c’est les « trois M » : Montaigne, Montesquieu et Mauriac ! J’ai pris infiniment de plaisir à écrire Montesquieu le moderne, qui se compose d’une première partie biographique, où je raconte la vie de Montesquieu, qui gagne à être connu. C’était un homme extrêmement curieux, volage, voyageur. Ce n’était pas du tout un type coincé ! Cela m’a passionné, et je prends toujours autant de plaisir à retourner dans son château de La Brède. Récemment, on m’a proposé d’être le keynote speaker (je cite le programme !) lors du 300ème anniversaire des « Lettres persanes », je me suis délecté à les relire une fois de plus, à la fois pour l’élégance de l’écriture, et pour l’audace de la pensée ! Montesquieu ose écrire tout de même, à propos du Pape, que c’est un grand magicien qui arrive à convaincre les gens que trois font un ! Ce qui est un affreux blasphème, qui a juste retardé l’entrée de l’auteur à l’Académie ; la Régence était indulgente … La deuxième partie de mon livre est consacrée à la pensée politique et économique de Montesquieu, qui est d’une actualité brûlante, au moment où l’Etat de droit et le principe même de la séparation des pouvoirs prennent de sacrés coups. « Quiconque a du pouvoir a tendance à abuser du pouvoir, c’est pourquoi il faut que par la nature des choses le pouvoir arrête le pouvoir. » C’est pour moi une référence absolue, et c’est pour cela que j’ai choisi le titre de « Montesquieu, le moderne ». Et puis, j’admire un autre de ses messages, l’esprit de modération. Il explique que c’est facile de monter aux extrêmes, c’est la tendance naturelle de la nature humaine. Rester dans une position d’équilibre, c’est une conquête, une discipline. De ce point de vue, je me réfère à Montaigne, Montesquieu, Tocqueville, Aron. C’est ma filiation.
La modération est un chemin de crête.
Alain Juppé : Absolument. C’est pourquoi je vous ai apporté ce petit livre que j’ai beaucoup aimé, « Le courage de la nuance », dans lequel Jean Birnbaum a comme fil conducteur l’exigence de la nuance et le refus de la caricature parmi différentes personnalités, d’Albert Camus à Germain Tillon. (Ernest a rencontré Jean Birnbaum au sujet de ce livre. Notre entretien avec lui est ici.)
J’imagine que l’œuvre du troisième « M » bordelais, François Mauriac, vous parle, avec ses pins des Landes …
Alain Juppé : Bien sûr. Dans « Thérèse Desqueyroux », je sens l’odeur de mes pignadas ! J’aime visiter Malagar, sa demeure girondine. Dans le même temps, les relations entre Mauriac et Bordeaux sont compliquées. Mais il finit par dire qu’on ne coupe pas ses racines. J’aime citer cette anecdote : dans une réunion de famille, on avait servi du Bourgogne. Le maître de maison aurait précisé : « D’habitude, nous buvons du vin ! » (Rires) Et puis, il y a le Bloc-notes : j’aime ce style vif, concis, nerveux condensé. C’est pour cette raison que j’ai du mal avec Proust. Et c’est aussi pourquoi j’apprécie tant Maupassant, dont j’ai relu « Bel ami », « Une vie » ou encore « Mont Oriol ». C’est une prose aux phrases courtes et riches à la fois.
Pourquoi appréciez-vous tant cette langue du XVIIIème siècle ?
Alain Juppé : Vous voyez que j’aime aussi le XIXème ! Disons que je suis particulièrement sensible à l’art d’exprimer sa pensée en peu de mots, comme savent le faire les grands classiques, tel Montesquieu ou Voltaire bien sûr. Au siècle précédent Pascal a des formules fulgurantes qui me laissent comme foudroyé. Pour revenir au seigneur de La Brède, il écrit : « Quand il n’est pas nécessaire de faire une loi, il est nécessaire de ne pas en faire ». Génial, non ? Je voulais l’inscrire sur le fronton de l’Assemblée nationale, mais les présidents ne l’ont pas accepté. (Rires) Cette langue reste d’une très grande modernité. Mais tous les siècles ont leur richesse ! Entre la licence et l’agrégation, j’ai écrit un mémoire consacré aux poètes libertins de la première moitié du XVIIème siècle. Je l’ai perdu, et j’imagine que la Sorbonne n’en a pas gardé la trace … Et puis mon goût pour la sobriété ne m’empêche pas de relire avec bonheur les Mémoires d’outre- tombe et la prose de Chateaubriand. Comment choisir entre les trésors de notre littérature ?
Êtes-vous un collectionneur de livres ?
Alain Juppé : Non, je ne collectionne rien ! Je n’ai pas l’esprit collectionneur, mais je suis physiquement incapable de jeter un livre. Donc je les entasse. Si je collectionne quelque chose, on pourrait dire que ce sont les livres, sans céder à la fascination des autographes ou des manuscrits.
Comment avez-vous choisi les livres que vous nous présentez ?
Alain Juppé : Ce sont les livres que je lis en ce moment ou qui m’ont marqué au cours des derniers mois. Outre les ouvrages déjà évoqués, j’ai beaucoup appris de « Vers la guerre », de l’historien américain Graham Allison. Il analyse ce qu’il appelle le piège de Thucydide : en partant du récit que le grand historien grec fait des guerres du Péloponnèse entre Sparte et Athènes, il montre que lorsqu’une puissance émergente défie une puissance dominante, cela se termine toujours par la guerre. Il prend ainsi quinze exemples historiques, le seul contre-exemple étant la guerre froide, du fait de la dissuasion nucléaire. Et il en tire la conclusion qu’il sera difficile d’éviter la guerre entre les Etats-Unis et la Chine. Cela peut paraître alarmiste, mais l’état du monde appelle ce genre de réflexions, complètement absentes de la campagne présidentielle, jusqu’à l’agression de Poutine contre l’Ukraine. Formidable défi pour nos démocraties et pour l’Union européenne qui se trouvent devant un choix clair : la puissance, à construire … ou la servitude volontaire à subir. J’ai aussi amené le Dictionnaire amoureux de Montaigne, d’André Comte-Sponville, ainsi qu’un recueil de notes peu connu de Montesquieu intitulé « Le Spécilège », qui est un joli cadeau d’une Bordelaise. Au hasard, cette réflexion de Montesquieu : « N’est-ce pas juger soi-même que d’exclure d’une délibération ceux qui jugeront contre notre sentiment ? »
Vous avez également choisi des romans.
Alain Juppé : Oui, comme « La Mandarine », qui est l’un des premiers romans de Christine de Rivoyre, une autrice que j’aime beaucoup, qui a notamment vécu très longtemps dans les Landes. Bien entendu, son œuvre fétiche est « Boy », où on retrouve Bordeaux, Hendaye et les Landes, bref mon enfance – mais j’apprécie particulièrement celui-ci. Dans un tout autre registre, qui s’apparente au roman policier, voici Pachinko, un gros bouquin de Min Jin Lee qui raconte le drame des Coréens immigrant au Japon au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Il m’est arrivé entre les mains par mon épouse, qui est une lectrice encore plus insatiable que moi et en a trouvé la référence dans les Mémoires d’Obama, si je me souviens bien. Et puis, j’ai ravivé de vieux souvenirs, en apportant par exemple Belle du seigneur, d’Albert Cohen, un des plus beaux livres d’amour qu’il m’ait été donné de lire. Vous le voyez, je suis un lecteur de culture française ou francophone, mais j’aime aussi faire des incursions dans d’autres univers, tel celui de Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez, mais aussi celui de Faulkner ou d’Hemingway … En revanche, je n’ai jamais réussi à dépasser la vingtième page d’Ulysse de James Joyce. Tous les dix ans, je réessaie, en me disant que c’est essentiel pour ma culture, mais je n’y parviens pas ! A Bordeaux, j’ai eu la chance de rencontrer Mario Vargas Llosa, de parler politique avec lui et de l’entendre vanter les vertus de la modération
Dans cet esprit de modération, c’est un livre qui vous a rapproché de Michel Rocard …
Alain Juppé : Pas tout à fait, l’écriture est venue après. J’avais toujours eu de la sympathie pour Michel même si, à l’origine, il vient d’un PSU très à gauche. Au passage, je soutiens toujours que c’est notre politique de redressement économique entre 1986 et 1988 qui lui a permis de récolter les fruits de la croissance entre 1988 et 1991. Heureux héritage pour un Premier Ministre ! Ensuite, en 2008, à l’initiative de Nicolas Sarkozy, nous avons co-présidé la commission du grand emprunt. Et là, il s’est passé quelque chose : tout en produisant un travail de qualité en un temps très réduit, trois ou quatre mois, nous avons tissé un lien d’amitié personnelle. Dans la foulée, Bernard Guetta nous a proposé un livre commun. Ainsi, pendant six mois, nous nous sommes retrouvés chez Guetta, une ou deux fois par semaine. Il s’y passait toujours la même chose : sur les deux heures, Rocard parlait une heure et quart, refaisant toute l’histoire du socialisme, quand j’essayais de parler trois quarts d’heure. (Rires) Et puis Bernard Guetta en a tiré ce livre au titre curieux : « La politique telle qu’elle meurt de ne pas être ». La disparition de Michel m’a peiné.
Je me demandais si vos premiers rapports ne venaient pas de Jacques Chirac, étant donné leur complicité ancienne …
Alain Juppé : Je ne le crois pas. Je sais qu’ils se connaissaient et s’estimaient beaucoup. Jacques Chirac était un homme curieux de tout et de tous, qui parvenait à s’attirer la sympathie de personnages variés … Je me souviendrai toujours comment François Mitterrand, à la toute fin de son mandat, faisait presque campagne ouvertement pour lui ! Jamais avare de coups de griffes, ce dernier m’avait dit, lors d’un déjeuner dans les Landes en 1994, près du golf de Seignosse : « Delors sera candidat le jour où il aura été élu ». (Rires)
Il avait eu des commentaires sceptiques sur tous les autres aspirants à l’Elysée, y compris sur le parti socialiste, et m’avait même dit : « Après, préparez-vous ». Nous avons longuement discuté ce jour-là, il était arrivé en retard comme à son habitude, et je regardais subrepticement ma montre car j’étais attendu à la corrida de Dax à 18h. Ce qui m’a obligé à quelques excès de vitesse sur l’autoroute.
Parliez-vous livres et littérature avec Mitterrand ?
Alain Juppé : Un peu. Moins que beaucoup de gens ne le disent. Mais je me souviens de longs voyages dans les avions où il m’invitait à sa table. Lors d’un voyage officiel en Corée, nous avions ainsi parlé de Paul Morand et de son « Venises ». Passions communes !
Avez-vous souvenir d’autres discussions avec des femmes ou des hommes politiques ?
Alain Juppé : Devenu président de la République, Nicolas Sarkozy s’efforçait de parler de ses lectures. Quand j’allais le voir, il laissait toujours sur sa table son livre du moment. Je viens de lire ses Promenades, où il évoque ses goûts littéraires et artistiques. C’est un témoignage très personnel. Avec Jacques Chirac, nous parlions peu de littérature ; un jour il m’a offert une biographie de Gengis Khan, Le loup bleu, du japonais Yasushi Inoué. Mais j’ai appris, dans votre entretien avec Hubert Védrine, qu’il le lui avait également offert ! L’immense et profonde familiarité de Jacques Chirac avec les cultures asiatique, sud-américaine et africaine est désormais chose connue. Je raconte souvent que lors d’une visite que je faisais au musée des bronzes de Shanghai, le conservateur m’a dit : « J’ai fait visiter le musée à Jacques Chirac, mais c’est lui qui faisait les commentaires ! » J’admirais la culture d’un autre homme politique, un peu moins prestigieux : Maurice Schuman. Il avait une incroyable mémoire des textes classiques, il était capable de réciter des tirades entières de Racine, par exemple. J’en étais complexé ! Je me souviens aussi d’un conseil de Giscard, lors de l’une de mes visites, me disant de son ton si caractéristique : « Vous devriez relire Maupassant, Alain Juppé ». (Rires)
“Les personnages qui ne doutent jamais m’effraient”
Vous l’avez finalement écouté.
Alain Juppé : Pas tout à fait. Je suis revenu récemment à Maupassant, qui s’était quelque peu perdu au fond de ma mémoire, en écoutant une discussion entre deux collègues du Conseil constitutionnel, dont Laurent Fabius. Ils m’ont convaincu, et j’y ai pris beaucoup de plaisir ces dernières semaines.
Imaginions un instant que vous soyez président de la République. Sur votre portrait officiel, quels sont les livres que vous feriez apparaître plus ou moins subtilement sur le cliché ?
Alain Juppé : (Rires) Sans doute « L’anthologie de la poésie française » de Pierre Seghers. Je mettrais à coup sûr un ouvrage de Montesquieu. « L’esprit des lois » est fondamental d’un point de vue politique, mais moins excitant que « Les lettres persanes ». Pourquoi pas les deux ? « Les essais » de Montaigne, aussi, pour le doute.
Car mon esprit de contradiction est une forme de doute ! J’ai toujours aimé argumenter en sens inverse d’une démonstration savamment présentée. Les personnages qui ne doutent jamais m’effraient.
D’ailleurs, vous expliquez que votre ancrage à droite est venu, entre autres, d’une réaction à la pensée de gauche dominante au cours de vos études.
Alain Juppé : Oui, c’est vrai, je m’insurgeais face à l’arrogance intellectuelle de la gauche. Bon, aujourd’hui, je serais presque tenté de faire le chemin inverse ! (Rires) Pour autant, le doute ne veut pas dire incapacité à décider. Il faut un temps pour tout. Je choisirais peut-être un livre de Paul Valéry, dont j’apprécie les réflexions sur l’Europe, un enjeu qui me tient à cœur. Et puis, même si je ne suis pas un fan de poésie ésotérique, j’ai passé des heures à décrypter « La jeune Parque », à essayer de comprendre. L’accès au Cimetière marin est plus aisé. Je suis fasciné par la mer. A Hossegor, je passe des heures à la regarder. J’adore le Pays basque et la montagne, mais ça me lasse vite, ça ne bouge pas. « La mer, la mer, toujours recommencée », tout est dit.
Outre l’exercice spécifique des mémoires, quel livre vous trotte dans la tête depuis un moment ?
Alain Juppé : Je voulais écrire un petit livre sur la liberté. Je l’ai même commencé ! Mais je me suis rendu compte que cela m’amenait à des considérations très politiques, incompatibles avec mon statut de membre du Conseil constitutionnel. J’ai écrit un chapitre sur la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui est sur mon bureau en permanence. « Les hommes naissent libres et égaux en droit » ; ce premier chapitre montrait qu’en 1789, comme aujourd’hui, cette déclaration était un objectif, et pas un constat ! L’une des marques les plus terribles de l’histoire de l’humanité reste l’esclavage. On s’esbaudit sur la démocratie athénienne, mais les trois-quarts des Athéniens étaient des esclaves ! J’ai apprécié Le génocide voilé, du Sénégalais Tidiane N’Diaye, qui démontre que le nombre d’esclaves africains envoyés de force au Proche-Orient est au moins égal à la terrible déportation vers l’Amérique latine et du Nord. Une parenthèse, alors que Kiev est au cœur de l’actualité internationale, sait-on que la Ru’s de Kiev a été, au IXème siècle et aux siècles suivants, une création des Vikings orientaux, qui venaient y chercher des esclaves ? L’histoire de l’humanité est l’histoire des esclavages. Et puis nait, grandit, s’impose l’idée de liberté, de dignité de toute personne humaine. Le christianisme n’y est pas pour rien.
Une liberté fragile.
Alain Juppé : Oui. C’est pourquoi je veux insister sur les risques qui la menacent : la crise de la démocratie représentative, qui s’aggrave, la montée des fanatismes, de l’obscurantisme, ou encore les technologies numériques, qui vous tracent ou vous traquent en permanence.
J’ai lu « Dictature 2.0 », du journaliste allemand Kai Strittmatter, qui a passé quatre années en Chine, dans lequel il explique le mécanisme du crédit social. Vous avez un permis à point, et si vous crachez dans la rue ou grillez un feu rouge, vous en perdez. Si vous critiquez le PCF, vous en perdez plusieurs…
Et une fois les points épuisés, vous ne pouvez plus prendre de billet de train, ou d’avion avant que la répression ne vous conduise en camp de rééducation. Nous pensons être à l’abri. Certes. Prenons garde toutefois au délitement de nos démocraties ! On se réjouit du fait qu’on ne paie plus rien en espèces, ce qui permet entre autres de lutter contre le blanchiment d’argent. Très bien ! Mais cela contribue aussi au flicage général : chacun de mes achats par carte bancaire laisse une trace. Comme chacun de mes appels téléphoniques ! Nous sommes déjà dans un monde orwellien. L’une des choses que je mets au crédit de Pierre Hurmic, le nouveau maire de Bordeaux, qui a été pendant 25 ans mon opposant résolu, c’est de m’avoir conseillé de lire Jacques Ellul, son maître à penser. Déjà, l’obsession d’Ellul était de remettre la technique au service de l’homme, et non l’inverse.
Lisez-vous les livres dont vous êtes le protagoniste ? Je pense à Gilles Boyer, ou Gaël Tchakaloff …
Alain Juppé : Oui, et je les trouve en général très approximatifs ! Mais il est toujours instructif d’essayer de comprendre le regard que les autres portent sur vous. Et de prendre conscience qu’on dit parfois, sans y prendre garde, des choses qui peuvent blesser autrui. Ou inversement le combler de joie. J’ai tendance à sous-estimer l’impact de mes paroles. Accès de modestie. (Rires) Récemment, sous la direction de Bernard Lachaise, plusieurs universitaires ont réalisé une étude très complète sur mes mandats de maire de Bordeaux : ça s’appelle Juppé-Bordeaux 1995/2019. C’est bien fait. Un même travail avait été réalisé autour de Chaban-Delmas et même Adrien Marquet.
A Matignon, ou au Quai d’Orsay, teniez-vous un journal ?
Alain Juppé : Non, et je reconnais que c’était une erreur. J’en tiens un aujourd’hui que j’appelle « Memento Mori », mais de manière très irrégulière. Mais à l’époque, quand j’étais dans l’action, non. Bien sûr, les archives existent, mais ce n’est pas la même chose. Je regrette notamment de ne pas avoir noté les impressions de mes rencontres avec les grands de ce monde. Pour me remémorer certains de mes voyages au Quai d’Orsay, je relis mon épouse, qui en plus d’être une lectrice fanatique aime écrire. Je me suis ainsi replongé dans son joli livre sur notre première période au Quai d’Orsay, « A bicyclette », pour me remémorer certains voyages, comme en Afrique du Sud, en 1994. Le soir à diner, nous étions reçus par De Klerk, entouré d’hommes blancs en smoking, servis par des hommes noirs. Une atmosphère lugubre, avec une pianiste qui jouait une pièce de Chopin, qui n’était pas sa Marche funèbre, contrairement à ce que j’ai longtemps cru, mais un Nocturne, si j’en crois Isabelle. Le lendemain, lors d’une réception à l’ambassade de France, Nelson Mandela arriva sous le soleil, accompagné de chanteurs et de danseurs. Le contraste entre le monde qui finissait et cet autre qui commençait était saisissant. Mandela fait partie de mes grands hommes.
Qui seraient les autres ?
Alain Juppé : J’en citerai trois. Mandela donc, que j’ai retrouvé à plusieurs reprises. Je me souviens d’un déjeuner à l’Elysée lors des célébrations du 14 Juillet 1995, où Jacques Chirac l’avait invité, en compagnie d’une vingtaine de jeunes français. Alors qu’il ne parlait pas français, Mandela était parvenu à établir un contact très naturel avec eux, très spontané, malgré le contexte très impressionnant pour eux. Dans un tout autre registre, Jean-Paul II dégageait lui aussi un charisme fascinant. Je l’ai reçu plusieurs fois en France, et j’ai souvenir d’une manifestation dans un Parc des Princes plein à craquer. Je n’ai jamais vu un homme parvenir à nouer un dialogue avec 20 000 jeunes. C’était inouï ! Enfin, le troisième personnage qui entre dans cette catégorie est le Dalaï-lama. A chaque rencontre, il se passait quelque chose de physique, il avait ce rayonnement difficile à analyser qu’on appelle le charisme.
Et Hillary Clinton ?
Alain Juppé : J’aimais bien Hillary. J’ai eu de bonnes relations avec elle. En revenant au Quai d’Orsay, en 2011, elle m’avait reçu au Département d’Etat, à Washington D.C., pour évoquer la crise syrienne. Après le déjeuner, lors de la conférence de presse, elle avait eu ce lapsus : « Mister president ». (Rires) Elle s’était rattrapée en disant que c’était une anticipation …
Avez-vous été marqué par des rencontres d’auteurs ?
Alain Juppé : Jean d’Ormesson, son amour de Venise, parmi beaucoup d’autres son livre La douane de mer. Son optimisme, aussi, sa bienveillance. J’ai eu l’occasion de le rencontrer plus longuement en Corse. C’était un homme qui communiquait une forme de joie de vivre, raffinée et lucide. Je lui emprunte souvent l’une de ses expressions pour définir mon rapport à la religion : il se définissait comme un « catholique-agnostique ». Cela me va bien : agnostique, c’est-à-dire en recherche, en doute ; catholique car je reste attaché à l’Eglise qui porte à travers les siècles et malgré toutes ses fautes un message unique, celui de l’Evangile, c’est-à-dire l’amour…
Avez-vous connu Jean Lacouture ?
Alain Juppé : Oui, mais moins. J’avais beaucoup aimé son « Montaigne à cheval ». Il s’agissait là d’une approche très originale qui présentait Montaigne comme un homme d’action, différent de l’intellectuel enfermé dans sa tour, qui a joué aussi un rôle politique et diplomatique ; l’esprit pétillant de Lacouture le mettait bien en lumière. J’apprécie Erik Orsenna, également, et ses pérégrinations sur l’eau, le papier, le coton. Jean-Christophe Ruffin me plaît, il faudrait relire Globalia en période de pandémie. Parmi les essayistes contemporains, j’estime Régis Debray à tel point que je lui ai même pardonné son « Contre Venise ». Pour lui, la ville italienne par excellence c’est Naples ! Selon lui, Venise n’est pas une ville, c’est un décor de théâtre. Ce à quoi je réponds : oui, justement, c’est ça que j’aime ! C’est totalement artificiel, c’est un décor, mais c’est unique au monde. Reste que j’aime sa langue, pas toujours facile, un peu sophistiquée. Son cheminement de Che Guevara au général de Gaulle est assez intéressant ! (Rires) J’aime Marguerite Yourcenar aussi, encore plus depuis que j’ai appris qu’elle a pris le bateau pour les Etats-Unis depuis Bordeaux en 1940.
Un conseil de lecture, pour terminer ?
Alain Juppé : Les « 3 M » bordelais, bien sûr. J’ajouterai un quatrième : Maupassant. Le style, jouissif, le regard plutôt cynique sur le monde de son temps ; s’arrêter avant la folie !
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Place Colette, coincée entre le Conseil constitutionnel, la Comédie française et le Conseil d’Etat, je profite d’un décor de carte postale, le temps d’un dernier café en terrasse, à l’ombre des colonnades. Dans quelques heures, je retrouverai Bordeaux, où je vis par intermittence depuis une quinzaine d’années – ainsi que l’une des protagonistes de cet entretien. Histoire, livres et grands hommes : tout ramène Alain Juppé à la ville qu’il a su transformer ; incarner, aussi, jusque dans ses contradictions et son tempérament. D’ailleurs, à lire celui qui, comme Premier ministre, a été cloué au pilori, avant d’être porté au pinacle, en pleine « Juppémania », on comprend mieux son inclination pour la mesure, la nuance. À moins qu’il ne s’agisse de la résistance des pins des Landes aux grands froids et à la canicule ? D’autres y verraient, encore, l’empreinte profonde d’un Jacques Chirac assagi, dont j’ai parfois cru reconnaître quelques expressions fugaces. Un maître, lui aussi, dans l’art subtil du pas de côté.
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