Cette semaine a été marquée par une image et un bruit de fond. L’image c’est celle de la rencontre à Moscou entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron. Assis aux deux bouts d’une immense table au Kremlin, symbole puissant de la distance faramineuse qui s’est installée entre le camp occidental et la Russie. Le bruit, c’est celui des bottes, des chars, des camions, des avions que l’Armée rouge masse aux frontières de l’Ukraine et de la Biélorussie. Ouvrir les journaux nous plonge avec stupeur en pleine guerre froide avec des cartographies remplies de zones en bleu et de zones en rouge. Des petits soldats et des avions pour figurer les régiments et les bases aériennes. “Jeux de guerre” résume d’ailleurs en Une Le Point.
Et pourtant, nous l’avions presque regrettée cette guerre froide. Cette belle époque entre 1947 et 1989 où nous connaissions l’ennemi. Il était rouge, communiste, agent tordu du KGB, officier stoïque de l’armée rouge, diplomate abreuvé de vodka, syndicaliste idéaliste. Et tout cela avait généré un imaginaire dans lequel nous avons baigné enfants, adolescents ou jeunes adultes. La série des James Bond, les romans d’espionnage de John Le Carré (L’espion qui venait du froid), les fresques de Ken Follet (Aux portes de l’éternité), les plongées sous-marines de Tom Clancy (Octobre rouge) et puis dans une version burlesque les OSS 117 ou encore les opus érotico-stratégiques des SAS de Gérard de Villiers (L’or de Moscou).
Je me souviens aussi d’un film, Wargames, sorti en 1983 dans lequel des lycéens américains passionnés d’informatique arrivaient à pirater le système de défense du Pentagone et à déclencher le compte à rebours d’une guerre thermonucléaire contre l’URSS. Tout cela était complètement improbable mais terriblement distrayant.
Surtout cela était binaire, clair, limpide, compréhensible. L’Ouest contre l’Est, l’OTAN contre le Pacte de Varsovie, les communistes et les capitalistes, les démocraties et les dictatures, les gentils et les méchants. Toute cette atmosphère a volé en éclat avec la chute du mur en 1989, laissant l’Occident sans ennemi, sans “Empire du mal” clairement identifié.
Tellement déboussolés pas ce nouvel ordre international infiniment plus complexe que certains évoquaient même la nécessité de refonder cet ordre bipolaire, occultant par la même occasion le terrible bilan du stalinisme et l’univers concentrationnaire décrit par Alexander Soljenitsyne (L’Archipel du Goulag, 1973). “Goodbye Lenin”, ce film sorti en 2003, illustrait parfaitement cette « ostalgie » à propos de l’Allemagne par exemple…
Tout à notre nostalgie d’un monde binaire et finalement assez facile à comprendre, nous avions oublié à quel point la guerre froide avec ses bruits de bottes et de moteurs n’était pas la belle époque. Que l’écrasement de Budapest en 1956 et du printemps de Prague en 1968 n’étaient pas que des scénarios romanesques.
Les films et romans d’espionnage que nous avons adoré n’étaient que des divertissements hollywoodiens se concluant par des happy-end. Après l’annexion de force de la Crimée et le soutien aux rebelles ukrainiens du Donbass, que va-t-il se passer à 100 kms de Kiev ? Et comment réagirons-nous si des mouvements de troupes sont opérés aux frontières directes de l’Union européenne en Pologne, dans les Pays Baltes ou en Finlande ? Nos romans d’espionnage et notre nostalgie de la guerre froide ne nous seront plus d’aucune utilité. La littérature laissera place aux cartes d’état-major, et nous n’aurons plus qu’à relire l’ouvrage majeur du général Yves Lacoste : “La géographie, ça sert, d’abord à faire la guerre” (1976).
A moins que nous acceptions enfin de nous dire que la complexité du monde nous plaît. Que c’est en préférant les interstices grises, imparfaites mais en construction, aux polarités blanches ou noires sans nuance où tout est simple que nous progresserons collectivement. A moins que nous comprenions à quel point l’incertitude de nos démocraties est une force. Et que nos failles sont des armes. “There’s a crack in everything, that’s how the light gets in” chantait Leonard Cohen. Comme pour nous rappeler que le manque, l’imparfait, et l’incomplétude, loin d’être des maux pour notre démocratie sont des atouts, des avantages, des moyens pour grandir, s’améliorer encore et faire. Faire ensemble. Dans un monde complexe. Soyons fiers de ce qui peut apparaître pour des faiblesses : l’art de la parole, de la discussion, du compromis, de la nuance etc… Ce sont ces choses là qui nous sauveront du pire.
Bon dimanche (quand même), et n’oubliez pas qu’il faut aimer (voir notre interlude)
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