Le député LR du Lot, Aurélien Pradié, a été sous le feu des projecteurs ces dernières semaines avec le débat sur les retraites. Le temps d’un moment suspendu, il a reçu Guillaume Gonin dans la magistrale bibliothèque de l’Assemblée nationale. De la BD, Jack London et François Cheng sont au menu. Avec aussi Jean d’Ormesson et Jacques Chirac. Rencontre.
Photos Cyril Jouison
Les mots sont à demi-chuchotés. Si la retranscription n’en sera guère facilitée, ils se prêtent à l’atmosphère feutrée des lieux, entre tapis fleuris et boiseries vernies, nimbée du halo vert des lampes de notaire. Un décorum qui en viendrait presque à nous faire oublier l’essentiel – les livres. En reliure cuir et or, certains sont rangés dans des tiroirs aux étiquettes défraîchies ; d’autres reposent dans des consoles vitrées ou garnissent les rayonnages montant jusqu’aux rambardes périphériques, couleur acajou, auxquels on accède par échelle ou d’introuvables escaliers.
Veillés par d’augustes bustes républicains, sous les coupoles peintes, ils sont le trésor de ce temple de lecture – scène rêvée pour notre chronique, dont le député LR du Lot, Aurélien Pradié, est aujourd’hui l’acteur principal.
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Comment les livres vous sont-ils venus ?
Aurélien Pradié : De l’enfance. Très tôt, j’ai été habitué à l’objet du livre. Je viens d’une famille où il y en avait toujours, sans que mes parents ne soient de grands lecteurs pour autant. Les livres étaient posés sur les tables basses, pas toujours bien rangés dans les bibliothèques. Mon premier rapport était donc le toucher, expliquant peut-être mon incompatibilité avec les tablettes… Je ne lis que sur papier. Ensuite, ce rapport s’est étoffé durant mes études, à la fac, même si je n’y ai pas passé un temps extraordinaire … Durant cette période, j’ai lu des livres qui m’étaient imposés, ce que je n’ai pas aimé faire – vraiment pas ! Souvent, plus tard, j’ai relu des livres auxquels je n’avais pas été réceptif au lycée. D’ailleurs, cela m’arrive assez souvent de ne pas avoir de réaction immédiate à la lecture d’un livre, mais qu’un sentiment plus profond renaisse plus tard, positif ou négatif. Reste que les fiches de lecture étaient pour moi quelque chose d’épouvantable… Comment résumer un livre, son ambiance, son monde, ses sensations ? C’est trop froid, trop technique, enlevant une part si essentielle, celle de la subjectivité. Je déteste l’idée de standardiser la lecture.
Et dans votre parcours politique ?
Aurélien Pradié : Les livres sont aussi devenus un outil de structuration de ma pensée politique, de compréhension historique, une forme d’intelligence et de perception. Pour autant, je n’aime pas les livres politiques. Certains sont peut-être passionnants et bien écrits… Mais je n’aime pas ça ! Si un jour je cède moi-même à la tentation d‘un livre politique, j’espère me souvenir qu’il devra être le moins politique possible. D’abord humain. Politique ensuite, nécessairement.
Même les mémoires ?
Aurélien Pradié : C’est différent. Ma préférence va aux mémoires qui n’étaient pas forcément écrits dans une optique de publication. Par exemple, chez Georges Pompidou, ses « Notes, carnets et portraits », dont la vocation initiale n’était pas d’être lus. On y retrouve le soin des mots à travers une écriture continue, au fil des années. Président de la République, on découvre qu’il écrit une lettre manuscrite d’une dizaine de pages à son ministre de l’Aménagement du territoire pour évoquer l’entretien des bords de route, refusant l’abattage massif des platanes qui structuraient nos voies nationales. L’écriture était un effort, on s’y plongeait, comme en enfilant un costume ; on n’écrivait pas sur un coin de table, comme les textos aujourd’hui, en se brossant les dents. Ce que je n’aime pas, ce sont des livres politiques qui ne racontent rien, qui sont de purs exercices de style et de petite vanité. En vous le disant aussi clairement, j’espère me vacciner moi-même.
Et aujourd’hui ?
Aurélien Pradié : Mon rapport au livre a évolué. J’ai du mal avec les romans, mais je le sais. J’en ai d’ailleurs amené très peu pour notre rencontre… J’ai du mal à me plonger dans un imaginaire absolument total. Les livres vers lesquels je me tourne spontanément sont ancrés dans le réel. Par exemple, je n’arrive pas à lire de romans policiers, je n’en capte pas l’intérêt. Science-fiction, c’est encore pire… J’ai besoin de trouver dans le livre quelque chose qui me construit. Parce que je n’ai pas encore atteint une parfaite maturité, peut-être n’ai-je pas encore compris que le simple plaisir de lire pouvait me construire ! Mais je me vois évoluer à travers les livres. Par exemple, j’ai découvert les BD récemment. Je n’y étais pas hypersensible, j’avais toujours eu l’impression de les survoler, de passer à côté de quelque chose.
Vous qui n’étiez pas réceptif aux lectures imposées, comment choisissez-vous vos livres ?
Aurélien Pradié : Souvent, ce sont des conseils, des rencontres, un intérêt pour un domaine. Parfois, c’est le simple hasard. J’ai commencé à lire Erik Orsenna lorsque je me suis intéressé à la question de l’eau, par exemple, alors que je le connaissais peu. A d’autres moments, je vais lire par mimétisme, dans le sens où je me tourne vers des livres qui ont nourri des femmes et des hommes que j’admire. Souvent, ce sont des rencontres très marquantes. Avant d’être une passion personnelle, j’ai dévoré des livres sur les Arts premiers pour mieux comprendre Jacques Chirac, pour qui c’était une passion profonde. Puis les Arts premiers sont devenus mon affaire intime, oubliant le mimétisme qui m’y avait conduit. Comme une transmission.
Qu’est-ce qui vous liait à Jacques Chirac ?
Aurélien Pradié : Au départ ? Rien. Je ne viens pas d’une famille politisée. Mais mon grand-père était Corrézien, donc on parlait de Chirac à la maison de manière assez irrationnelle. C’était « le grand Jacques ». J’ai été bercé par ça. Quand j’étais gamin, Chirac, c’était Batman, quelque chose d’un peu mythique, d’assez dépolitisé. C’est propre à ma génération, je crois, celle qui n’a pas connu les années 1970 ou 1980… Président, je l’ai suivi de loin, en grandissant moi-même politiquement. Je me suis d’autant plus intéressé au personnage que les gens me disaient qu’il n’y avait rien à trouver politiquement chez lui ! Et puis, quand on s’intéresse à Chirac, on s’intéresse à Pompidou… L’image de Jacques Chirac qui pleure aux obsèques de Pompidou est très forte, on comprend toute la puissance d’un lien quasi-filial. Et, en lisant Pompidou au fil des années, j’ai compris qu’il y avait, là, une vraie pensée structurée dont Jacques Chirac était l’héritier.
… Et les Arts premiers, donc.
Aurélien Pradié : Oui, je me demandais comment un type qu’on disait amateur de fanfare militaire et de bière pouvait regarder avec fascination des statuettes océaniennes auxquelles je ne comprenais rien. Pudique, Chirac avait une culture du secret et de l’intime, qui ont disparu de notre vie politique, et qui expliquent une part du respect des Français à son égard. J’ai donc commencé à lire sur les Arts premiers, encore et encore. Au départ, je n’y comprenais absolument rien ! Ce sont des livres extrêmement techniques. Et puis, après une première lecture approximative, à force de fréquenter le musée du Quai Branly, d’éduquer mon regard, en les relisant, j’ai appris à les considérer comme des manuels. Mais ces livres m’ont aussi permis de comprendre pourquoi Jacques Chirac s’était opposé à la guerre en Irak, en partie parce qu’il considérait qu’on ne bombardait pas le berceau de l’humanité, la Mésopotamie.
Avez-vous d’autres lectures surprenantes ?
Aurélien Pradié : Je suis un grand amateur de livres de photographies, parce que je trouve qu’elles se marient bien avec l’objet du livre. C’est un écrin merveilleux pour l’art de la photographie. Les livres de photos politiques de Raymond Depardon, par exemple, sont superbes… Photographe est un vrai métier politique.
Vous avez apporté de nombreux livres. Par lequel souhaiteriez-vous commencer ?
Aurélien Pradié : (Un temps de réflexion, NDLR) François Cheng, car il s’agit sûrement de mon dernier vrai choc littéraire. Chez moi, il y a souvent un lien entre l’été et les révélations littéraires. C’est le moment où je prends du temps pour lire, sortir des sentiers battus. Celui-ci, je l’avais acheté par hasard, dans une librairie de la côte atlantique, en tête de gondole, à la caisse. Je joue donc le bon client ! Et ce livre tombe à un moment où j’avais besoin de passer à quelque chose de plus nourrissant que les seules passions politiques du moment. On y trouve un rapport au destin, à la foi, au rôle qu’on joue dans nos propres vies, ce n’est pas du tout directif, dogmatique. Des thèmes évocateurs de l’Iliade et l’Odyssée, auxquelles je suis revenu par Sylvain Tesson et son « Eté avec Homère », qui m’avait accompagné en Corse.
Autour d’Homère, j’ai lu beaucoup d’analyses, comme le « Poème de la force », de Simone Weil. Tout ce qui tourne autour de ce rapport au destin tel que le saisissaient les Grecs me passionne. J’aime m’intéresser aux choses mystiques, sans pour autant lire des livres religieux. Disons que je cherche… Mais que je n’ai pas encore trouvé. La quête est bien plus constructive que la découverte.
“J’étais comme Martin Eden : un intrus”
Parmi votre sélection, quel livre serait le plus inattendu, a priori ?
Aurélien Pradié : « In Waves », peut-être, qui est aussi un livre d’été. Je l’ai acheté au cours de vacances où je faisais beaucoup de surf, qui est une activité qui m’a beaucoup structuré. C’est un livre où je retrouve des valeurs auxquelles je crois : la patience, l’humilité, l’abnégation apaisée et la liberté, le lien au-delà de la mort surtout. Le surf est pour moi une des expériences les plus physiques de la liberté. Chez un libraire, on me présente donc ce livre qui, a priori, cumule tous les handicaps : c’est une BD, qui n’est pas chez moi un penchant naturel ; le titre est en anglais, c’est tout ce que je n’aime pas ; c’est une histoire d’amour, ce que je ne recherche pas du tout en littérature. Je l’achète donc presque contraint… Et je l’ai adoré ! C’est une histoire magnifique, de surf, de la trace qu’on laisse, d’amour et de transmission. Je l’ai beaucoup offert. Une belle rencontre, en somme.
Bien que vous professiez lire peu de romans, Jack London a trouvé sa place dans votre bibliothèque.
Aurélien Pradié : Oui ! Etant donné que je n’ai pas été spécialement éduqué à la littérature, je n’ai aucun complexe à écouter les conseils gratuits, c’est-à-dire provenant d’un inconnu. Jack London, c’est un journaliste politique qui me l’a conseillé lorsque je suis arrivé à l’Assemblée nationale, il y a plus de six ans. Je ne connaissais pas, donc j’ai commencé par « Martin Eden ».
Mettant la barre très haut, tout de suite …
Aurélien Pradié : On est d’accord. Reste que j’ai commencé par celui-ci. J’ai trouvé le début long, volontairement laborieux. J’ai mis du temps à rentrer dedans, on vous parle de moquette et de peinture, d’amour, de diners bourgeois. Mais très vite, cela raconte autre chose, et cela devient puissant. Ce que j’aime, c’est qu’il pénètre un monde inconnu, ce qui correspond un peu à mon expérience de la politique. D’ailleurs, je pense que c’est pour cela qu’il m’a été recommandé. J’étais comme Martin Eden, un intrus. Ce qui m’a légèrement vexé au début, disons les choses ! (Rires) J’en ai lu d’autres ensuite, renforçant ma conviction que London devrait être mieux connu des plus jeunes, parce qu’il n’y a pas chez lui de frustration, c’est une formidable philosophie de la liberté, qui est un peu mon obsession politique et littéraire du moment.
Vous fonctionnez beaucoup par obsession ?
Aurélien Pradié : Je pense que sur une période, nous avons tous des obsessions qui nous poussent à lire, écouter, découvrir. C’est mon cas. Par exemple, prenons ce petit livre sur la prière de François Cheng. Quand je l’ai acheté, aucun raison objective ne m’y poussait. Et j’avoue qu’à la maison, je le cachais sous la table, de peur que mes proches pensent m’avoir un peu perdu, que je sois devenu « habité » ! C’est un livre que j’ai aimé parce qu’il n’est pas du tout prosélyte, il évoque des expériences très individuelles, très personnelles de la religion, loin des carcans collectifs imposés. Je l’ai acheté parce que j’étais préoccupé, et j’ai souvent tendance dans ces moments-là à chercher une sorte de manuel. Ce livre faisait partie d’un petit coffret de trois livres mis en avant par mon libraire, et c’est le titre qui m’attirait. Parfois, c’est simplement une couverture qui me conduit vers un auteur.
Êtes-vous sensible aux anciennes éditions ?
Aurélien Pradié : Très ! Un souvenir, dans cette bibliothèque, qui est un rare lieu de silence, propice aux réflexions. Un jour, au début de mon premier mandat, je viens au cours d’une longue séance, demandant aux bibliothécaires un livre de la philosophe Simone Weil : « L’enracinement ». Le directeur le remonte de la réserve, m’indiquant qu’il ne peut me laisser sortir avec. Je lui dis : « Ecoutez, je suis en séance, je ne suis pas un voleur … » Il me le cède, en me faisant promettre de le ramener aussitôt la séance levée. Je le feuillette donc en séance, et un de mes collègues députés, qui a toujours fait preuve d’une condescendance absolue à mon égard, Conseiller d’Etat, se penche et me dit : « tiens, tu lis ça, toi ? » Je lui ai répondu : « oui, je lis ça, moi, mais rassure-toi, je ne le comprends pas ! » Cela nous a valu une inimitié qui a perduré. Bon, les choses sont bien faites puisqu’il a été battu aux dernières élections ! Et finalement, j’ai conservé ce bouquin pendant six mois. Je recevais tous les mois une relance, à tel point que je n’osais plus approcher de la bibliothèque, de peur qu’ils me séquestrent… Puis, un beau jour, le directeur appelle ma collaboratrice, lui fait comprendre que ce n’est plus possible. J’avais tout essayé, y compris de prétendre l’avoir perdu pour les dédommager. « Ça n’a pas de valeur ! » m’a-t-on répondu.
Vous avez vraiment essayé de le voler !
Aurélien Pradié : Je considère qu’un livre ne se vole pas. Un vol de livre, ça n’existe pas ! Mais j’ai compris que beaucoup ne partageaient pas ce concept quelque peu libertaire.
C’est votre côté communiste ?
Aurélien Pradié : Vous allez aggraver mon cas ! (Rires) Il est vrai que je considère le livre comme un bien commun. Penaud, j’ai demandé à ma collaboratrice de le ramener avec toutes mes excuses – je n’ai même pas osé me présenter moi-même !
Donc il se trouve quelque part ici, et sûrement ne me le reprêteront-ils jamais ! Ils ont accepté que notre entretien se déroule ici, ils ne semblent pas rancuniers. D’autres après moi pourront tenter la belle expérience de le voler. (Rires)
Quel est ce livre, « La semaine héroïque » ?
Aurélien Pradié : Ce fut un cadeau d’un de mes collaborateurs. Un matin, je le trouve sur mon bureau au siège du parti, qui n’est pas l’endroit où la bibliothèque est la plus garnie. J’ai mis deux semaines avant de savoir qui m’avait fait ce présent ! Ce livre est magnifique, esthétiquement d’abord. Ensuite, il parle de la dernière semaine avant la libération de Paris, avec des photographies incroyables, des textes extrêmement courts et ramassés. Et puis, il met côte à côte deux éléments qui pourraient jurer : photos et textes – c’est un exercice difficile, j’invite chacun à essayer de faire la légende vivante de photographies ! C’est donc un livre qui mêle histoire, photographie et de très beaux textes. Comme Malraux et Kessel, ce livre m’a aidé à comprendre la dureté de l’âme face à des temps difficiles, la fabrication de monstres politiques, la nostalgie de quelque chose que nous ne connaîtrons, je l’espère, plus. Ce n’est pas une époque où il fallait se construire une respectabilité. La communication politique n’existait pas encore. La vie s’en chargeait. Et puis, ce qui me fascine dans cette période est cette capacité de certains, comme Kessel ou Gary, à garder le goût de l’aventure et parfois de la légèreté.
Comme Saint-Exupéry, avant eux ?
Aurélien Pradié : Oui ! « Le petit prince », je ne l’avais pas lu gamin, mais adolescent. Je ne m’en souviens pas à l’école. J’y suis allé avec réticence, à cause de la mystique commerciale, les agendas, les porte-clefs… Mais je le lis, une fois, deux fois, trois fois – et je vis une expérience bizarre. Je ne sais pas si c’est beau ou non, si c’est triste ou heureux, je ne sais pas si c’est imaginaire ou réel, si l’on peut en tirer des leçons ou non.
Reste que, bien que je ne sois pas friand de livres de poche, j’avais acheté cette édition du 70ème anniversaire parce qu’elle offrait, croyez-le ou non, un petit porte-clef qui se trouve sur mes clefs de voiture ! (Rires)
Quel est votre rapport à l’écriture ?
Aurélien Pradié : (Un temps de réflexion, NDLR) … Craintif. Je ne suis pas sûr de savoir écrire, parce que je me suis nourri des livres assez tard, ce qui est à la fois une force et une faiblesse. Si j’avais été un élève plus studieux, si je n’étais pas parti aussi tôt de la fac, sûrement n’aurais-je pas eu ce temps à rattraper. Mais, dans le même temps, les livres lus l’ont été par choix. Cela m’a conféré un rapport à l’écriture très exigeant. Réussir à dire quelque chose, mettre les bons mots…
Ecrivez-vous vos discours ?
Aurélien Pradié : Non, c’est extrêmement rare. J’en prononce beaucoup, mais je n’écris pas, pour la bonne raison que je n’aime pas lire un discours. Chez moi, c’est une résistance physique ! J’en ai fait l’expérience au cours de la campagne pour la présidence des Républicains. L’exercice libre me va mieux même s’il ne nécessite pas moins de préparation en réalité. En revanche, à l’Assemblée nationale, la contrainte du temps m’oblige à écrire : si notre micro est coupé au bout de cinq minutes, cela incite à calibrer son propos. Mais cela nécessite un autre travail pour moi, de réflexion, de mémorisation. C’est une expérience des mots différente. A ce titre, mon souvenir de discours le plus fort fut le vote d’une loi sur la protection des femmes et des enfants victimes de violences conjugales, que j’avais l’honneur de porter. La préparation s’est passée ici-même, dans la bibliothèque. Comme rapporteur, je disposais de dix minutes de temps de parole. Deux heures avant, je relis mon discours préparé, et je le trouve affreusement en deçà des enjeux. C’est trop technique, trop froid.
Je me demande alors comment rendre compte de l’enjeu, des vies humaines. Et je finis par supprimer les dix premières pages, avec une idée : énumérer les cent-dix-sept personnes décédées en les comptant. En remontant, j’en parle à un collègue. Il me dit : « tu es sûr ? » J’hésite encore un peu… Pour finir, au pupitre, au lieu des phrases rituelles, je commence tout de suite à compter. Au bout de dix, le plus mal à l’aise, c’est moi, parce que personne ne comprend ce que je fais ! Et puis, au fur et à mesure, je vois les têtes se lever, les collègues saisissent. De vingt à cent-dix-sept, il n’y a plus un bruit dans l’Assemblée. Et le projet de loi sera voté à l’unanimité ! Bien sûr, je ne dis pas que c’est grâce à ce décompte. Mais cela a contribué à créer une ambiance particulière. Donc, mon meilleur discours est celui qui a consisté à compter jusqu’à cent-dix-sept. Pour être à la hauteur de l’enjeu.
“Gambetta traitait ses collègues de traites à la Nation”
Quel regard portez-vous sur la teneur des débats à l’Assemblée, et leur éventuelle violence ?
Aurélien Pradié : L’un de mes premiers livres empruntés, ici, était un registre des discours de Gambetta, avec notamment des verbatim des grands débats, comportant toutes les didascalies. Ce sont de vraies pièces de théâtre ! Ce qui est entre parenthèses permet de visualiser l’ensemble. Mais, ce qui m’a peut-être le plus marqué politiquement, c’est de percevoir la pratique violente des mots historiques. Aujourd’hui, un député peut avoir un rappel au règlement pour un mot plus haut que l’autre. A l’époque, Gambetta traitait ses collègues de « traîtres à la Nation » et de « cocus » ! Pour autant, assistions-nous alors à une chienlit générale ? Non, bien sûr. Dans cet esprit, j’ai beaucoup théorisé la nécessité de la turbulence démocratique dans une maison comme l’Assemblée nationale. Sans parler évidemment d’insulte et encore moins d’agression, je suis prêt à intégrer une certaine rugosité en politique, à condition qu’elle soit légale et qu’elle s’inscrive dans un cadre particulier, avec raideur et rigueur. Aujourd’hui, lors des questions au Gouvernement, certains ministres prennent parfois la parole sans qu’on puisse saisir le moindre sens. On comprend les mots, même des phrases parfois, mais aucune idée construite. Mais soyons clair : la force des paroles impose une tenue morale et physique dans l’Hémicycle. Les attitudes de certains députés récents n’ont rien à voir avec la force : c’est de la dégradation et c’est insupportable à qui sert le Peuple et l’Institution.
Revenons aux livres. Vous avez apporté Sylvain Tesson …
Aurélien Pradié : Il y a chez lui une forme de luxe dans la liberté. Tout le monde ne peut pas parcourir la Sibérie ou se défaire de son téléphone portable. J’adorerais ne plus en avoir ! Mais ce n’est pas qu’une question de volonté personnelle. Comme ces livres de personnes qui ont tout plaqué pour vivre face à la mer et surfer toute l’année. Cela fait rêver, mais qui pourrait se le permettre ? Mais, mais … ce qui me plaît chez Tesson, justement, est cette expérience intime de la liberté. C’est son obsession, parfois jusqu’à l’excès, comme sa philosophie de l’errance, on y trouve toujours quelque chose. Ce rapport à la liberté m’intéresse… peut-être parce que je ne l’atteindrais probablement jamais. Reste que plus je le lis, plus je garde un peu de cette liberté ou du moins de ce goût de liberté. Vous savez, la vie politique est peuplée d’âmes tristes, de gens à la fois très heureux de ce qu’ils font et très frustrés de ne pas faire autre chose. Je veille à ne pas en être.
La liberté est un peu le fil conducteur de vos lectures.
Aurélien Pradié : Oui. C’est ce qui m’a attiré, entre autres, chez Jean d’Ormesson. Quand je l’ai découvert, voilà un homme qui m’a fait un bien extraordinaire. J’étais tout jeune, une vingtaine d’années, je venais d’être élu conseiller général dans le Lot. Je trouvais d’Ormesson merveilleux, c’était un homme qui respirait la joie. Donc je lui écris une lettre, où je le remercie, j’évoque un peu mon parcours. Un peu plus tard, dans la voiture vers Cahors, mon téléphone sonne : un numéro inconnu, donc je ne réponds pas. Au bureau à Cahors, j’écoute le message : c’était Jean d’Ormesson, me remerciant, disant que j’avais un parcours merveilleux – je n’étais alors que « petit » élu de terrain … J’ai conservé ce message des années. J’ai trouvé cela magnifique, d’une générosité incroyable. Je n’ai jamais pu le rappeler, s’agissant d’un numéro inconnu. Ses livres me font toujours du bien. J’aime les thèmes qu’il aborde de manière à la fois légère et profonde : la vie, la mort, les plaisirs, le destin … C’est peut-être banal. Mais les choses évidentes sont parfois aussi les plus essentielles. Dans cet esprit, j’ai apprécié le dernier prix Goncourt, alors que par réaction idiote je les évite souvent, « Vivre vite » de Brigitte Giraud. Il est dense, très beau, on y trouve ce rapport au destin et à l’amour.
On en revient aux romans. Je croyais pourtant que vous n’en lisiez pas …?
Aurélien Pradié : Oui, peut-être que j’ai l’habitude de dire que je n’en lis pas, alors que… C’est une immaturité qui persiste ; mais en avoir conscience, c’est déjà progresser. En réalité, je me dis que les romans, l’imaginaire, c’est trop facile. Mais c’est sûrement lié à mon premier rapport au livre, au fait que je cherche toujours à apprendre. Cela dit je comprends peu à peu que le meilleur chemin vers la compréhension du réel c’est l’imaginaire.
Mon premier rapport au livre fut assez similaire. Pendant une dizaine d’années, je me nourrissais que d’essais, ou presque. Puis, à trente ans, je suis passé aux romans, ne lisant presque plus qu’eux depuis.
Aurélien Pradié : Je pense que c’est ce qui est en train de m’arriver aussi. Quand on n’a pas des parcours académiques, peut-être est-ce un cheminement assez naturel ? De même, dans une certaine mesure, le livre vous fait explorer des choses déjà en vous. Le livre permet de vous façonner, mais il faut qu’existe au préalable une matière première. On choisit souvent des livres qui ont une résonnance intime, ne serait-ce qu’inconsciemment. Par exemple, dans « Quand Dieu boxait en amateur », Guy Boley évoque son père, leur rapport, son héritage, soit autant de thèmes qui me sont évocateurs, mais à ce moment-là, je l’achète un peu par hasard. Pourtant, une relation singulière m’unit à mon père, qui fut malade quand j’étais très jeune, que j’ai davantage connu ne pouvant pas parler que l’inverse… Longtemps, j’ai considéré que c’était mon histoire personnelle, et que personne d’autre n’avait le droit de m’en parler – surtout pas un auteur. J’y percevais une impudeur dérangeante. Or, je me suis rendu compte que je lisais beaucoup de livres qui tournaient autour de ce thème. Mon père est parti il y a quelques temps, mais en relisant « Quand Dieu boxait en amateur » il y a deux mois, je crois y avoir mieux compris l’important. Et c’est étonnant, parce que ce livre n’avait rien à faire à côté de moi à cet instant-là. Sûrement le titre a-t-il joué : cet oxymore entre Dieu et la boxe, c’est intéressant… En revanche, je ne m’intéresse que très peu à la personnalité des auteurs avant de les lire. Typiquement, je ne sais pas qui est ce Monsieur Boley – mais j’aime beaucoup son livre. C’est bien suffisant.
Suivez-vous les conseils des libraires ?
Aurélien Pradié : Oui et non. La petite habitude, fleurissant depuis quelques temps, qui consiste à accrocher un post-it sur les livres, m’agace. Cela part d’un bon sentiment, mais je n’aime pas être pris par la main. Ce qui m’agace le plus, c’est lorsque je prends un livre et que quelqu’un passe en disant : « c’est vachement bien, vous allez adorer ! » Je vais vous dire à quoi on reconnait, d’après moi, un bon livre : il semble mal rangé. J’ai une tradition : sur le chemin des vacances et de la plage, je m’arrête à Bordeaux, chez Mollat – et j’achète des sacs de livres, dont certains que je ne lirai jamais. J’ai toujours le sentiment qu’acheter un livre n’est pas une dépense. Au pire un investissement, au mieux une nécessité.
Oui, surtout quand on les vole … !
Aurélien Pradié : (Rires) Non, j’évite chez Mollat … Je ne supporterais pas d’en être banni ! Une année, je leur demande conseil pour une BD. La libraire me demande : « vous aimez quoi ? » Je réponds que je n’aime pas la science-fiction, les histoires d’extraterrestres … « Des choses historiques, peut-être ? » Je lui dis que l’histoire de Vercingétorix en BD, ce n’est pas vraiment mon truc … Heureusement, elle était patiente – et bonne commerçante ! Pour mieux me cerner, elle me demande mon métier. J’essaie de m’en sortir en disant que c’est compliqué, je ne sais jamais trop quoi répondre. Puis, après m’avoir dévisagé, elle me lâche : « ça y est, je vois qui vous êtes, vous êtes le mec de droite là … J’ai quelque chose pour vous ! »
Et elle m’apporte les deux premiers tomes des « Vieux fourneaux », l’histoire de vieux cégétistes dingos. Et je les dévore ! Je les ai tous lus, guettant chaque nouvelle sortie, ce qui est rare chez moi. Cette libraire a donc été excellente, il y avait l’inattendu que je recherchais, et cela sans rien me dire de son contenu. Elle se marre à chaque fois que j’y retourne …
Vous vous êtes mis aux BD, désormais ?
Aurélien Pradié : N’étant pas fin connaisseur, je reste prudent, parfois réticent, mais j’y viens. Lorsque j’étais maire, dans la petite école que j’ai fait rebaptiser « Simone Veil », je tenais à ce que le Conseil municipal offre chaque année un livre aux enfants, mais je voulais que ce soit un « vrai » livre, pas une BD … C’est mon côté académique.
Et votre côté mec de droite, aussi !
Aurélien Pradié : Oui, un peu conservateur sur les bords… (Rires) Une année, voulant honorer la mémoire de Simone Veil, mais reconnaissant que ses livres étaient peu accessibles pour des enfants, nous finissons par tomber sur une BD intitulée : « Les enfants de la résistance », d’auteurs belges, magnifique, facile d’accès. Donc nous offrons un tome chaque année, complétant la série du CP au CM2. Ce sont de beaux objets, et en même temps un vrai outil pédagogique.
Lisez-vous des livres d’occasion ?
Aurélien Pradié : Pas vraiment. C’est un peu comme une montre, je n’aime pas l’idée qu’un livre ait été lu par d’autres, ou annoté. Bien sûr, il y a des exceptions, les éditions anciennes … Comme cet exemplaire de Malraux, trouvé dans une brocante, qui est un album Gallimard. Chez moi, les livres ont tendance à vieillir, c’est assez rare que je les lise immédiatement après achat. Comme un bon vin, ils ont besoin de se bonifier avant lecture. Dans la sacoche qui me suit en permanence, d’ailleurs, il y a toujours cinq ou six livres, qui parfois n’en sortent pas, ou alors sont interchangés, passent d’un bureau à un autre …
Quel livre politique ferait exception à la règle, en guise d’ultime conseil de lecture ?
Aurélien Pradié : Le deuxième tome des souvenirs de Catherine Nay : « Tu le sais bien, le temps passe ». J’aime cette invective, à la fois calme, inquiétante et rassurante… Ensuite, admirateur des portraitistes, je ne peux qu’apprécier son vrai talent en la matière. Parfois cruelle, elle sait rester juste et élégante. Mais son meilleur chapitre est le dernier consacré à Albin Chalandon, beau et passionné parce que dépassant le cadre politique. Cela faisait très longtemps que la lecture d’un chapitre de livre ne m’avait pas arraché une larme. Je ne sais pas pleurer devant un film, ça m’irrite même profondément au cinéma quand les gens explosent de rire ou pleurent bruyamment. La pudeur d’une émotion est souvent ce qu’il y a de plus beau. De même, pour les livres. Dans ce cas, l’amour était décrit avec une telle puissance que j’en fus touché physiquement, chose rare.
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« Vivre sans admirer m’a toujours paru le pire des déserts. » A rebours de notre époque, cette confession de Maurice Druon semble se prêter à notre invité, dont l’ombre des pères politiques, Pompidou et Chirac, n’a cessé de planer sur notre rencontre. Deux figures tutélaires jamais rencontrées, malgré un acte manqué avec le Corrézien, comme il nous le confiera après l’entretien : « Un rendez-vous avait été monté par un de ses amis très proches. C’était à la fin de sa vie. Cet ami de Chirac est allé le voir le matin où notre rencontre était prévue. Il voulait voir quelle était sa force ce jour-là. Il m’a appelé à la sortie de sa visite. « Je préfère que vous ne le voyiez pas. Prenez-le comme une marque d’amitié. Pour vous et pour lui », m’a-t-il dit. Nous n’avons pas fait la visite. Je n’ai pas vraiment été déçu. J’ai trouvé que c’était une belle marque d’amitié. Et j’ai depuis un peu l’impression de l’avoir vu. » Comme avec Jean d’Ormesson, donc, notre invité accomplira la rencontre manquée par les livres – laissant à une imagination, dont il s’est souvent défendu, le reste. Et si les plus belles rencontres étaient celles que nous rêvions de faire ? Celles qui, de tout temps, ont inspiré les pages les plus inoubliables de la littérature.