Ce mois-ci dans la bibliothèque des politiques, c'est Noël Mamère qui se prête au jeu. Guillaume Gonin est parti à la rencontre de l'ancien maire de Bègles, ancien candidat écolo à la présidentielle, ancien journaliste, et militant infatigable. Au final, une rencontre passionnante avec un homme qui rage de n'avoir pas le temps de lire tous les livres à sa disposition, qui manie l'humour à merveille et où une invitée surprise débarque.
Photos Patrice NORMAND
Vous l’aurez certainement remarqué : bien qu’elles ou ils évoquent volontiers la littérature en général, certains invités de la Bibliothèque des politiques manifestent une paradoxale pudeur à dévoiler leurs livres fétiches – voire une franche réticence, comme si les évoquer relevait de l’intime. Il me faut alors insister (poliment) pour obtenir des noms, quelques titres, avant de passer à autre chose ; pour celles-ci et ceux-là, leur bibliothèque est un jardin secret que le quidam est autorisé à observer de loin, et pour un temps limité.
Mon invité du jour n’appartient pas à cette catégorie. Mais alors, pas du tout. Plus qu’un jardin, sa bibliothèque est une forêt où chacun est invité à circuler et piocher. En vrac, les références fusent dans un furieux fourmillement, révélant la curiosité insatiable de celui qui se définit comme un journaliste avant d’être un politique – et dont les livres ont façonné l’itinéraire, du 13 heures à la mairie de Bègles, en passant par l’élection présidentielle et même, récemment, les planches de théâtre. Et qui continuent de le façonner, avec comme constante la prise en compte du vivant dans son ensemble – le fil rouge de sa joyeuse arborescence littéraire.
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Votre rapport aux livres et à la littérature provient-il de l’enfance ?
Noël Mamère : J’appartiens à une famille qui lisait très peu. Ma mère se couchait tôt parce qu’elle se levait aux aurores pour s’occuper de ses enfants et de son commerce, avec mon père, à Libourne. Dan son lit, elle lisait des auteurs américains comme Cronin ou Steinbeck, qu’elle aimait beaucoup. Avant l’arrivée de la télévision, mon père était un amateur de romans policiers, il adorait Charles Exbrayat, par exemple. Et puis la télévision a tout emporté, le petit écran a effacé les livres. Ma littérature d’enfance n’est pas allée plus loin que les « histoires complètes » de Tintin et les vies de saints en bande dessinée, comme celle du curé d’Ars qui me faisait si peur ! Mon premier contact avec les livres remonte aux années soixante, quand j’étais à Amboise, chez mes grands-parents. Je dormais dans une chambre mansardée, au sol en tomettes, que nous appelions « la chambre bleue » en raison de la couleur de ses murs. Le soir, je partais en montagne avec Roger Frison-Roche: « Premier de cordée », « La grande crevasse », et Lionel Terray : « Les conquérants de l’inutile » … Cette fascination pour les sommets n’arrivait pas à la hauteur – si je puis dire ! - des émotions que j’éprouvais à la lecture du « Grand Meaulnes ». A cet âge nous avions tous quelque chose d’Augustin ! Quant à la jeune fille dont j’étais amoureux à l’époque, elle était plutôt Sagan. C’est elle qui m’a fait découvrir « Bonjour tristesse ». A peu près à la même époque, un prêtre du collège catholique de Libourne où je suivais ma scolarité, nous lisait du Mauriac, « Asmodée », ce qui m’a conduit tout droit vers « Thérèse Desqueyroux », « Le nœud de vipère »… Du classique pour le petit bourgeois catho que j’étais !
Qui viendra bouleverser votre monde ?
Noël Mamère : La première rupture avec cet univers remonte au collège Saint Joseph, à Sarlat. Passionné par la langue espagnole, je suivais assidument les cours d’une prof qui m’a fait découvrir la richesse de sa littérature, notamment hispano-américaine et qui m’en a donné le goût : Valle Inclan, Machado, Gabriela Mistral, la « génération du 98 » … Au point que, un peu plus tard, je vais lire « cent ans de solitude » en espagnol ! La seconde rupture intervient l’année d’après, quand j’arrive à la fac de droit, à Bordeaux où j’ai la chance de rencontrer Simon Charbonneau qui me plonge tout habillé dans le groupe d’intellectuels autour de Jacques Ellul et de Bernard Charbonneau, le père de Simon. Cette rencontre est décisive. Elle m’ouvre les portes d’un monde réflexif qui m’était étranger, éveille mon esprit critique et me fait prendre la mesure de ce qu’est la culture du livre. Elle a déterminé une grande partie de ma vie et de mes engagements. Elle m’a fait entrer dans autre chose.
Une autre chose littéraire ou intellectuelle ?
Noël Mamère : Les deux ! Si l’on s’en tient à la littérature, c’est d’abord celle dite de la Mitteleuropa. Et, donc je me suis plongé dans « La Marche de Radetzky » de Joseph Roth, « L’homme sans qualités » de Robert Musil, les livres de Kafka, « La métamorphose », « Le Château » … Stefan Zweig, Thomas Mann. Mais nous parlions aussi beaucoup des totalitarismes, des univers concentrationnaires, des entreprises de déshumanisation, nazies comme soviétiques. Ce qui m’a porté vers Robert Anselme et son poignant « l’espèce humaine », Gustav Hoerling et son « un monde à part », Chalamov et ses « récits de la Kolyma », avant « l’archipel du goulag » de Soljenytsine ; Zinoviev et « l’avenir radieux » et, bien sûr, « si c’est un homme » de Primo Levi. Plus tard, j’ai même pensé à mettre en scène un dialogue imaginaire entre Chalamov et Levi, sur la base de leurs écrits, pour montrer les similitudes entre les deux systèmes d’éradication de la part d’humanité qui est en chacun d’entre nous … Je le ferai peut-être un jour ! La littérature russe a pris de l’importance, avec la fréquentation de Tolstoï et de Dostoïevski ou encore d’Ivan Bounine et sa « vie d’Arseniev » et, plus tard Svetlana Alexievitch et sa trilogie sur les ravages du soviétisme, notamment, « La supplication » qui traite de Tchernobyl … Ce sont ces mêmes amis qui m’ont aussi fait découvrir « L’étrange défaite » de Marc Bloch qui explique si bien à quelle catastrophe peut conduire la lâcheté des élites. Le « 1984 » et « la ferme des animaux », d’Orwell. « Le système des objets », de Baudrillard … Pendant cette période bénie de mes années de fac, j’ai considérablement élargi mon « champ de vision », si je puis dire. Outre ma fréquentation d’Ellul et Charbonneau, je lisais leurs bouquins et je découvrais des auteurs …
Vous vous mettez aussi à écrire !
Noël Mamère : Attention, pas de méprise ! Je ne me suis jamais considéré comme un « écrivain » ! Pourtant, ça ne m’a pas empêché de tenter une première incursion, en 1984 – j’étais journaliste à Antenne 2 depuis sept ans – avec un roman, « Andriana », bien accueilli par Olivier Cohen, qui dirigeait à l’époque les éditions Mazarine, avant de créer les sa propre maison d’édition , « L’Olivier », devenue célèbre. C’est lui qui m’a fait découvrir la littérature américaine. Il est le premier à avoir publié Raymond Carver, puis ça a été Richard Ford, Cormac Mac Carthy, Robert Stone… Plus tard, alors que j’étais maire de Bègles, je reçois la visite d’un jeune éditeur indépendant, Dominique Bordes, qui vient de créer les éditions « Monsieur Toussaint Louverture ». Grâce à lui, je vais découvrir Fred Exley, « Le dernier stade de la soif », Steve Tesich, « Karoo », J. Robert Lennon, « Mailman » … Puis ce sera la rencontre avec Olivier Gallmeister dont la maison d’édition éponyme se spécialise dans la traduction des « écrivains de la nature » (nature writers) américains. A commencer par son chef de file : Edward Abbey et son fameux « Gang de la clef à molette », suivront Doug Peacock, David Vann et quelques autres …
Les auteurs de « l’école du Montana » ?
Noël Mamère : Oui, bien sûr, Jim Harrison, entre autres. Mais mon goût pour la littérature américaine ne se limite pas à ce registre « écolo ». La question de l’esclavage et du racisme dans ce pays m’a toujours interpellé, au même titre que les totalitarismes. Donc, Toni Morrison, James Baldwin, Ta Neishi Coates, Colson Whitehead, « Nickel boys » et « underground railroad », autant d’auteurs qui auscultent leur pays avec le prisme du racisme … Comme « Americanah », de Chimamanda Ngozi Adichie …
Beaucoup de rencontres qui vous ont ouvert des portes…
Noël Mamère : En effet ! Ce qui m’a influencé, ce sont des rencontres avec des personnalités dont j’appréciais l’avis : des philosophes, des directeurs de maisons d’édition, des libraires ... Par exemple, en marge de mes meetings politiques, j’aimais rendre visite aux librairies indépendantes. Une fois, à Lyon, un libraire m’a dit : « il faut absolument lire Iain Levinson », encore un auteur américain ! Son bouquin « Un petit boulot » est une immersion passionnante dans l’Amérique de la « rust belt » en faillite. Une autre fois, sur l’île Saint-Louis, un bouquiniste m’a fait découvrir « Tierra del fuego » de Francisco Coloane, cet auteur chilien qui parle si bien de la Patagonie. J’accordais aussi beaucoup d’importance aux conseils de lecture de Michel Polac. Grâce à lui, j’ai découvert John Fante …
Quel souvenir gardez-vous du philosophe Jacques Ellul ?
Noël Mamère : Il était toujours le même : inoxydable. Un petit homme, qui faisait chaque jour les huit kilomètres à pied qui séparait sa maison de l’université, avec son chapeau, son imperméable et son cartable. Je suivais son cours d’histoire des idées politiques, qui était formidable, son cours sur la technique, aussi, suivi par des centaines d’étudiants dans un amphi plein à craquer. Mais une relation particulière me liait à Ellul. Je n’étais pas simplement un de ses étudiants. Comme je vous l’ai dit plus haut, j’étais très ami avec ceux qui le côtoyaient et qui militaient avec lui. C’est ainsi que je me suis retrouvé à plusieurs reprises dans sa maison de « La Marrière », à Pessac, quand il présidait le comité de défense de la côte aquitaine, par exemple, mais en bien d’autres occasions. Il a préfacé mon premier livre sur la télévision « Telle est la télé » (1982) et il avait été membre de mon jury de thèse de troisième cycle. Il m’impressionnait par l’étendue de son érudition que, pourtant, il n’étalait pas. Il avait le goût de la transmission et quand il voyait l’intérêt que l’on portait à ses idées, il se rendait disponible.
Vous a-t-il ouvert à d’autres mondes littéraires ?
Noël Mamère : Oui. J’avais le sentiment – je l’ai toujours ! – d’être très en retard, un retard que je n’arriverai jamais à combler. Donc j’essaie de lire des auteurs que je considère comme essentiels, qui peuvent m’ouvrir les yeux et l’esprit sur le monde, sur les êtres. Le sentiment de vouloir apprendre, apprendre toujours, apprendre encore. Exercer sa curiosité du monde. Le point commun entre le journalisme et la politique – il n’y en a pas beaucoup –, c’est d’avoir le goût des autres et la curiosité du monde. J’essaie toujours d’être fidèle à ce principe.
Vous ne me rassurez pas trop, j’ai également l’impression d’être très en retard en littérature … Ce n’est donc pas un sentiment amené à s’estomper.
Noël Mamère : Certainement pas ! Ce sentiment me hante. J’ai l’impression, chaque matin en me levant, que je ne pourrai jamais rattraper tout ce temps perdu ! Maintenant que je ne suis plus en première ligne politique, je m’intéresse beaucoup au courant des « éco-philosophes » d’aujourd’hui : Philippe Descola, Bruno Latour, Corine Pelluchon, Baptiste Morizot, Nastassja Martin, mais aussi aux penseurs critiques dans la ligne de Charbonneau et Ellul, comme Eric Sadin, Alain Gras, Philippe Bihouix, Isabelle Stengers … Des penseurs puissants comme Jean-Pierre Dupuy, Serge Audier ou Pierre Charbonnier … On doit les connaître quand on est écolo. C’est d’ailleurs en référence à Bruno Latour que j’ai intitulé ma bande dessinée avec Raphaëlle Macaron : « Les terrestres ».
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