22 min

Vallaud-Belkacem : “Je suis une obsessionnelle de la lecture”

Najat Vallaud Belkacem 25

Après Hubert Védrine, et Clémentine Autain, la troisième invitée de la bibliothèque des politiques est une femme de gauche qui a décidé de prendre de la distance avec la politique, ancienne ministre de légalité hommes-femmes et de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem a reçu Guillaume Gonin. Au menu : une discussion à bâtons rompus sur les livres, la littérature, l’écriture et la politique. Joyeux !

Photos Patrice Normand.

Le jardin du Luxembourg. J’en suis presque sûr. Par un magnifique jour de printemps, deux présidents de la République cheminaient, épaule contre épaule, à l’ombre des arbres qui bordent le Sénat. L’un était sortant, l’autre fraîchement élu ; tous deux affichaient un curieux sourire complice. Nous étions le 10 mai 2017, et nous commémorions la traite, l’esclavage et leur abolition. Par leur présence, François Hollande et Emmanuel Macron gravaient cette cérémonie dans le marbre de la passation de pouvoirs à la française, après le rituel 8 mai sous l’Arc de Triomphe. Pour l’occasion, l’ensemble du Gouvernement avait répondu présent. Alors conseiller d’Ericka Bareigts, ministre des Outre-mer et puissance co-invitante, j’avais vu défiler les protagonistes du quinquennat, conscient d’assister à l’une des dernières scènes avant la chute du rideau. Parmi eux, mon invitée du jour : la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem. Radieuse et détendue, elle félicitait des lycéens primés pour leur rap sur le thème de l’abolition de l’esclavage, sous l’œil badin des deux présidents. Oui, cette fois, j’en suis persuadé : il s’agit bien de la dernière fois que je l’ai aperçue.

Najat Vallaud Belkacem 03Trois années et demie plus tard, une pluie fine remplace le bleu du ciel parisien ; mai 2017 paraît loin. Entre les gouttes, c’est pourtant le même sourire qui m’accueille sur le seuil, et m’invite à prendre place dans la bibliothèque. Un mois à peine après cette cérémonie au Luxembourg, comme entre deux mondes, l’ex-ministre fut battue aux élections législatives dans le Rhône, puis s’éloigna durablement d’une scène politique pourtant habituée à sa présence. À tel point, d’ailleurs, qu’à gauche son nom revient avec insistance à chaque élection. Pour l’heure, son itinéraire s’écrit hors du champ politique traditionnel, bifurquant, entre autres, vers les livres. Vaste programme, aurait commenté celui dont la caricature bravache de Mai 68 veille imperturbablement sur nous – lui qui savait pertinemment ce que la lecture pouvait receler de politique et qui, en son temps, maniait si bien la plume lorsque l’épée échouait à faire bouger les lignes.

* * *

En 2017, vous êtes espérée comme première secrétaire d’un Parti socialiste aux abois. Finalement, vous choisissez de diriger une collection chez Fayard. Les livres, c’est la continuation de la politique par d’autres moyens ?

Najat Vallaud-Belkacem : C’est exactement ça. J’ai considéré que si nous avions eu les bons arguments pour convaincre les Français en 2017, nous les aurions convaincus ! Il n’y a pas de secret. Les bons arguments, c’est à la fois les bons projets, et les bons mots. Continuer, comme un hamster dans sa roue, me semblait être une erreur. Donc, j’ai préféré prendre du recul pour les repenser. Et c’est vrai que c’est la politique par d’autres moyens car, en réalité, tout ce que j’ai fait depuis 2017 s’apparente à cela.

Najat Vallaud Belkacem 21Chez Fayard et ailleurs ?

Najat Vallaud-Belkacem : Mon activité chez Fayard est connexe à mon activité principale. Certains médias, dans un récit rapide, m’ont présenté à tort comme éditrice – un métier à part entière. Je suis directrice de collection, autrement dit mon rôle est précisément d’apporter un regard extérieur au monde de l’édition et, en suivant le fil rouge d’une collection nouvellement créée (Raison de Plus), de répondre au manque que j’ai toujours ressenti comme observatrice du débat public : l’absence des chercheurs dans nos grands sujets de conversation publique.  Leur demander de nous transmettre leur savoir mais aussi de prendre position – non pas au sens partisan du terme, mais en dessinant les solutions qui à eux leur paraitraient idéales. A côté de cela, mon activité professionnelle je l’ai choisie chez Ipsos, où, comme directrice du département Global affairs, j’étais complètement embarquée dans la compréhension des mouvements d’opinion à l’échelle du monde pour mieux appréhender ce qui se joue et anticiper ce qui se prépare. Les erreurs de perception, et autres biais cognitifs aussi, qui font que nous finissons par ne même plus partager la même réalité. C’était extrêmement instructif ! Enfin depuis mars dernier, j’ai rejoint la direction d’une ONG : One. Là encore, batailler pour que reculent l’extrême pauvreté et les maladies laissées sans traitements  dans le monde, si ce n’est pas de la politique, je ne sais pas ce que c’est …

Votre collection « Raison de plus » chez Fayard a aussi comme ambition de réinventer la social-démocratie.

Najat Vallaud-Belkacem : Y contribuer en tout cas, en toute modestie. Les questions qui sont posées par Laurence Scialom dans « la Fascination de l’ogre » sur le monde de la finance et la difficulté des pouvoirs publics à le réguler, ou celles posées par Xavier Ragot dans « Civiliser le capitalisme », pour ne citer qu’eux, s’inscrivent évidemment dans cette ambition. Dans un autre genre, les « Contre-courants politiques » d’Yves Citton sont une merveilleuse tentative de repousser les frontières de notre imagination politique grâce à la littérature, et l’invention de concepts et de mots nouveaux. Ça aussi, ça me manquait en politique, inviter dans la réflexion et dans la conversation les écrivains, les romanciers, les artistes, ceux qui de tout temps ont su repousser les frontières de l’utopie.

 

C’est aussi en tant qu’auteure que vous abordez cette question des mots, comme en conclusion de la « Société des Najat Vallaud Belkacem 20Vulnérables », votre dernier livre paru dans la collection des Tracts de Gallimard – dans lequel vous dénoncez le discours guerrier de la gestion de la pandémie, masculinisant à outrance les réponses à la crise et reléguant en deuxième voire troisième ligne la notion plus féminine de « care » …

Najat Vallaud-Belkacem : Absolument. Au fond, si je devais résumer ce que j’ai fait ces trois dernières années, je dirais que depuis 2017 j’ai délibérément refusé d’être dans le commentaire de la petite phrase d’actualité. Parce que cela empêche de penser. De la même façon que les heures que vous passez à scroller votre fil twitter ne font pas avancer vos analyses d’un pouce, passer sa vie à regarder le monde par le petit bout de la lorgnette du traitement de l’actualité immédiate vous rend myope aux grands mouvements, aux tectoniques de plaques en cours, aux idées reçues ou aux résistances structurelles toujours présentes dans les sociétés sur un nombre de sujets … Après les années gouvernementales que j’avais vécues, j’avais besoin de réfléchir plus longuement, plus posément, à tout cela.

A l’Education nationale, notamment ?

Najat Vallaud-Belkacem : Oui. Par exemple, pourquoi certaines de nos réformes qui visaient à élever le niveau général de l’éducation en France et pour tous les élèves passaient immédiatement pour de l’égalitarisme niveleur par le bas ? Qu’est-ce qui se joue ? Comment aurait-il fallu les amener, les présenter ?  Parce que je reste convaincue que le rôle d’une Education Nationale est bien d’élever le niveau de tous les élèves et que tous sont éducables. Clairement, il y a sur ces sujets des nœuds profonds dans la société qu’il faut apprendre à dénouer, sauf à baisser les bras et céder à la fatalité actuelle d’une école de moins en moins mixte socialement, et d’un destin scolaire gravé dans le marbre de votre condition sociale dès le plus jeune âge.

 

Najat Vallaud Belkacem 15La question de l’enseignement du latin et du grec était typique de cette hystérisation des débats …

Najat Vallaud-Belkacem : L’hystérisation, oui. Ce qui aide à relativiser c’est de comprendre la permanence et la récurrence d’un certain nombre de procès et de débats. Peut-être le savez-vous, j’ai une admiration sans borne pour Jean Zay. Figurez-vous qu’à lui aussi on faisait les mêmes procès – y compris sur le latin. Ce sont toujours les mêmes les mêmes accusations qui sont portées aux ministres qui cherchent à introduire de l’équité dans les opportunités de réussite offertes par le système scolaire. C’est dur, évidemment, ces procès, c’est injuste, mais comprendre les intentions de ceux qui vous les font, vous aide à ne pas perdre de vue vos objectifs.

 

Ils peuvent aussi évoluer, prendre des formes différentes.

Najat Vallaud-Belkacem : C’est vrai qu’à mon époque, et notamment autour de ma personne,  les  fake news ont fait leur apparition dans le paysage public français. Maintenant, c’est complètement installé, tout le monde se débat avec ça ! (Rires) Vous voyez, sur les fake news, ce à quoi m’aura beaucoup servi mon expérience chez Ipsos, c’est à comprendre qu’elles ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Ce qui est beaucoup plus problématique, et ce à quoi nous devons nous attaquer, c’est le terreau sur lequel elles se développent, qui est cet ensemble de perceptions et de biais cognitifs qui nous habite et qui nous conduit, par exemple, à surestimer en permanence le poids de tel ou tel sujet par rapport à sa réalité. Exemple : on surestime de 20 ou 30 points le nombre d’étrangers sur notre territoire ou dans nos prisons. On sous-estime considérablement la gravité de certaines maladies par rapport à d’autres. On sous-estime notre taux d’obésité, on surestime le taux de nocivité des vaccins etc. Qu’est-ce qui a constitué ce terreau en nous ? Une part d’environnement familial et social, ce qu’on entend à la télévision, les réseaux sociaux … L’adhésion aux fake news n’est que la résultante de tout cela.

 

Aux Etats-Unis, cette question est permanente. Il y une méfiance ancienne, très ancrée, contre l’Etat fédéral et tout ce Najat Vallaud Belkacem 10qui touche à la liberté la plus pure des citoyens américains. Mais il y a aussi une volonté plus universelle de croire que quelque chose nous dépasse, quelque chose nous en veut et quelque chose nous exploite – et qui constitue un dépotoir à toutes les frustrations.

Najat Vallaud-Belkacem : Absolument. J’ai beaucoup vécu cela en tant que ministre de l’Education, notamment au moment des attentats de 2015. Beaucoup d’élèves étaient très perméables aux théories du complot, notamment parce que ces théories s’avéraient plus rassurantes pour ces jeunes que la réalité. C’était d’une certaine façon pour eux moins dur de se dire que l’Etat avait manigancé cette histoire d’attentats avec la complicité des médias que d’appréhender vraiment la réalité à savoir que des fous radicalisés peuvent vraiment débarquer un matin et commettre de telles atrocités. Il faut donc travailler sur la complexité du monde qui effraie. L’école et les médias ont là un rôle majeur à jouer qui n’est pas seulement de fact-checking, mais aussi en amont de pédagogie de la complexité pour éviter que ne s’y installent que des fantasmes.

La lecture et les livres, aussi.

Najat Vallaud-Belkacem : (Rires) Là-dessus, mes enfants me trouvent pénible, et je dois reconnaitre que je suis un peu obsessionnelle avec ce sujet. Oui il faut lire, oui le meilleur service qu’on puisse rendre à un jeune c’est de mettre un livre entre ses mains ! Quand je me rendais dans les établissements en tant que ministre et que j’avais affaire à des élèves qui ne lisaient pas spontanément, je ne cessais de leur expliquer que la littérature fait voyager et rêver, bien sûr, mais qu’au-delà de ça, la littérature met des mots sur votre réalité. Et ça, c’est incroyablement précieux. La littérature vous aide à y voir plus clair dans votre vie, à voir les embûches. Rien d’autre n’offre cela. Et comme la littérature est infinie, tous les cas de figure, toutes les situations ont déjà été racontées, donc vous finirez forcément par y trouver la vôtre, vos états d’âme, vos interrogations, votre complexité, vos peines, vos joies … Et c’est si merveilleux de pouvoir se comprendre soi-même dans ce miroir-là ! Je passe énormément de temps à rappeler cela à mes enfants … (Rires) J’essaie de les faire adhérer à mes lectures d’enfance et d’adolescence : ça marche moyen-moyen. Mais, de temps en temps, j’ai de bonnes surprises.

Najat Vallaud Belkacem 12En tant qu’ancienne ministre de l’Education, en tant que mère aussi et surtout, estimez-vous que le combat des livres contre l’écran et les divertissements faciles est mal engagé ?

Najat Vallaud-Belkacem : Malheureusement, oui. Je ne peux pas vous dire le contraire, c’est un vrai problème. D’ailleurs, ce n’est pas parce que, quand j’étais ministre de l’Education, j’ai œuvré sur la question du numérique à l’école que je suis fan du tout écran ! Au contraire, je suis la première à être sévère sur cette question – mes enfants en savent quelque chose. Et c’est précisément pour cela que je pense si important que l’école apprenne aux enfants à utiliser le numérique à bon escient et à réguler cette utilisation. Je suis partisane aussi de mettre les développeurs de jeux vidéo et créateurs de contenus devant leurs responsabilités en la matière : cesser de pousser toujours plus loin les mécanismes visant à créer l’addiction, y compris pour des publics très jeunes et puis aussi développer sérieusement des jeux vidéo à la fois attractifs et instructifs, parce que franchement ça manque et, croyez-moi, ce n’est pas faute d’avoir cherché …

A mon époque, il y avait Adi et Adibou

Najat Vallaud-Belkacem : Je n’ai pas connu ça (Sourires). Il faut pouvoir réintroduire un équilibre entre les écrans et le reste, honnêtement ça devrait être une priorité nationale. Le mouvement spontané de beaucoup d’enfants et d’adolescents est d’aller vers le 100% écran. C’est donc un enjeu considérable des temps modernes, pour tous les acteurs concernés : voyez ces communes en France qui n’ont plus de librairies : c’est tellement choquant ! C’est le rôle des pouvoirs publics de les soutenir. Lorsque j’étais vice-présidente en charge de la culture à la région Rhône-Alpes il y a quelques années, l’une de mes premières politiques avait consisté en un plan librairies pour que notre collectivité les soutienne financièrement dans une économie toujours compliquée pour elles. Malheureusement depuis que la Région est passée à droite avec Laurent Wauquiez ce type de politique a fait long feu. C’est ce genre de choses qu’il faut repenser sérieusement aujourd’hui : la lecture comme un service public.

 

***

Nous avons désormais un rituel avec Patrice, le génial photographe qui m’accompagne à chaque rencontre : il ne se présente Najat Vallaud Belkacem 04au rendez-vous qu’une fois la discussion entamée. Un faux retard qui m’est précieux, tant il me permet d’instaurer un climat de confiance, sans la présence tantôt inhibante, tantôt intimidante de l’objectif photographique. Parfois, face à la caméra, j’observe amusé la mue de mon invité. Surement dois-je le faire aussi, du moins inconsciemment –  incapable comme je le suis d’apercevoir mon reflet dans la glace sans vérifier la négligence semi-maîtrisée de mes cheveux.

En l’occurrence, cette précaution s’avère inutile aujourd’hui, tant notre hôte conserve tout son naturel, avec ou sans Patrice. Ce dernier a l’art d’écouter intensément la conversation pendant ses réglages, d’évoluer dans la pièce jusqu’au point de se faire oublier, parvenant ainsi à capter des moments authentiques – comme un aigle fondant sur sa proie, après une approche minutieusement réfléchie depuis les cieux. Souvent, son arrivée me permet d’orienter la discussion dans une nouvelle direction, une pause naturelle s’instaurant le temps de son arrivée. C’est le cas aujourd’hui ; tandis que mon compagnon prend ses marques, repérant livres et objets qui l’inspirent dans la bibliothèque, nous évoquons la lecture en tant que telle. A l’ère de l’instantané et des réseaux sociaux, une ministre, aussi éprise de littérature soit-elle, a-t-elle seulement le temps de lire – et écrire ? Et, déjà, retentissent les premiers cliquetis.

***

Quel type de lectrice êtes-vous ?

Najat Vallaud-Belkacem : Je me qualifierais de compulsive. Vous connaissez les « droits imprescriptibles du lecteur » de Daniel Pennac ? J’ai trouvé cela formidable parce que ça me correspond assez bien. Je n’ai pas un rapport aux livres qui serait fétichiste : je corne mes pages, je saute des pages, j’écris dedans – sacrilège ! Il peut m’arriver de lire dans mon bain, et je ne me dis pas : « oh mon Dieu, la buée va abimer les pages ! » Et il m’arrive même de commencer un livre par la fin, si ça me chante.

Quel genre de livres commence-t-on par la fin ?

Najat Vallaud-Belkacem : Plutôt un roman. Quoique, les essais aussi. Maintenant que j’y pense, je vais souvent à la conclusion des essais pour voir quelle est la thèse. Et si ça m’intéresse, je lis le tout.

J’ai lu qu’avant d’acheter un livre, quel qu’il soit, François Bayrou commençait toujours par lire la dernière phrase du livre.Najat Vallaud Belkacem 05

Najat Vallaud-Belkacem : C’est intéressant. Pour ma part, ce n’est pas la dernière page. Je feuillette, je m’arrête au hasard, je lis un paragraphe pour jauger le style. Et il y a des choses auxquelles je n’adhère pas. Par exemple, sauf exception, je n’adhère pas trop aux romans écrits au présent simple. Je préfère les récits écrits au passé simple. Je ne sais pas pourquoi (Rires). Surement un truc d’enfant qui m’est resté.

Quel est votre rapport aux librairies ?

Najat Vallaud-Belkacem : N’ayant pas autant de temps que j’aimerais pour y aller souvent, quand j’y vais, je fais une razzia. Je remplis plusieurs sacs, je m’en vais, et puis je les range ! Généralement, comme d’autres viennent par-dessus, ils se trouvent relégués derrière, et j’en oublie.

Heureusement, il y a des confinements pour les faire ressurgir.

Najat Vallaud-Belkacem : Oui ! Et les vacances d’été !

Najat Vallaud Belkacem 22Qu’avez-vous emporté avec vous cet été ?

Najat Vallaud-Belkacem : Pas mal de choses, parmi lesquelles j’ai adoré  « Le quatrième mur », de Sorj Chalandon (l’un des auteurs préférés d’Ernest, NDLR) : un metteur en scène qui se met en tête de faire jouer Antigone à Beyrouth par des habitants de toutes les confessions qui y cohabitent. Sorj Chalandon est vraiment l’un de mes auteurs préférés du moment …  J’ai trouvé pas mal aussi  « Les manifestations », de Nathalie Azoulay. L’histoire d’une bande de copains qui avaient l’habitude de manifester ensemble dans les années 1980 qui se retrouvent vingt ans après et qui se rendent compte qu’ils ne sont plus d’accord sur rien.

Quelle part de vos lectures consacrez-vous aux essais et aux romans ?

Najat Vallaud-Belkacem : Moi, je suis roman. Mon mari, lui, est essais. Je ne dis pas que je ne lis jamais d’essais ; mais quand je me retrouve à le faire, c’est dans une démarche professionnelle et intellectuelle, pour contribuer à une réflexion et du coup il peut m’arriver de lire y compris des essais auxquels je n’adhère pas ou dont le style me déplait. Alors que le roman n’est jamais opportuniste, j’adhère à l’histoire et au style ou je ne poursuis pas ma lecture.

Najat Vallaud Belkacem 01Quand vous étiez ministre, parveniez-vous à dégager du temps pour la lecture ?

Najat Vallaud-Belkacem : Pas suffisamment, et franchement j’en souffrais. Vous l’aurez compris d’après ce que je vous raconte, la lecture est ce qui permet de refermer la porte sur les bruits du monde et de se détendre. Or précisément, c’est au moment où vous êtes le plus envahie par les bruits du monde – parce que vous êtes ministre et que le boucan règne autour de vous toute la journée – que vous ne trouvez pas le temps de refermer cette porte. Tout simplement, parce que vous tombez de sommeil quand enfin vous atteignez votre lit. Donc oui, c’est un vrai problème que ne pas avoir ce sas de respiration.

 

Dans ses mémoires présidentiels, Valéry Giscard d’Estaing écrit qu’il parvenait à se réserver tous les soirs une demi-heure de lecture personnelle, quoi qu’il arrive. Il y a surement une part de pose romantique, mais cela illustre le changement d’époque.

Najat Vallaud Belkacem 18Najat Vallaud-Belkacem : Je crois que Mitterrand racontait qu’il lisait deux heures par jour. Oui, c’était une autre période. Maintenant, il y a ces appareils (elle pointe du doigt son téléphone). Il n’y a pas que les enfants que ça pollue. Lorsque j’éloigne mes enfants des écrans, ce qui est souvent source de tensions, je leur dis que je sais trop bien le mal que ça peut faire. « Regardez-moi : j’ai mal aux yeux, ça me stresse, j’ai du mal à réfléchir – vous ne voulez pas de ça, quand même ? » Alors, ils me répondent : « on ne regarde pas la même chose que toi ! » (Rires) Sous François Hollande, on rangeait nos téléphones portables dans une boite avant de rentrer en Conseil des ministres. Je ne sais pas s’ils font toujours cela. Ça vous impose d’être plus concentrée sur la réunion.

A l’Éducation nationale, pendant trois ans, vous n’avez donc pas lu de romans ?

Najat Vallaud-Belkacem : Si, j’ai tout de même volé du temps, rassurez-vous. Mais c’était le dimanche, difficilement en semaine, et dans les quelques déplacements à l’étranger en avion. Pour cela, c’est extraordinaire les vols ! Mais c’est vrai qu’une des choses que j’ai le plus appréciées à partir de 2017 ça a été ça : maitriser mon temps d’évasion.

Vous rappelez-vous de votre premier saut en librairie, mi-mai 2017 ?

Najat Vallaud-Belkacem : J’ai souvenir de ça à Villeurbanne, avec mes enfants – mais c’était un salon du livre.

Pour la promotion de votre livre, « La vie a plus d’imagination que toi ? »

Najat Vallaud-Belkacem : Non, mon livre est sorti en février ou en mars 2017, ce qui n’était pas stratégique du tout, à une période où c’était condamné à passer sous les radars – non, en vrai, il a plutôt très bien marché. En fait, il est tout simplement sorti quand j’ai fini de l’écrire ! (Rires) Je trouve que ça raconte assez bien mon rapport à la politique, finalement : je ne suis pas stratège pour un sou. Non, le salon du livre dont je vous parle est  en mai ou en juin. Et c’est vrai que retrouver des rangées de livres sans aucune exigence, obligation, c’était très plaisant.

Najat Vallaud Belkacem 26Si pour une raison ou une autre, vous deviez fuir votre domicile, quels livres emporteriez-vous dans la précipitation ?

Najat Vallaud-Belkacem : Mon exemplaire de « Souvenirs et solitude » de Jean Zay, avec les post-its que j’y ai laissé en de multiples pages, et qui me disent aussi des choses sur moi. Vous savez, c’est un peu comme une chanson : au début, vous appréciez une chanson parce que vous aimez la mélodie ou les paroles, et puis, quinze ans plus tard, vous appréciez cette chanson parce qu’elle vous rappelle vous au moment de la découvrir.

Elle vous définit, finalement.

Najat Vallaud-Belkacem : Elle vous définit, voilà ! Je pense qu’il y a des livres qui plus que d’autres – et parfois un peu mystérieusement – vous définissent. Par exemple, bien sûr, « Belle du Seigneur » d’Albert Cohen, je l’emmènerais. J’ai dû lire ce livre une dizaine de fois, parce que je suis un peu dingue aussi, parfois. Je relis rarement les livres, mais celui-là j’y étais tellement accroc que je connaissais des morceaux par cœur. Des pages entières, je pouvais les réciter. C’était bien avant qu’il m’arrive plein de choses qui m’ont noyé la mémoire ! (Rires)

Des livres marquants, du coup, mais pas d’exemplaire précieux en particulier ?

Najat Vallaud Belkacem 23Najat Vallaud-Belkacem : Non, ce n’est pas moi, ça. En fait, de manière générale, je ne suis pas très attachée aux choses ; je suis attachée aux êtres, aux récits. Par exemple, je suis quelqu’un qui perd très souvent ses affaires. Il ne faut pas m’offrir de stylo plume ou de bijou de valeur – je perds tout. J’emmènerais forcément un Victor Hugo, parce qu’on a rarement atteint Hugo dans l’histoire de la littérature et de l’engagement politique. (Elle cherche un livre de Victor Hugo dans la bibliothèque) En fait, ce qui est intéressant – vous m’obligez à faire l’exercice, c’est sympa –, c’est à quel point on retrouve dans cette bibliothèque tous les épisodes qui ont émaillé ma vie. Par exemple, tenez ici, beaucoup de choses autour de Charlie et de la liberté d’expression. Ici combien de livres sur les droits des femmes, la lutte contre le sexisme, la prostitution, les violences …Tenez, il y a même un livre de Frédéric Thiriez, « Le foot vaut mieux que ça », du temps où j’étais ministre des Sports – vous l’aviez oublié, ça, n’est-ce pas ? (Rires)

Je ne m’attendais pas à retrouver ce livre dans votre bibliothèque, je le reconnais (Rires). Êtes-vous imperméable à certains genres littéraires ?

Najat Vallaud-Belkacem : A quoi pensez-vous ?

A la science-fiction, par exemple.

Najat Vallaud-Belkacem : Ah non, j’ai adoré. J’en ai lu pas mal, Barjavel par exemple, autour de 17 ou 18 ans, si vous le classez comme science-fiction. J’ai toujours un faible pour les polars, aussi, j’en ai dévoré plein quand j’étais jeune. J’étais une immense fan de Charles Exbrayat. Vous ne connaissez pas ? Ce sont des romans policiers avec un humour énorme, dans la collection du masque, c’est hyper bien fichu. Pierre Lemaître, qu’on connait bien pour sa merveilleuse trilogie des « Au revoir là-haut », c’est aussi un maitre du polar, regardez : « Travail soigné », par exemple ou « Trois jours et une vie ». Dans le polar toujours j’ai une affection pour les nordiques, comme la trilogie « Millenium ». C’est typiquement le genre de choses que j’arrivais à lire au ministère, d’ailleurs. Enfin j’aime beaucoup les récits historiques, aussi. J’ai des souvenirs de moi jeune lisant avec délectation la biographie de Madame Du Barry (Rires).

Quel est le genre littéraire qui vous parle le plus ?

Najat Vallaud-Belkacem : Plus jeune, ce qui prenait le plus de place dans ma vie de lectrice étaient les classiques. C’est sans doute d’une grande banalité, mais j’avoue que j’ai réellement vibré à la lecture de Zola, de Stendhal et dans une moindre mesure de Balzac.

J’ai l’impression que c’est très dur de maîtriser les classiques tout en suivant assidument la littérature contemporaine, que c’est souvent un peu l’un ou l’autre – sauf à ne faire que ça.

Najat Vallaud Belkacem 11Najat Vallaud-Belkacem : Absolument. Mais c’est une histoire de chronologie, on ne le fait pas au même moment. Je pense qu’entre 15 et 20 ans, j’ai fait beaucoup dans le classique. Après, moins. Et ce sont cinq années très formatrices. Quand il m’arrive de retomber sur « le Rouge et le noir » de Stendhal, par exemple, ça me fait vraiment plaisir de relire des passages. Je me dis : « Ah, mais finalement, ce Julien … il n’est pas si désagréable » (Rires), ce que bien sur seule l’expérience d’une vie vécue peut vous permettre de penser.  Il y a des choses qu’on comprend mieux à 40 ans qu’à 15 ans. « Au bonheur des dames » de Zola, pareil, je trouve que c’est important de l’avoir lu jeune, mais le relire permet de mieux comprendre ce que l’auteur dit, politiquement en quelque sorte, du capitalisme qui broie, au-delà du seul récit de vie des personnages. Donc, oui il y a une forme de chronologie, chez moi en tout cas, qui m’a amenée à commencer par les classiques avant d’aller davantage vers le contemporain, puis aujourd’hui d’osciller entre les deux.

Vous avez eu la chance et la persévérance de vous atteler à ces classiques aussi tôt. Beaucoup n’y sont pas arrivés, moi le premier …

Najat Vallaud-Belkacem : Vous me raconterez comme êtes venu à la lecture, parce que c’est une grande réflexion pour moi. Notamment dans le rapport à mes enfants. Au fond, j’ai le sentiment, quand je me penche sur ma propre vie, que ce qui m’a amené à la lecture n’a rien à voir avec moi. Je n’y suis pas pour grand-chose, je n’ai pas vraiment de mérite. J’avais si peu d’autres occasions de divertissement … Je viens d’une famille modeste, nous ne sortions pas – en plus, j’étais une fille. J’allais à l’école et je rentrais à la maison. Au départ, la lecture était un pis-aller. Et finalement, j’ai voyagé à travers les livres et j’y ai pris un plaisir infini.

Les professeurs ou instituteurs vous ont-ils ouvert à la lecture ?

Najat Vallaud-Belkacem : Honnêtement, comme tout le monde, j’ai eu des professeurs de français qui ont été parfois Najat Vallaud Belkacem 07aidants, parfois vraiment dans l’impulsion et l’encouragement, et je les en remercie. Mais ce n’est pas forcément ce qui a joué le rôle le plus décisif pour moi dans ce rapport à la lecture. C’est pour cela que je dis qu’il faut arrêter de considérer que les seuls éducateurs sont les enseignants : il y a tout un écosystème autour des élèves. Parfois, c’est beaucoup plus prescripteur pour les élèves de se voir conseiller la lecture d’un livre par un copain ou par un éducateur sportif parce que précisément ce sera vu comme autre chose qu’une obligation scolaire. Certains ont la chance d’avoir leurs parents, aussi, pour cela. Chacun doit donc jouer son rôle dans cet écosystème. Pour revenir à moi donc c’est plutôt l’absence d’autres canaux d’évasion qui m’a poussé vers les livres. Au début, c’est des « Mon bel oranger » de José Mauro de Vasconcelos ou « Les quatre filles du Docteur March » de Louisa May Alcott. Et puis votre aventure littéraire s’enrichit. Mais je ne voudrais pas en tirer comme conclusion que pour qu’un enfant arrive à la lecture il faille le mettre dans un environnement extrêmement sommaire (Rires). Donc, toute ma question est celle-ci : comment peut-on transmettre l’amour de la littérature à des enfants qui ont mille autres occasions de se divertir, de voyager ? Vous, par exemple, comment êtes-vous venu à la littérature ?

Jusqu’à l’âge de vingt ans, je ne lisais presque pas. Quelques recommandations scolaires, Tolkien. Puis, j’ai lu Najat Vallaud Belkacem 02beaucoup d’essais lorsque j’ai eu le sentiment que, grâce aux livres, je pourrais apprendre, rattraper mon retard dans des domaines qui m’intéressaient : histoire, politique, philosophie. Du coup, pendant une petite dizaine d’années, je ne lisais jamais de littérature, ou presque. Et puis, un peu avant trente ans, je m’y suis mis par curiosité, par capillarité. Et depuis, j’ai complètement inversé mon rapport : je ne lis presque plus que des romans, en partant un peu dans tous les sens – ayant une vie de littérature à rattraper.

Najat Vallaud-Belkacem : (Sourires) C’est pas mal. C’est rassurant, parce que ça veut dire qu’on peut y venir tard.

***

La question de l’écriture me fascine, notamment en politique. D’abord, parce que j’éprouve de l’admiration pour celles et ceux, personnes publiques ou non, capables d’écrire de beaux livres durant leur temps libre – alors qu’ils ont emploi, famille et vie sociale. Je ne suis pas de ceux-là. Ensuite, parce que j’exerce la fonction de plume au sein d’un cabinet, je mesure les contraintes qui pèsent sur tout élu, d’agenda en particulier ; mais je sais aussi que le rapport à l’écrit varie immensément d’un élu à l’autre. Raisons pour lesquelles j’ai une curiosité infinie pour les processus d’écriture politique, au-delà des fantasmes associés aux ghostwriters, allégrement perpétués par les films et séries, et dont certains ouvrages détaillent la réalité complexe, variée et évolutive du rapport des politiques à leurs plumes. Qu’elles soient humaines, ou qu’on les trempe dans un encrier.

***

J’aimerais parler d’écriture. Vous avez écrit trois livres : « Raison de plus », qui est un livre politique ; « La vie a plus Najat Vallaud Belkacem 06d’imagination que toi », qui est beaucoup plus personnel ; et vous venez de publier un petit essai chez Gallimard, « la Société des Vulnérables ».

Najat Vallaud-Belkacem : J’aime beaucoup cette collection des tracts, j’ai été ravie de pouvoir travailler avec eux, parce qu’ils ont réussi un truc fabuleux. L’impact qu’ils ont sur les prescripteurs d’opinion que sont les radios et les télévisions est phénoménal, parce que ce sont  des thèses construites mais travaillées pour être accessibles au plus grand nombre et parcourues rapidement. Et donc, nous avons écrit cela avec Sandra Laugier pendant le confinement. Ce fut spontané, très fluide. Nous nous sommes rendu compte que nous partagions la même irritation sur le sujet de la gestion du Covid19 (l’incohérence entre les applaudissements réservés chaque soir aux premiers de corvée – essentiellement des femmes – et leur quasi-absence quand il s’agit de les reconnaitre vraiment ou de les faire participer aux décisions), alors nous l’avons mise en mots.

Vos trois livres constituent trois approches, trois styles très différents. Les avez-vous écrits dans les mêmes conditions ?

Najat Vallaud-Belkacem : Ils correspondent à des moments tellement différents de ma vie. En plus, je ne sais pas comment je me débrouille, mais ça tombe toujours très mal ! (Rires) Pour « Raison de plus » (en 2012), j’étais élue à Lyon et en pleine campagne présidentielle dont j’étais la porte-parole. J’ai souvenir d’avoir en permanence couru après le temps pour finir d’écrire et mettre en forme. J’écris sur ordinateur, les carnets et les cahiers me servent juste à jeter des paroles de chansons. Je me bloque trois heures d’affilée, et ça tombe généralement sur les week-ends.

Vous avez écrit « La vie a plus d’imagination que toi » alors que vous étiez ministre de l’Éducation …

Najat Vallaud-Belkacem : Oui. Au début, c’était agréable parce que c’était très fluide. Les premières pages sont autobiographiques, ça coule tout seul. Après, il faut reconnaître qu’il y a une volonté de ma part de défendre mes politiques, c’est devenu de l’ordre du devoir. Beaucoup de gens sont venus à ma rencontre lors des séances de dédicace, attirés par l’idée d’un récit de vie, pour leurs enfants notamment. Ça m’a énormément touchée. Dans mon récit personnel, il y a évidemment l’histoire d’une migration, d’un départ, d’un déracinement ; la découverte d’un nouveau monde, de nouveaux codes à intégrer. Eh bien beaucoup de gens, et notamment de personnes d’un certain âge, m’ont confié qu’ils s’étaient reconnus dans le récit, sans avoir dû quitter, eux, leur pays mais simplement leur petit village. Car derrière le parcours de migration que je raconte, il y a un parcours de trans-classe, qui est universel et dans lequel beaucoup se retrouvent. J’ai adoré ces échanges avec eux.

Regrettez-vous de n’avoir pas écrit l’intégralité du livre sur ce ton plus personnel, moins politique ?

Najat Vallaud-Belkacem : Je pense qu’un jour, je devrai le faire. En même temps, j’ai toujours considéré que c’était ridicule de raconter ses mémoires à trente-cinq ans, un peu présomptueux. On raconte ses mémoires à la fin d’une vie. Mais, bien que j’aie écrit dans une période très contrainte, souvent le dimanche au lieu de passer du temps avec mes enfants, j’en garde aussi de bons souvenirs. L’écriture est en vérité un exercice incroyablement remuant, aidant, clarifiant. On écrit pour soi, aussi.

Najat Vallaud Belkacem 16Je souhaiterais évoquer le rapport que vous avez entretenu avec vos plumes en tant que ministre – d’autant que vous avez certainement préparé des discours pour le maire de Lyon, à l’époque où vous étiez conseillère au sein de son cabinet … Vous vous êtes donc retrouvée de l’autre côté du miroir.

Najat Vallaud-Belkacem : Vous avez raison, j’ai vu les deux côté du miroir. J’ai souvenir que c’est toujours extrêmement désagréable quand quelqu’un ne reprend pas vos éléments (Rires), ou les dit mal. Vous aviez fait le discours dans votre tête, ça sonnait super bien … J’ai vu cet envers-là du décor. Ensuite, j’ai eu la chance inouïe d’être entourée de gens géniaux en guise de plume. Longtemps, ça a été François Pirola, un Lyonnais que j’avais embarqué avec moi dans l’aventure ministérielle : brillantissime, immense lecteur, très curieux, qui s’abreuvait de tout. Il avait aussi cette capacité inouïe à deviner la façon dont je raisonnais, parce qu’on se connaissait depuis longtemps. Puis, quand je suis devenue ministre de l’Education nationale, est apparu Matthieu Protin – qui est aussi génial, dans un autre style. Je les aime tous les deux infiniment. Matthieu avec sa stature, il est très grand et imposant, sa voix grave et cette façon unique d’embrasser la scène, à l’oral comme à l’écrit : il faisait du théâtre. Il n’apportait pas seulement les mots mais aussi l’interprétation. Ça m’a été très utile. Les plumes sont hyper précieuses.

 

Najat Vallaud Belkacem 09Quel est le discours qui vous a le plus marqué ?

Najat Vallaud-Belkacem : Mon discours d’introduction de la loi de lutte contre le système prostitutionnel, à la tribune de l’Assemblée nationale. Un discours essentiel, qui commence par cet emprunt à Victor Hugo : « On croit avoir mis fin à l’esclavage. La réalité, c’est qu’il est encore là et qu’il porte le nom de prostitution. » Certains discours plus légers m’ont également marquée. A un période, souvenez-vous, j’étais en proie à des fake news permanentes. Un jour, j’organise  une journée sur le thème des complotismes et j’y prononce un discours d’introduction sur le ton de la dérision, en reprenant toutes les rumeurs me concernant. Je reviens par exemple sur la fausse réforme  de l’orthographe qu’on me prête en reconnaissant y travailler depuis fort longtemps et avoir réussi à l’âge de 13 ans à en convaincre l’Académie Française – puisque la seule réforme de l’orthographe qui aie existé est due à cette dernière et date de… 1993, quand j’avais 13 ans, donc. Je passais en revue toutes ces choses plus absurdes les unes que les autres, et les gens riaient de bon cœur. En usant de la dérision, on met les rieurs de son côté. Je continuais sur mon faux nom, sur le fait que j’étais enceinte – parce ce que j’avais pris quelques kilos de trop ! (Rires) –, ou encore que j’étais divorcée.

Pour mettre fin à la polémique sur son certificat de naissance, lors du diner des correspondants, Barack Obama avait montré la scène d’ouverture du Roi lion en disant que c’était la vidéo de sa naissance …

Najat Vallaud-Belkacem : Sérieux ? C’est génial, j’adore. (Rires) C’est exactement  ce que j’ai voulu faire … Evidemment, m’ont aussi terriblement marquée mes discours d’arrivée et de départ au ministère de l’Education, les deux passages de relais avec Benoît Hamon et Jean-Michel Blanquer. Je me souviens avoir improvisé des mots sur Malala et le sens de l’éducation à mon arrivée – parce qu’on n’a pas vraiment le temps de préparer, on est prévenue la veille au soir pour le lendemain 10h. Pour la passation avec Jean-Michel Blanquer, on a certes plus de temps, mais en vérité il y a tant de choses à préparer, une chape de plomb s’abat sur vous. Mais je retiens les applaudissements si chaleureux du personnel du ministère de l’Education à mon départ.

Un conseil de lecture pour terminer, votre dernier coup de cœur ?Najat Vallaud Belkacem 14

Najat Vallaud-Belkacem : « Le Chardonneret », de Donna Tartt. C’est le livre qui m’a fait claironner partout : j’ai adoré, adoré, adoré. Bon j’ai surtout pleuré tout le temps en fait (Rires). Pour résumer, sans spoiler : c’est un gamin qui vit seul avec sa mère. Cela se passe aux Etats-Unis. Un jour, elle reçoit un message du proviseur de l’établissement disant qu’il faut venir, car son fils s’est mal comporté. Le lendemain, ils y vont ensemble. Elle est irritée bien sûr. Ils arrivent un peu en avance, et elle propose d’aller regarder des tableaux dans le musée en face. Et il va se passer quelque chose dans ce musée qui bouleversera à tout jamais la vie de cet enfant. Tout ça sous les yeux d’un petit tableau magnifique, le Chardonneret. Voilà je ne peux pas vous en dire plus, il faut le lire maintenant.

* * *

Deux heures après l’avoir quitté, je retrouve le trottoir glissant de l’est parisien ; sous son parapluie, Najat Vallaud-Belkacem se hâte vers son prochain rendez-vous, non sans avoir préalablement indiqué comment nous orienter. Un dernier sourire, et elle s’engouffre dans une bouche de métro, dont les crissements nous parviennent par échos saccadés. Comme à notre habitude, Patrice et moi faisons quelques pas, livrant nos impressions avant de nous séparer – fidèles à la philosophie de Sylvain Tesson, qui prône la marche comme voie royale vers la méditation, l’analyse et la recherche de soi. A défaut d’arpenter les forêts de Sibérie, mes bottines me mènent vers Bastille, où un ami m’attend, avant de repartir à Bordeaux (en TGV). Le train n’est-il pas propice, lui aussi, aux réflexions ? Bientôt, je retrouve avec délice les paysages qui ont tant de fois bercé mes voyages vers le Port de la Lune, enjambant fleuves et rivières familiers, glissant sous les éoliennes aux pâles désynchronisées. Soudain, un éclair : je me souviens de « Mon bel oranger », évoqué plus tôt. Ou plutôt je me souviens de la tristesse infinie ressentie à travers ce petit livre, en classe de 5ème – par quel miracle l’avais-je lu ? –, incapable de me remémorer autre chose qu’un enfant prenant soin de son oranger. Je crois qu’il s’appelait Zé, diminutif de José. Insondables mécanismes de la mémoire, dont les méandres révèlent plus qui nous étions que ce que nous faisions – comme l’a diagnostiqué mon invitée quelques heures auparavant. Peut-être la madeleine de Proust était-elle parfumée à l’orange ?

Toutes les bibliothèques des politiques sont là.

2 commentaires

  • Merci beaucoup pour cet Agréable et Instructif échange. Depuis que Najat Vallaud-Belkacem est une Personne Publique Reconnue, Je ne cesse d’être Admiratif pour cette Clarté et cette Grande Honnêteté que Najat sait mettre en Lumière à chacune de ses réactions. Une Grande Dame que comme d’habitude,Nombreux Français(es) mettront bien trop de temps à reconnaître ! Encore Merci.

  • […] du lieu s’est posée pour cette rencontre, les Landes se sont vite imposées. C’est heureux ; ayant interrogé son épouse à Paris lors d’une précédente « bibliothèque », un changement de décor s’imposait naturellement. Et puis, pour ne rien vous cacher, la […]

Laisser un commentaire