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Mauriac, la volonté d’irriter

BlocNOTESMAURIAC

Cette semaine, Frédéric Potier s’est plongé avec une certaine délectation dans le Bloc-Notes de François Mauriac, réédité par Bouquins, la collection. Une lecture vivifiante dans laquelle il a trouvé des choses inspirantes malgré quelques désaccords importants avec l’auteur. Récit.

Chères ernestiennes, chers ernestiens,

Tous les étudiants bordelais (et c’est mon cas) ont été formés dans le culte des 3 M : Montaigne, Montesquieu et Mauriac. De ces trois géants, François Mauriac est assurément celui dont la postérité est la moins grande. En 2013 l’historien Antoine Compagnon réalisa à la surprise générale un carton en librairie avec son « un Été avec Montaigne » issu de ses chroniques diffusées sur France Inter. Quant à Montesquieu, il reste une référence de premier choix pour tous ceux, intellectuels ou politiques, qui réfléchissent à l’équilibre des pouvoirs. Alain Juppé qui fut, comme chacun le sait, le Maire emblématique de la cité girondine ne résista pas à la tentation de publier un portrait intitulé « Montesquieu le moderne » pour célébrer le 150e anniversaire de L’Esprit des Lois.

Mais revenons à François Mauriac. Sans être un grand spécialiste de sa littérature, j’ai toujours considéré que deux plumes différentes cohabitaient chez lui. D’un côté l’écrivain-romancier tourmenté de la bourgeoisie catholique de province, angoissé par les questions de péché, de salut de l’âme, de rédemption et de charité chrétienne ; de l’autre un journaliste-éditorialiste engagé très courageux, n’hésitant pas à prendre à rebrousse-poil ses admirateurs et le milieu dont il est issu. Le Mauriac écrivain, académicien, prix Nobel en 1952, est – il faut bien le reconnaître – largement tombé en désuétude. Difficile en 2021, à l’heure de #metoo, de comprendre les monologues intérieurs de Thérèse Desqueyroux recherchant le pardon de son mari qu’elle tenta d’empoisonner. Difficile aussi de se retrouver dans « Le sagouin », ouvrage dans lequel Mauriac décrit l’isolement d’un jeune enfant poussé au suicide, souffre-douleur de toute sa famille, dont la mère est suspectée d’adultère avec le curé du coin.

Journaliste visionnaire et iconoclaste

Le Bloc Notes De Francois Mauriac Dans L Express Du 2 Avril 1959 6191552Si le Mauriac-écrivain nous semble le témoin d’un temps passé, celui de la bourgeoisie provinciale et de ses codes moraux étouffants, le Mauriac journaliste-éditorialiste reste d’une étonnante actualité. Visionnaire et résolument iconoclaste, Mauriac a tenu de 1952 à 1970 un bloc-notes qui fut la caisse de résonance de tous les débats de la France de l’après-guerre. Publié par L’Express puis par Le Figaro, le bloc-notes est un monument historique et journaliste que les éditions Bouquins et Mollat (bientôt le 4e M bordelais ?) ont eu la bonne idée de réunir en deux tomes.

De sa plume très libre, vive et mordante, François Mauriac ne cessa de dénoncer les turpitudes de la classe politique française (et en premier lieu des députés chrétiens-démocrates du MRP).

Farouche supporter de Mendès-France sous la IVe République, il se rallie définitivement à De Gaulle sous la Ve République sans jamais renier son amitié pour François Mitterrand. En revanche les Guy Mollet, Georges Bidault, Edgar Faure, Jean Lecanuet et autre René Coty eurent droit régulièrement à des volées de bois vert.

Décolonisateur, très attentif à la condition féminine et aux aspirations de la jeunesse, Mauriac incarne un subtil mélange de conservatisme moral et de progressisme politique. Rallié à la République malgré elle, Mauriac implore ses contemporains de ne pas fermer les yeux sur la torture en Algérie, sur le totalitarisme soviétique ou encore sur la faiblesse des autorités officielles françaises.

Extraits choisis du premier tome : « je suis peut-être le seul aujourd’hui à pouvoir dire ce que je crois vrai sans me soucier d’aucune consigne. (…) Mon rôle à moi est de déranger l’interprétation officielle des événements (…) la politique, de toutes les activités humaines, est celle où le hasard joue le moins, où la valeur des hommes compte le plus et où leur inexpérience se paie le plus cher » (14 février 1956). Féru de politique, le Bloc-notes nous fait découvrir un Mauriac écolo, bien avant que le terme ne soit consacré. Mauriac/Hidalgo, même combat : « Une motorisation généralisée manifeste au-dehors la maladie dont cette civilisation crèvera » (27 avril 1956) !

Sur l’Algérie, l’armée française et De Gaulle, il fait preuve d’une clairvoyance rare : « à partir du jour où il incarnera l’État, il faudra bien pourtant que ceux qui se réclament de son nom lui obéissent » (29 mai 1958) ; « Dans la dislocation des empires d’outre-mer, Charles de Gaulle est pris entre les furieuses marées nationalistes et les intérêts qui s’accrochent désespérément au terrain ; et sur un plus vaste théâtre, entre l’Occident capitaliste et libéral et et cette humanité marxiste qui pullule à l’Est, mais qui y pullule en ordre, si l’on peut dire, dans un ordre terrifiant » (19 septembre 1958).

Mauriac ne s’est pas beaucoup trompé

De fait, la lecture du Bloc-notes montre que Mauriac se sera finalement très peu trompé, ni sur les hommes ni sur les événements historiques, à un moment où il était de bon ton d’avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Raymond Aron.

La lucidité ne manqua pas à Mauriac, même au soir de sa vie lorsqu’il observe avec une pointe d’ironie les événements de Mai Mauriac1968. Reprochant au Gouvernement son entêtement à ignorer les revendications étudiantes, il rappelle toutefois avec force que rien de bon ne peut sortir de la destruction de l’État.

Il formule d’ailleurs à cette occasion un avertissement d’une surprenante actualité à l’égard des autorités ministérielles de la Ve République : « la stabilité ministérielle, avec tous ses bienfaits, entraîne un péril certain : elle installe ceux qui en bénéficient dans une fausse sécurité, qui, en France, n’existe pas – ou enfin qui existe moins qu’ailleurs et qui souvent, au cours de l’histoire, s’est trouvée détruite d’un seul coup, sans que le destin ait crié gare » (17 juin 1968)

Je me permettrais cependant d’avouer un certain malaise à la lecture des passages concernant Charles Maurras, que Mauriac a toujours combattu avec vigueur, mais dont il explique l’extrémisme par la vindicte de la IIIe République « radicale maçonnique » (sic) à l’égard des catholiques français. Mais puisque l’infaillibilité est réservée au Pape, pardonnons à Mauriac cette rare erreur de jugement à propos de celui qui fut un anti-républicain résolu, un théoricien implacable de l’antisémitisme d’État et du nationalisme intégral. Je renvoie sur ce point à l’excellente tribune de Paul Salmona dans Le Monde :« A quoi sert la mise au ban de Maurras par la justice si l’amnésie vient la recouvrir ? »

Au-delà des réflexions politiques, Mauriac nous guide avec délectation et érudition, au gré de ses lectures, sur les pas de ses contemporains : Malraux, Bernanos, Camus, Saint-John Perse, Ionesco…

Je vous invite donc à aller picorer avec bonheur dans ces chroniques jamais égalées qui témoignent « d’une pugnacité de ton alliée à une vivacité de style qui défient le temps » comme le note justement Jean-Luc Barré dans son introduction joliment intitulée « la vocation d’irriter ».

Le bonheur de penser en homme libre, la joie d’espérer, la liberté d’écrire sans céder aux humeurs du temps, un triptyque somme toute très bordelais cultivé avec un immense talent par un Mauriac à redécouvrir d’urgence.

Tous les essais transformés de Frédéric Potier sont là.

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