“Dans la bibliothèque des politiques” nous emmène ce mois-ci dans celle d’une ancienne ministre de la Culture, également plume présidentielle, femme de lettres, de mots, de sens. Pleine de la sensibilité de celles et ceux qui aiment lire. Profondément. Bienvenue, avec Guillaume Gonin au texte et Patrice Normand à l’image dans la bibliothèque de Christine Albanel.
Photos Patrice NORMAND
Pardonnez-moi, chères lectrices et chers lecteurs.
Cette semaine, aux habituelles discussions à tiroirs de cette chronique se sont ajoutées des digressions plus politico-rédactionnelles, dont je suis seul coupable. En effet, enthousiaste à l’idée d’échanger avec une ancienne plume présidentielle, je n’ai ni su ni voulu résister à l’envie de connaître les méandres de son parcours plumitif. Ayant moi-même exercé – et exerçant toujours – cette fonction, à une toute autre échelle, vous comprendrez donc mon entrain. Mais n’ayez crainte, après une demi-heure de discussions, mon invitée en personne se chargera de me rappeler à l’ordre : « Mais … Ne devions-nous pas parler de livres ? »
Cette dernière n’est autre que Christine Albanel. Si le grand public garde en mémoire son passage rue de Valois, comme ministre de la Culture de 2007 à 2009, elle fut également du premier cercle des conseillers de Jacques Chirac, ayant notamment la charge d’écrire ses grands discours au fil des ans – tant à la mairie de Paris, qu’à Matignon et l’Elysée. On lui en doit notamment deux très beaux : celui du « Vel d’Hiv », lors duquel le président Chirac reconnaîtra la responsabilité de la France, et l’hommage rendu à la mort de François Mitterrand. Reconnaissez que ce long compagnonnage d’écriture, rare en politique, valait bien un détour.
D’autant que les livres, omniprésents dans cet appartement de l’ouest parisien, me rappellent à chaque coup d’œil l’objet de notre rencontre.
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J’ai découvert que vous avez été l’attachée de presse d’Anne-Aymone Giscard d’Estaing à l’Élysée. Pouvez-vous nous raconter cette expérience ?
Christine Albanel : Oui ! (Rires) C’était le moment où le Président Giscard d’Estaing souhaitait que sa femme, Anne-Aymone, ait vraiment un rôle public, et gagne en visibilité, ce qui ne l’enchantait guère, car elle était de nature discrète. Elle a donc créé une fondation, la Fondation pour l’Enfance, ce qui supposait des interviews, des discours à prononcer. L’Élysée a cherché une plume, et par un concours de circonstances –un ami de ma famille avait été nommé chef du Protocole-, j’ai été choisie. J’avais vingt-trois ans. Je venais d’être reçue à l’agrégation de Lettres Modernes. J’étais arrivée à Paris l’année précédente, je ne vivais que dans le quartier latin, et je n’avais quasiment jamais franchi la Seine ! Je me suis donc retrouvée à préparer des discours pour Anne-Aymone Giscard d’Estaing pendant deux ans. Ce fut une expérience très intéressante, et paradoxale car, les premiers mois, j’étais professeur dans un lycée communiste le matin, à Villepinte, et je me rendais à l’Élysée l’après-midi. J’échangeais mon jean pour un tailleur jupe car, à l’époque, il n’était pas question de travailler auprès de Madame Giscard d’Estaing en pantalon ! Et au printemps 1981, j’ai été envoyée au QG de campagne de VGE. Ils n’avaient pas grand monde pour écrire les textes de campagne, les tracts … Je n’avais jamais fait cela ! Mais je n’ai pas connu Giscard personnellement, il m’intimidait affreusement – il intimidait tout le monde.
Quelques années plus tard, le maire de Paris, un certain Jacques Chirac, fait appel à vous …
Christine Albanel : Après avoir enseigné quelque temps, j’ai été contactée par l’équipe Chirac. Encore aujourd’hui, je n’ai pas compris comment. Peut-être certains m’avaient-ils repérée au sein du QG de campagne de Giscard … Toujours est-il que Denis Baudouin, qui avait été le porte-parole du président Pompidou, alors directeur de l’information de Jacques Chirac, m’a contactée.
Êtes-vous recrutée comme remplaçante d’Alain Juppé ?
Christine Albanel : Disons qu’auprès de Jacques Chirac, il y une ou deux personnes qui écrivaient des discours, mais pour les discours politiques complexes, il y avait Alain Juppé. Mais ce dernier en avait assez, il avait envie de s’extraire de tout cela pour voler de ses propres ailes, donc il m’a vue arriver d’un très bon œil. (Rires)
Quels types de discours écrivez-vous dans un premier temps ?
Christine Albanel : Je me positionnais plutôt sur les sujets culturels, sur les préfaces de livres, sur le journal de la mairie que nous éditions. Les discours politiques sont arrivés ensuite. Par exemple, j’ai participé à l’écriture d’un livre sur l’Europe – signé Jacques Chirac – avec Jean-Louis Bourlanges. Et puis, nous nous sommes mobilisés pour la campagne législative en 1986 qui devait mener Jacques Chirac à Matignon. Je me souviens notamment avoir travaillé sur le fameux débat l’opposant à Laurent Fabius, Premier ministre …
Le fameux « roquet » ?
Christine Albanel : Absolument. Mais la formule n’était pas du tout préparée ! (Dans ce débat entre Jacques Chirac et Laurent Fabius, le premier traita le second de roquet, NDLR) A l’époque, il n’y avait pas ces « trucs » de communication, nous ne pensions pas en termes de « punchlines ». Nous préparions des fiches thématiques sur des foules de sujets, que Jacques Chirac mémorisait. Ensuite, chargée de mission à Matignon, j’ai continué à écrire des discours pour lui, tout en prenant en charge une partie des affaires culturelles, les droits de l’homme et les relations avec les cultes, mission que j’ai conservée, de retour à la mairie de Paris en 1988, et après.
Vous êtes l’une des seules femmes dans ce monde très masculin de la politique des années 1980 et 1990 …
Christine Albanel : Il y avait aussi Claude Chirac.
Mais c’est très différent …
Christine Albanel : Oui, c’est un petit peu différent (Rires). J’avais une relation de confiance avec Jacques Chirac, mais très inégalitaire. Il me tutoyait, tandis que je le vouvoyais. En général, Jacques Chirac avait tendance à tutoyer les jeunes femmes, alors qu’il vouvoyait les jeunes « technos » hommes de son entourage. Une fois, dans une réunion, il m’avait dit : « Qu’est-ce que tu dis, biquette ? », ou quelque chose qui y ressemblait. A la fin de la réunion, je suis allée lui dire qu’il ne pouvait pas me parler comme ça ! Il m’avait répondu, perplexe : « mais pourquoi ? » Je lui avais expliqué : « Mais comment voulez-vous qu’on me prenne au sérieux si vous m’appelez biquette ? » Lui ne voyait pas tellement le problème … Il est vrai que j’avais vingt-sept ans…
Quand arrive la campagne de 1995, avez-vous en tête d’être plume à l’Élysée ? Ou bien avez-vous d’autres envies ?
Christine Albanel : Je voulais surtout avoir la responsabilité d’un secteur important. A l’Élysée, en 1995, nous étions très peu nombreux : une quinzaine, seulement. Donc nous avions tous des secteurs énormes. Le mien rassemblait l’éducation, la culture, l’audiovisuel, les relations avec les cultes. Cela représentait un travail considérable qui, aujourd’hui, est effectué par plusieurs conseillers ! Pour les discours, chaque conseiller devait écrire ceux qui concernaient son secteur, pour moi, en priorité, l’éducation et la culture. Après, certains savaient écrire et d’autres non. Henri Bentégeat par exemple, chef de l’Etat-major particulier, écrivait des discours de défense remarquables. Parfois, je devais remettre un peu d’ordre dans les discours des autres…
“Nous passions des week-end avec Jacques Chirac à travailler ses discours”
A l’Élysée, vous n’étiez pas la plume de Jacques Chirac, donc, mais une plume.
Christine Albanel : Oui, mais en même temps, j’étais aussi la plume attitrée pour les discours très particuliers, comme le Vel d’Hiv ou l’hommage au Président Mitterrand, ou très politiques. Par exemple, j’avais en charge les vœux aux Français du 31 décembre, ou encore les vœux à la Corrèze, qui étaient toujours un moment attendu de la presse.
Quels souvenirs gardez-vous des processus de rédaction des grands discours présidentiels ?
Christine Albanel : Sauf exception, tous les discours faisaient l’objet d’interminables séances de relecture le dimanche après-midi. Interminables ! C’était parfois éprouvant, notamment quand diverses personnes plus ou moins compétentes donnaient leur avis sur la moindre virgule du texte que j’avais écrit. Cela changeait radicalement du Chirac que j’avais connu auparavant, qui improvisait souvent… Ainsi, pendant la campagne présidentielle de 1988, j’écrivais les seules introductions et conclusions, et il improvisait tout le reste. Nous relisions les textes avec Édouard Balladur et Alain Juppé. Nous étions quatre, c’était tout. A l’Élysée, cela a pris ces proportions rituelles démesurées. La vérité, c’est que Jacques Chirac était assez anxieux au sujet de ses discours, et qu’il aimait occuper ainsi ses week-ends, car il n’avait plus la Corrèze.
A l’Élysée, parliez-vous parfois littérature avec Dominique de Villepin, alors secrétaire général ?
Christine Albanel : Pas vraiment, non. Dominique séparait les choses. Il avait ses amis, plutôt des hommes de son âge, en position de pouvoir eux aussi, ou des journalistes célèbres. Et puis, il y avait l’équipe de l’Élysée. De surcroît, il était plutôt poésie, style Saint-John Perse. Assez loin de moi, finalement.
Vous êtes agrégée de lettres, vous êtes plume présidentielle … Mais vous publiez très peu à votre nom.
Christine Albanel : J’ai écrit des pièces de théâtre, trois ont été jouées à Paris, et publiées chez Lattès et Actes Sud Papier, ainsi qu’un roman chez Flammarion. Ensuite, après mon arrivée à l’Élysée, j’ai été happée par une vie différente. (Sourires)
Écrire vos mémoires de conseillère et plume ne vous a jamais tentée ?
Christine Albanel : Des mémoires, non. J’ai des projets en cours, mais je n’ai jamais eu envie de raconter telles quelles mes diverses expériences. Que des choses vécues viennent inspirer, alimenter une réflexion ou un récit, bien sûr. Mais je n’ai jamais songé à écrire des verbatim … Je n’y arriverais même pas, tellement cela m’ennuierait.
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Je ne connaissais pas Christine Albanel avant de la contacter pour cet entretien ernestien, dont elle en a immédiatement accepté le principe. Je découvre une personnalité vive et détachée de la politique, disposant d’un recul rafraichissant sur les jeux de pouvoir dont elle fut tant témoin qu’actrice. Humble, aussi, ayant plutôt tendance à relativiser sa position et son influence.
Pourtant, je ne peux qu’imaginer ce qu’il a fallu de volonté, de talent et de résilience à cette femme lettrée pour faire sa place au sein de la Chiraquie des années 1980 et 1990, peuplée d’hommes énarques, diplomates ou normaliens. Elle aura su s’y imposer, au point d’être nommée plus tard ministre de la Culture d’un Nicolas Sarkozy qui, une fois à l’Élysée, aura à cœur de réconcilier les factions balladuriennes et chiraquiennes qui se déchirent depuis 1995. Rue de Valois, elle continue ainsi d’entretenir un rapport particulier à l’écrit et aux livres – comme elle nous le décrit, sous le cliquetis familier de l’appareil de Patrice, entretemps arrivé.
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Vous passez ensuite de l’autre côté du miroir. Devenue ministre de la Culture, quelle relation entretenez-vous avec votre ou vos plumes ?
Christine Albanel : J’ai eu comme plume principale une jeune femme brillante, au style très enlevé. J’en étais ravie, d’autant que, comme ministre de la Culture, vous faites des discours innombrables. J’avais souvent deux ou trois discours par jour, des décorations, des inaugurations, et bien sûr tous les discours au Parlement, dans le cadre des projets de loi. Je les retravaillais en petit comité, ou seule.
“Il n’y a qu’en France où les politiques déjeunent avec des libraires”
Avez-vous souvenir de rencontres d’écrivaines et d’écrivains particulièrement marquantes ?
Christine Albanel : J’ai un grand souvenir de ma rencontre avec Le Clézio. Il était lauréat du prix Nobel de Littérature, et j’avais assisté à la cérémonie –magnifique- à Stockholm. Bien sûr, j’ai souvent organisé des déjeuners autour de Jacques Chirac, maire de Paris ou Président de la République. Je me souviens que, lorsque Jean Rouaud avait eu le prix Goncourt pour les Champs d’honneur, en 1990, j’avais organisé un déjeuner de ce genre avec lui et tous les membres de l’Académie Goncourt. Mais ça avait été terrible car Jacques Chirac, au milieu du repas, avait déclaré qu’il n’avait pas lu le livre. (Rires) Horrible moment, d’autant que les Goncourt ont la dent plutôt dure…
Ensuite, aucune autrice ou auteur ne peut refuser un déjeuner avec la ministre de la Culture …
Christine Albanel : Je crois que la meilleure manière de connaître un écrivain, c’est de lire ses livres. Le reste est toujours assez artificiel. En revanche, de vraies rencontres se font dans les combats que l’on mène en commun. Par exemple, au moment de la loi Hadopi, qui défendait le droit d’auteur, je me suis liée avec certains cinéastes comme Costa-Gavras, Hazanavicius… Et puis, il y a des hasards heureux. Ainsi, quand Jacques Chirac était à Matignon, je l’avais accompagné une fois en Russie – qui était encore l’URSS de Gorbatchev-. Et le soir, lors du diner au Kremlin, je me trouve assise à côté de l’auteur kirghize Tchinguiz Aïtmatov. Or, j’adorais son livre « Djamila ». Quelle émotion ! Il me paraissait inimaginable de le rencontrer, car la Kirghizie avait pour moi des allures de pays imaginaire…
Vous êtes devenue ministre de la Culture au moment où le développement numérique affecte le monde de l’édition…
Christine Albanel : C’est vrai. D’ailleurs, j’ai initié la première mission sur le livre numérique en la confiant à Bruno Patino, aujourd’hui président d’Arte. Les éditeurs, dans leur ensemble, étaient très réticents par rapport au numérique. Il y avait la crainte du piratage, qui avait dévasté la musique, et qui menaçait le cinéma, d’où la loi Hadopi. Mais personnellement, je n’ai jamais cru que tout allait devenir numérique en ce qui concerne l’édition. Chez les Français, il y a un rapport charnel à la page, une relation affective aux livres et aux librairies. D’ailleurs, récemment, la pandémie a créé un rush formidable vers les livres. Dans notre pays, il est très difficile pour un homme de politique de jouer les premiers rôles s’il n’a pas un rapport essentiel avec le livre, ou même s’il n’écrit pas. Voyez François Mitterrand, et même Nicolas Sarkozy ! Lorsque j’étais à l’Élysée, je me souviens d’avoir organisé un déjeuner de libraires autour de Jacques Chirac, Mollat de Bordeaux, Ombres blanches de Toulouse, Le Furet du nord de Lille… Ce serait inimaginable dans un autre pays.
“Vous savez, en politique, on parle politique”
Vous étiez ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy. Quel rapport ce dernier entretenait-il aux livres ? J’ai lu qu’après être entré très tôt en politique, il s’était mis à la lecture relativement tard, mais avec sincérité et enthousiasme, allant jusqu’à faire des fiches de lecture à l’Élysée …
Christine Albanel : Oui ! Ce qui était extraordinaire avec lui, c’est qu’il s’extasiait. Il n’avait pas de surmoi, aucune retenue, s’étonnant toujours que les gens aient déjà vu ou lu les classiques qu’il découvrait, films et livres. En réalité, c’est l’arrivée de Carla Bruni dans sa vie qui a tout changé. Avant, il était essentiellement un enfant de la télé et un amateur de variétés. Mais avec Carla Bruni, ils passaient leurs soirées à découvrir, par exemple, les grandes comédies américaines, les films d’auteur. Et, comme c’est un bosseur acharné, il le faisait avec des fiches, des notes. Il avait un côté très touchant.
Outre le président, avec quels ministres, ou politiques, avez-vous parlé de livres ?
Christine Albanel : Vous savez, quand on se rencontre dans la vie politique, on parle politique. Il y a l’actualité, l’urgence… C’est assez rare finalement de se dire : « tiens, tu sais ce que je viens de lire ? » C’est d’ailleurs dommage, car j’aurais sans doute très agréablement parlé livres avec Bruno Le Maire par exemple …
Aviez-vous le temps de lire pour le plaisir lorsque vous étiez ministre de la Culture ?
Christine Albanel : Pas assez. Dans les moments libres, le soir, ou dans les transports, un peu. Mais vous n’êtes jamais seule, et puis vous travaillez tout le temps. Michèle Alliot-Marie m’avait conseillé d’utiliser les trajets en voiture pour signer des parapheurs à la chaîne … Je pensais qu’elle exagérait. Mais, plus le temps passait, plus je m’étais mise à rentabiliser chaque minute. Et c’est spécialement vrai à la culture, où vous n’avez ni soirée ni week-end. J’ai souvenir de semaines qui s’enchainaient tous les jours de huit heures du matin à minuit. Ça ne s’arrêtait jamais, d’autant que j’essayais de lire tous les dossiers et les notes ! Je ne voulais surtout pas être une espèce de marionnette qui se rend d’un endroit à l’autre pour lire un discours préparé par d’autres. Ou pire, pour voir le premier acte d’une pièce, puis le second d’une autre … Je trouve cela terrifiant.
Sentiez-vous une pression supplémentaire dans votre approche de la lecture, et notamment des auteurs contemporains, du fait d’être ministre de la Culture ?
Christine Albanel : Disons qu’il y a des livres ou des auteurs qu’il n’est pas possible de ne pas avoir lu. Dans cette catégorie, vous avez Le Clézio, Modiano, Houellebecq… C’est-à-dire les auteurs les plus importants qui nous disent des choses essentielles sur notre époque. En France, un ministre de la Culture doit avoir une légitimité. Avoir lu et lire les grands auteurs fait partie de cette légitimité.
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Voilà votre patience récompensée, chère lectrice et cher lecteur : nous abordons désormais les livres en tant que tels – bien qu’ils ne nous aient guère quittés tout au long de notre discussion. Par moments, j’ai cru déceler une certaine pudeur chez mon invitée à évoquer livres et auteurs qui ont laissé chez elle une empreinte.
La marque de celles et ceux qui se sont construits depuis leur enfance avec eux, voyant les livres comme des compagnons intimes, ou simple réticence à se mettre en avant, propre à son caractère ? Toujours est-il que, comme elle s’apprête volontiers à le reconnaître, les goûts littéraires de Christine Albanel nous portent plutôt hors des frontières françaises, au-delà de l’Oural ou de l’Atlantique – comme un clin d’œil involontaire à celui dont elle suivit l’itinéraire politique, jusqu’à l’Elysée. A la recherche de ces livres qui nous dépassent, de ces ouvrages qui contiennent la quintessence de l’aventure humaine. Un mot, de la littérature.
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Parlez-nous de votre bibliothèque.
Christine Albanel : Elle est classée par ordre alphabétique, parce que je crois que les bibliothèques doivent être commodes (Rires). Si quelqu’un vous emprunte un livre, si vous ajoutez un livre, il doit être facile de le mettre à sa place. Vous y trouverez essentiellement de la littérature, et aussi un certain nombre de biographies, que je place avec les auteurs concernés. En général, les livres de ma bibliothèque sont des livres que j’ai lus, et que j’aime. Mais je ne pratique pas une extension infinie de la bibliothèque : je fais de la place. Périodiquement, lorsque je veux y mettre de nouveaux livres, j’essaie de me débarrasser de certains ouvrages qui n’ont plus tellement d’intérêt à mes yeux.
Quels auteurs ne disparaîtront jamais de vos étagères ?
Christine Albanel : L’immense majorité ! Mais je dirais que seront toujours en pole position Virginia Woolf, William Faulkner, Malcolm Lowry, Carson McCullers.
Mais aussi Dostoïevski, « L’Idiot », ainsi que beaucoup de classiques. Par exemple, j’ai vraiment commencé à lire avec Balzac, vers 12-13 ans.
Il est donc très important pour moi. J’ai d’ailleurs la première édition en Pléiade de La Comédie humaine.
Étiez-vous focalisée sur un genre, un pays, des auteurs en particulier lors de vos années de formation ?
Christine Albanel : Principalement sur le roman, qui a toujours été ma passion et aussi, à un moindre degré, sur le théâtre. J’aime beaucoup Tennessee Williams, Horowitz, Pinter, et en France Nathalie Sarraute, Michel Vinaver, et certaines pièces de Yasmina Reza. S’agissant de l’agrégation, j’ai trouvé plus facile de travailler sur des auteurs qu’on n’aime pas infiniment. Quand vous connaissez trop intimement un auteur, vous n’êtes pas suffisamment étachée pour le « traiter » scolairement. Par exemple, je suis tombée sur Jean Giono pour deux épreuves de l’agrégation. C’est un auteur que j’admire, mais je ne lui voue aucun culte. Contrairement à un ami qui l’adorait : il a eu 1 à la première dissertation ! C’est terrible, il connaissait tout par cœur, mais il se laissait emporter. Parfois, avoir une distance est nécessaire.
Et vos lectures récentes ?
Christine Albanel : J’ai apprécié « Yoga » d’Emmanuel Carrère. Ce que j’aime bien, lorsque je prends du plaisir avec un livre en particulier, c’est de revenir sur cet auteur et de lire ou de relire d’autres livres. Dans le cas d’Emmanuel Carrère, j’ai relu « D’autres vies que la mienne », que j’aime beaucoup, et j’ai lu « Un roman russe », que j’aime beaucoup moins. (Sourires) Cela fait des familles de livres, comme un grenier qui se remplit. Et tout est lié, tout fait sens.
Conseillère culture ou plume, à l’Élysée et ailleurs, venait-on vers vous pour des conseils de lecture ?
Christine Albanel : Oui, et cela marche dans l’autre sens : il y a des gens qui sont toujours ravis de vous dire ce qu’ils sont en train de lire.
Personnellement, quand on me demande ce que je suis en train de lire, j’ai souvent un moment d’hésitation, parce que je lis presque toujours deux livres en même temps. Ces jours-ci, par exemple, je lis « White » de Bret Easton Ellis et « Serge » de Yasmina Reza.
Faisiez-vous des références littéraires dans les discours, notamment ceux de Jacques Chirac ?
Christine Albanel : Dans les discours, il faut faire attention à ne pas se faire plaisir, à ne pas écrire des choses qu’on pourrait dire soi, mais qui ne correspondent pas à la personne pour qui vous écrivez. C’est pour cette raison que je n’ai quasiment jamais mis de citations dans les discours de Jacques Chirac.
Hubert Védrine m’a évoqué la culture littéraire particulière de Jacques Chirac. Il lui a offert la biographie de Gengis Kahn, du japonais Yasushi Inoué : « Le loup bleu ».
Christine Albanel : Oui, il admirait énormément Gengis Kahn. Chirac avait une vraie culture hors-occidentale, et je dirais même anti-occidentale. Il était abonné à toutes sortes de revues, il aimait la littérature russe (il disait avoir traduit Pouchkine), des œuvres chinoises, japonaises. Il aimait même les aventures du Juge Ti, ces romans policiers sous la dynastie des Tang, dans la Chine du VIIème siècle.
Une fois, il se moquait de mon adoration pour Proust : « Oh oui, toi, avec ton Proust … » Je lui avais répondu : « Mais Monsieur, vous n’avez pas lu une ligne de Proust ». Et il m’avait rétorqué : « Oui, mais toi tu n’as pas lu Le Dit du Genji » (Rires) Ce qui était vrai aussi. A la réouverture du musée Guimet après d’importants travaux, je me souviens d’avoir passé près de 5 heures en sa compagnie.
Tout le monde avait les jambes qui rentraient dans le corps, mais Jacques Chirac expliquait chaque objet avec une érudition extraordinaire – y compris aux deux conférencières sensées les lui présenter. Ceci étant, cela a créé une relation avec les pays asiatiques absolument incroyable, car ils se sentaient compris dans leurs cultures.
Quel type de littérature ne vous attire pas – ou moins ?
Christine Albanel : Je suis moins attirée par la littérature allemande, par exemple. Tout comme je suis moins à l’aise avec la littérature onirique d’Amérique du sud.
En revanche, je suis attirée par la dimension mystique du Sud des États-Unis, avec un certain poids humain, la présence du mal. Comme chez Dostoïevski, ce sont des univers qui me semblent immensément romanesques, créateurs de mythes, comme Faulkner, typiquement.
Ce sont des auteurs qui, souvent, vous donnent envie d’écrire. Car on touche à quelque chose qui dépasse les auteurs, à la création d’archétypes. La marque des grands est rarissime, et vous la reconnaissez immédiatement en les lisant.
Vous avez une formation « classique », avec la Sorbonne et l’agrégation. Après ce bagage, vous êtes-vous naturellement orientée vers la littérature contemporaine, hors de nos frontières ?
Christine Albanel : Oui, j’avais envie de cela. J’ai beaucoup lu les auteurs américains comme Paul Auster, Russel Banks, Philip Roth, Alison Lurie, Joyce Carol Oates. Mais les classiques demeurent essentiels. C’est toujours un bonheur de revenir à « L’Éducation sentimentale » ou à « La Chartreuse de Parme ». L’autre soir, j’ai regardé « Le goût des autres » (Jean-Pierre Bacri est décédé quelques jours auparavant, NDLR), et rien qu’entendre un extrait de « Bérénice » m’a donné envie de m’y replonger ! Les vers de Racine sont toujours bouleversants. Mais c’est vrai que les auteurs qui m’ont portée sont plutôt étrangers. Virginia Woolf continue de m’imprégner, par exemple, et les grandes biographies qui leurs sont consacrées ont aussi beaucoup compté pour moi. « Un Cœur de jeune fille » de Josyane Savigneau, sur Carson McCullers, est extraordinaire. Celle de Laure Adler sur Marguerite Duras, aussi.
Peu d’essais ou biographies politiques, donc.
Christine Albanel : Presque pas, à part certaines exceptions. Ainsi, j’admire énormément toute l’« Histoire de la IVème République » de Georgette Elgey et en particulier le dernier volume : « De Gaulle à Matignon, la République des Tourmentes ». C’est extraordinaire. Elle montre dans un style journalistique comment, en l’espace de 6 mois, le Général de Gaulle, dernier président du Conseil, effectue quasiment une œuvre napoléonienne, sur tous les sujets, et jette les bases de la Vème République. J’ai aussi beaucoup aimé l’admirable biographie de Julian Jackson sur de Gaulle.
Avez-vous vos moments où vous offrez un livre en particulier à vos proches ?
Christine Albanel : Oui, ça m’arrive souvent. Par exemple, j’avais adoré « La Cause des livres » de Mona Ozouf, qui est le recueil de ses chroniques littéraires. On y trouve une telle qualité d’écriture, une telle pertinence, une telle justesse … Toute la vérité d’un auteur apparaît à chaque fois qu’elle rend compte de son livre. Que ce soit Simone de Beauvoir, George Sand, Henry James … C’est jouissif. Je l’ai beaucoup offert. Je me souviens également d’avoir offert « Le Royaume » d’Emmanuel Carrère.
Un conseil de lecture, pour terminer ? Ou un livre que vous conseilleriez pour mieux vous connaître ?
Christine Albanel : Pour me comprendre, dans mon goût pour la politique, il faut probablement se tourner vers Balzac, « Le père Goriot », « Les illusions perdues ». Sa lecture m’a permis d’éviter un certain nombre de chausse-trappes lorsque je suis arrivée à l’Élysée à vingt-trois ans. Et dans un autre ordre d’idée, « Au-dessus du volcan » de Malcolm Lowry. Grand livre d’amour et grand livre mystique. Enfin, un livre qui m’a longtemps accompagnée, jeune : « Les lettres à Félice » de Kafka. Sur l’élan littéraire, sur ce qui pousse à écrire, sur la littérature qui envahit complètement la vie – ce livre est formidable.
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Une fois dehors, je retrouve la même sensation que lors des entretiens précédents : celle d’être soudainement assailli par le monde extérieur, par ses bruits, son mouvement, ses lumières. Comme si je sortais la tête de l’eau après m’être laissé emporter au fond de la piscine, retenant mon souffle un moment, les remous étouffés de la surface ne me parvenant qu’à retardement – comme la lumière des étoiles, la nuit. Je désactive le mode « avion » de mon téléphone, aussi, et retrouve messages et notifications plus ou moins urgentes, plus ou moins réjouissantes.
Outre la joie de me plonger dans les livres le temps d’un entretien, je prends un plaisir évident à découvrir mes invitées et invités à travers la littérature, les mots, l’écriture ; il me semble qu’elles ou ils se dévoilent plus ainsi. Pas toujours consciemment, d’ailleurs. Or, bien que tout en maîtrise, Christine Albanel n’a pas dérogé à la règle, entre anecdotes et confidences, y compris sur les grands fauves politiques – dont certaines resteront entre elle, Patrice et moi. Ne m’en voulez pas : privilège de celui qui mène l’interview, comme une clause de confidentialité tacite, en somme, lorsque l’ivresse de la littérature pousse mes invités un peu loin. Et puis, certaines confidences de bibliothèque ne sont-elles pas vouées à y demeurer ?
Tous les entretiens de “la bibliothèque des politiques” sont là