“Impossible” est sûrement notre livre préféré de 2020. Un chef d’œuvre en 176 pages où vérité, fraternité, amour, engagement et désillusions se côtoient. Un moment magique de lecture. Nous sommes donc allés en parler avec Erri de Luca.
Photos Patrice Normand
Quand lors de la rentrée littéraire nous avons lu et ADORE le livre puissant, indispensable, incisif, émouvant, vertigineux, entêtant d’Erri de Luca (nous vous en parlions ici et là), nous rêvions de partir dans la campagne romaine pour vous emmener à la rencontre d’Erri de Luca. Cet homme malicieux, espiègle aux yeux d’un bleu renversant et dont la voix nous rappelle celle d’un parent qui nous lisait des histoires jadis. La COVID-19 nous en a empêché. Pas grave, nous avons discuté, malgré tout, avec Erri de Luca. De la fraternité, de l’impossible, de la lecture, du rôle d’un écrivain, et tout simplement de la beauté du monde. Celle qui est dans les livres de l’auteur italien. Régalez-vous de sa poésie et lisez, offrez et relisez impossible, il sera un pont entre vous et celles et ceux à qui vous l’offrirez. Comme un dialogue ininterrompu.
L’Impossible n’existe pas jusqu’à ce qu’il arrive, écrivez-vous. Au fond, l’impossible ressemble à une constante de notre vie, pourquoi ?
Erri de Luca : Nous sommes charmés par le calcul des probabilités, par la statistique. Mais les événements de la vie agissent souvent contre toute prévision, ou modèle mathématique. L’impossible se manifeste et s’impose, comme le miracle ou la disgrâce. Au fond, la vie est invraisemblable.
Il y a une réflexion profonde sur ce que s’engager veut dire. Sur ce que signifie l’engagement pour ce vieux militant et pour le magistrat. L’engagement existe-t-il toujours ?
Erri De Luca : L’engagement au sens de participation collective, militante, n’existe plus aujourd’hui. En revanche, l’engagement de sa propre conscience, lui existe. Avec la conscience, on ne peut pas tricher.
Il y a une dimension socratique dans ce dialogue. Même s’il y a forcément une inégalité profonde entre les deux. A quoi sert le dialogue, au fond ?
Erri de Luca : Dans un interrogatoire il n’y a pas de dialogue, il y a l’accusation et la défense. Dans ce genre de pourparlers que j’ai connus, le magistrat voulait simplement confirmer son hypothèse de crime.
Mais, dans cette histoire, se produit un dérapage vers un dialogue à cause de deux conditions : le magistrat est beaucoup plus jeune et il ne connait pas les années de l’engagement révolutionnaire, en plus il ne connait pas la montagne. Il a pourtant une curiosité et un intérêt qui dépasse la procédure de l’enquête.
En tant que lecteur la forme de dialogue m’a fasciné. Elle est plutôt ignorée par les romanciers, pratiquée plutôt par le théâtre et les scénaristes. J’ai en mémoire les dialogues écrits par Giordano Bruno, plutôt que ceux de Platon.
Je trouve qu’il y a aussi dans ce magnifique livre une réelle réflexion sur l’amour et sur ce que veut dire aimer et être en couple. Deux extraits me font dire cela : « tu es une femme au cœur du monde. « J’ai toutes une variété de bonheur avec toi, tu ne m’en as pas privé, tu en as même inventés que je ne pouvais pas imaginer. Ils sont faits sur mesure pour moi et ne pourront se reproduire à l’identique avec aucun autre (…). Tu es une femme au cœur du monde. S’il t’arrive d’éprouver un désir impérieux pour un homme, tu l’exprimes et tu le satisfais. J’espère que tu ne tomberas pas amoureuse, mais quand bien même, je t’aime tant. Le bonheur que tu saisis avec un autre ne m’enlève rien de toi. Tu ne pouvais trouver ce bonheur avec moi ». L’autre extrait est celui dans lequel le militant écrit « Nous sommes des deuxièmes fois ». La vision du couple et de l’amour portée dans ces mots est moderne…Était-ce aussi pour vous une façon de dire que cet amour était peut-être le seul engagement qui nous restait aujourd’hui et aussi un moyen de nous dire ce que peut être l’amour ?
Erri de Luca : J’ai prêté au personnage en prison mon expérience amoureuse, mon évidence de ne pouvoir pas suffire à une femme. Il s’agit pour moi d’admettre mon infériorité qui exclue de facto le sentiment de possession et multiplie ainsi toutes les possibilités d’entente. Cela nous offre une immense liberté et une plus grande sérénité. Je ne sais pas si est un amour moderne, je le dirais modeste. En revanche, ce que je sais c’est qu’il contient tout le bonheur possible.
Le « 20e siècle est incompréhensible pour ceux qui sont venus après » écrivez-vous. Est-ce pour cela que pour le faire comprendre, vous passez par la vie des gens et des personnes ?
Erri de Luca : Le vingtième siècle est si énorme qu’il échappe à l’Histoire proprement dite en tant que matière et que récit. Pour l’appréhender la seule solution possible est de le faire à travers les individus, les étincelles, les éclats d’une forêt abattue par le bûcheron. C’est pour ça que le cinéma est l’archive du XXe siècle et son historien majeur est Charlie Chaplin.
Le 21e siècle est-il compréhensible pour ceux qui sont nés au 20è ?
Erri de Luca : « Le monde s’est retourné comme un gant. Ce XXe siècle est un temps si périmé qu’il est incompréhensible pour ceux qui sont venus après », assène d’ailleurs l’accusé au magistrat qui l’interroge. Il est en colère. Toutefois, il est vrai que ce siècle est aujourd’hui difficile à envisager pour ceux qui ne l’ont pas vécu. Mon âge avancé aide à comprendre et à reconnaitre les coulisses des événements.
Je suis un meilleur observateur aujourd’hui, mais ça peut signifier que j’étais mauvais avant. L’épidémie a présenté une facture à notre espèce vivante, on commence à faire face aux dettes avec l’obligation d’un principe d’humilité, car le créancier est exigeant.
Un passage m’a beaucoup plu aussi c’est le suivant : « Je lui ai parlé du sentiment de fraternité. Elle est avec la liberté et l’égalité dans la devise de la Révolution française, mais elle est différente. On se bat pour obtenir ou pour défendre une liberté, une égalité. Pour la fraternité, on ne peut pas. Qu’est-elle donc alors ? C’est le sentiment qui réunit les fibres d’une communauté, en renforce l’union et produit l’énergie nécessaire afin de se battre pour la liberté et l’égalité. La fraternité est un sentiment politique par excellence. Elle n’exclut personne ». Cela existe-t-il encore ?
Erri de Luca : La fraternité existe par nécessité. Elle est le sentiment qui permet aux fibres d’une communauté de resserrer ses liens pour se battre, se défendre, survivre. Mais on ne peut pas la programmer, la convoquer pour un rendez-vous. Elle se manifeste toute seule et quand elle est présente on la reconnait sur le visage des gens.
« Soyons réalistes, exigeons l’impossible », c’était un slogan des années 70. Peut-on contrôler l’impossible ?
Erri de Luca : L’impossible est intraitable, on ne peut pas le mettre à l’ordre du jour. Mais on peut toujours acheter un billet de la loterie.
Qu’est-ce que pour vous une bonne histoire ?
Erri de Luca : Celle qui me fait sauter l’arrêt du train à ma gare de destination et me fait poursuivre le voyage. Une autre sorte de voyage démarre alors.
Quel est selon vous le rôle d’un écrivain ?
Erri de Luca : Bien écrire ses pages et ressentir une grande affection pour la personne qui les lira.
Quels sont les auteurs qui vous ont donné le goût de la lecture et puis de l’écriture ?
Erri de Luca : Un wagon de livres a fait de moi un lecteur heureux, je ne voudrais exclure aucun auteur donc je renonce pour éviter une liste à la Prévert et ne pas prendre trop d’espace dans votre journal à les nommer.
Mais il y a une dissociation complète en moi : le lecteur que je suis ne connait pas celui qui écrit, qui se trouve à compiler des variations d’histoires déjà plusieurs fois écrites, sans le savoir. La lecture, pour moi, n’est pas une nourriture, c’est un moyen de s’entretenir, sans doute le meilleur. Je ne mange pas les livres, je les touche, et mon désir est d’être touché.
Vous êtes un grand lecteur de la Bible. Vous vous définissez pourtant comme agnostique. Que vous apporte donc cette lecture ?
Erri de Luca : Encore une fois ma réponse est stupide : je reçois du bonheur quotidien en me réveillant dans le noir du jour me procurant un passage dans un désert. La langue hébraïque ancienne est un espace vide dans lequel je regarde par terre et je lis ses lettres cailloux. Il s’agit d’une habitude physique qui me permet d’entrer dans une nouvelle journée.
Dans cette période particulière que le monde traverse, la mort s’est à nouveau invitée dans nos esprits. Qu’est-ce que cela vous inspire que les gouvernements aient choisi de défendre la vie ?
Erri de Luca : Dans cette période, est revenue la peur, la vraie, dans la vie des personnes, dissipant toutes les autres, moins consistantes. La première nouvelle est le bulletin des morts et des contaminés, la priorité est la santé publique et non l’économie, ou la Bourse. C’est un renversement historique qui, espérons-le, augure d’une nouvelle entame dans la relation que les citoyens entretiennent avec l’État. Les données sont claires, les mesures à adopter sont immédiatement vérifiables.
Notre critique d’Impossible est là.
L’entretien d’Erri de Luca avec Alain Louyot sur son Tracts autour des migrants est là
Tous les entretiens d’Ernest
Effectivement pour moi , c’est le meilleur livre de l’année.
Particulièrement la forme est très originale, le dialogue avec le juge et les lettres à sa bien aimée avec deux polices différentes.
Sur le fond j’ai beaucoup apprécié la vision de la relation amoureuse perçue avec d’autant plus d’intensité qu’elle est vécue dans l’isolement d’un cachot. J’ai admiré la modestie clairvoyante et généreuse de l’homme qui admet qu’il ne peut suffire à une seule femme .
Muriel Laroque
[…] : Impossible d’Erri De Luca (Gallimard) (Chez Ernest aussi, nous avons adoré ce livre. Ici et là). L’histoire se passe en montagne. Mon ami est un grand marcheur. L’intrigue tourne autour […]