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“Et vos mères dans tout ça ?”

Taylor Deas Melesh 8EQTXMqr0vg Unsplash

Après nous avoir donné la clé philosophique pour échapper aux débats imbéciles en cultivant notre esprit d’enfance, Jérémie Peltier nous invite désormais à être toujours les enfants de nos mamans. Avec un cœur de rockeur. Avec lui : Weyergans, Fitzgerald, Adèle Van Reeth, Renaud, Julien Clerc et Bukowski. Bonne fête aux mamans de nos cœurs.

Ouverture du courrier. Lecture de lettre.

Objet : Dépassement de la durée autorisée de votre facilité de caisse.

Merde. La fête est finie ?

Peu importe les menaces, rien ne pouvait mettre à mal l’ambiance digne d’une finale de Coupe du monde qui régnait sur le pays en ces jours ensoleillés, quand les parcs et les pelouses étaient redevenus accessibles aux amoureux de la nature que nous sommes.

On s’est pris pour des Bukowski en puissance, des individus pour qui il y a toujours une bonne raison de boire :

« S’il se passe un truc moche, on boit pour essayer d’oublier ; s’il se passe un truc chouette, on boit pour le fêter, et s’il ne se passe rien, on boit pour qu’il se passe quelque chose », nous dit-il dans Women, publié en 1978.

Ernest 86Bien que devenus toutes et tous des bourgeoises et des bourgeois dans nos têtes, il se passait quand même un truc chouette ces derniers jours. Alors on s’est mis subitement à assumer le fait de boire des canettes dans la rue comme des clochards qui enchaînent des 8.6 à toute heure, cette fameuse bière du groupe Bavaria, dont Le Parisien [1] nous indiquait qu’elle était devenue dans l’imaginaire collectif la bière de la rue et des fêtes, celle des zonards et des punks à chien, des jeunes en quête d’ivresse pour presque pas un rond. Sachez d’ailleurs que 100 millions de canettes s’écoulent chaque année en France, et que la canette de 50 cl est le sixième produit le plus scanné aux caisses des grandes surfaces, derrière les eaux Cristalline et autres bouteilles de Coca-Cola. Vous dormirez moins cons, c’est toujours ça de pris.

Heureusement, la vie de clodo n’a duré qu’un temps. Et oui. Les « terrasses » sont de retour, nous permettant enfin de reprendre des cafés à 4 euros, des bières à 8 (alors que la 8.6 citée ci-dessus coûte 1,20 euros sur le site de Carrefour ) et des planches mixtes à 18.

Et oui, vous avez retrouvé les fameuses planches mixtes. Je crois d’ailleurs que l’humanité se distingue en deux catégories : les adeptes de la planche charcuterie / fromage / vin et les adeptes du kebab salade/tomates/oignons. De là à parler de lutte entre les noirs et les blancs, il n’y a qu’un pas, mais que nous ne franchirons pas, en tout cas pas tout de suite. D’ailleurs, dans planche, il y a « mixte ». C’est un début de vivre ensemble. Que ça vous plaise ou non.

Parenthèse : à force d’entendre « réouverture des terrasses », je n’ai pu m’empêcher d’avoir une pensée émue pour Xavier Dupont de Ligonnès (le vrai, pas le vieux des Yvelines à qui il manque un doigt), chez qui la réouverture des terrasses a dû évoquer un souvenir ému de sa famille. Nous ne l’oublions pas.

Bref. Les terrasses ont rouvert. La vie est redevenue belle. Presque comme avant.

Presque, car on ne peut, malgré tout, plus trop s’embrasser en public, au risque de susciter les regardes désapprobateurs des 65 millions de nouveaux médecins que la crise de la Covid a fait naître. Il faut donc s’embrasser en cachette, ou ne plus s’embrasser du tout, sous peine d’être fusillé.

Cette nouvelle peur des bisous est sans doute la raison pour laquelle, subitement, on ne peut plus embrasser les flics. Alors qu’il y a encore peu, souvenez-vous, on le faisait, comme Renaud nous le racontait :

« Nous étions des millions, Entre République et Nation

Protestants et catholiques, Musulmans, juifs et laïcs

Sous le regard bienveillant, De quelques milliers de flics

Solidaires avec ceux de Charlie

(…)

Et j’ai vu, et j’ai vu, Le long du trottoir un flic

Qui avait l’air sympathique

Alors je l’ai approché, Et j’ai embrassé un flic

J’ai embrassé un flic

Entre Nation et République

J’ai embrassé un flic, Ça change des coups de triques

En attendant, par mesure d’hygiène donc, nous sommes à deux doigts d’inventer une journée mondiale sans flics. Je le sens. Selon Mathieu Kassovitz, les policiers ne devraient pas porter d’arme à feu, et les effectifs devraient être drastiquement réduits, pour la sécurité et le bien-être de tous les Français [2]. Je me demande pourquoi on n’y a pas pensé. Merci beaucoup pour cette idée.

Une journée sans flics. Et pourquoi pas ? Cela ne ferait qu’une 564ème journée utile et fondamentale de plus. Selon le site journee-mondiale.com, il y aurait actuellement 563 journées mondiales au calendrier. Je vous informe pour votre gouverne que ce samedi, c’était par exemple la journée mondiale du jardinage nu, que le 11 juin se tiendra la journée mondiale de la santé du pied, le 13 juin la journée mondiale du tricot (en même temps que la journée mondiale de la poupée), le 4 juillet la journée mondiale du naturisme et le 17 juillet la journée mondiale des émojis (la liste complète est ici ).

Et si on instaurait une journée mondiale sans vélo ?

Du coup, je propose en plus une 565ème journée qui serait la journée mondiale sans vélo. En effet, sachant qu’il existe déjà laPulpbukowski  célèbre journée mondiale sans voiture, je pense qu’il serait bon par mesure d’égalité d’instaurer la journée sans vélo, afin de faire souffler tous nos nouveaux cyclistes. Par ailleurs, cette journée pourrait être mise à profit afin qu’on enseigne à ces petits choux en deux roues aux allures de Play mobiles ce que signifient les signaux « feu rouge » ; « feu vert » ; « feu orange ». Comme tout nouvel arrivant dans une collocation, si personne ne leur dit rien, ils ne peuvent pas connaître les règles.

Et pendant qu’on y est, je propose une 566ème journée qui serait la journée mondiale du contrôle anti-dopage des cyclistes. Par mesure d’égalité vis-à-vis des conducteurs d’engins polluants pour qui le permis est remis en jeu chaque soir lors de chaque virée au PMU. En effet, il ne faudrait pas que se développe dans notre pays une situation inégalitaire vis-à-vis de la boisson entre cyclistes et automobilistes, inégalité qui viendrait s’ajouter à une inégalité qui existe déjà entre ces deux catégories de la population : celle de se garer :

« Aujourd’hui on ne conduit plus, on passe son temps à essayer de se garer, et les parkings sont au-dessus de mes moyens », nous dit Bukowski dans Pulp, publié en 1994.

Bon, et si toutes ces journées mondiales vous paraissent un peu factices (ce que je peux comprendre), on peut aussi proposer de toutes les supprimer. D’abord pour nous laisser vivre en paix (on n’aspire qu’à ça).

Le seule journée qui doit demeurer jusqu’à la fin des temps : la fête des mères

Ensuite, et surtout, les effacer pour ne garder qu’une seule journée, la seule qui vaille de demeurer jusqu’à la fin des temps, la seule qui mérite de survivre à toutes les belles inventions de notre société : la fête des mères.

Ernest Vie Ordinaire Van ReethPour celles et ceux qui ont la chance d’avoir encore une maman sur terre, le confinement a été un moment où le coup de fil à votre mère est devenu plus régulier que par le passé. Alors qu’elle savait où vous étiez. Et que vous saviez où elle se trouvait. Peu importe. Il fallait s’appeler. C’était le petit « Ca va ? » dont on parlait dans une précédente chronique pour Ernest, le seul « Ça va ? » vraiment sincère d’une journée, c’est le « Bon, comment vas-tu ? » dont nous parle la philosophe Adèle Van Reeth dans son formidable livre tout juste publié chez Gallimard La vie ordinaire [3] :

« Elle veut vraiment savoir comment je vais, non pas à l’instant où l’on se parle mais en général, si mon existence me convient, si je suis heureuse, si je me bats comme il faut, si je ne suis pas dépressive (…). Répondre « bien », c’est parfois mentir, mais répondre « mal », c’est déclencher un cataclysme. La question qui est vraiment posée n’est pas : « comment vas-tu ? » mais : « ai-je été une bonne mère ? ». Je m’en sors généralement pas un « ça va » suffisamment neutre pour laisser entendre que je ne souhaite pas développer ».

Appeler sa maman, c’est avoir l’assurance au moins une fois dans votre journée que la question « Ça va ? » est posée vraiment de façon sincère et teintée de gravité.

Appeler sa maman, c’est vous obliger aussi à sortir du petit rôle que vous jouez au quotidien, c’est l’un des seuls moments où vous parlez à quelqu’un qui est certain de vous connaître, quelqu’un à qui « on ne la fait pas » :

« Nous sommes ce que les parents (au sens large) ont décidé que nous étions, et ils ont forcément raison puisqu’ils nous ont vu naitre. Aucune métamorphose possible. Les révolutions internes sont accueillis comme des sauts de puce, avec un sourire ironique. Tu crois changer, mais je sais qu’il n’en est rien ; moi qui t’ai vu naître, je te connais mieux que toi-même » [4].

N’oubliez pas que votre mère pense toujours que vous l’avez abandonnée

N’oubliez jamais que votre maman pense aussi, dans un coin de sa tête, que vous l’avez abandonnée. Et que la tristesse engendrée par cette idée est sans comparaison aucune avec vos tristesses à vous. Dans sa formidable trilogie, Le père, la mère, le fils, Florian Zeller décrit parfaitement ce sentiment à travers le personnage de la mère, dans la pièce qui porte le même nom [5] :

– La mère : Tu crois que tous les fils sont comme ça ? Je veux dire, aussi ingrats…

– Le père : C’est dans la nature des choses, je suppose.

– La mère : Ils disparaissent de nos vies, ils nous abandonnent sans se retourner.

– Le père : (tendrement) Chut

– La mère : (émue) Et il nous reste que le souvenir de ces matins, très tôt, où il fallait se lever pour leur préparer le petit-déjeuner. Oui. Les tartines et le lait. Et ensuite on partait à l’école (…).

Vous l’avez sans doute compris et vu, la crise et l’après-crise sont des moments où l’on s’est mis à réfléchir et à débattre de ce qui est essentiel, aux « biens essentiels », aux « biens de première nécessité », aux déplacements « essentiels et non essentiels », et par opposition à ce qui est superflu et inutile. C’est donc le bon moment pour dire qu’aller voir sa mère est un bien essentiel et un déplacement essentiel, et qu’il est grand temps d’abandonner terrasses, manifestations et planches de charcuterie pour passer quelques jours chez votre mère, au risque de le regretter, comme François Weyergans dans son roman, Trois jours chez ma mère [6], roman qui lui a valu le prix Goncourt en 2005 :

« Il se pourrait bien qu’un jour je regrette à mon tour non pas d’avoir trop peu parlé à ma mère puisque je lui téléphone presque chaque soir, mais de l’avoir trop peu vue, surtout depuis quelques années. Ma chère mère octogénaire est plus radicale que moi. Au téléphone elle a résumé la situation : « Finalement, je ne t’aurai pas beaucoup vu dans ma vie ».

Maman, cette année, à cause de l’école à distance, la maîtresse n’était pas là pour nous aider à te faire un collier de nouilles, un bracelet en haricot ou une boîte à bijoux Caprice des Dieux.  Malgré cela, j’espère que tu m’aimes encore. Même si je suis un mâle blanc et que je suis pas très fort.

Je reviendrais à la maison, quelques temps, pour écouter des vieilles cassettes de Marlène Jobert, comme avant. Et pour remplacer les cadeaux en pâte à sel, je vais t’offrir un diamant gros comme le Ritz, comme dans la nouvelle de Fitzgerald [7].

Plus de collier de nouilles ni de porte-serviettes. On ne peut plus embrasser les flics ni embrasser Paulette sur sa bicyclette. Mais on a toujours un cœur, de rocker, pour embrasser nos mères.

Avec mon cœur de rocker

J’ai jamais su dire, “je t’aime”

Oui, mais maman, j’t’aimais quand même

Comme personne t’as jamais aimée

Toutes les chroniques de Jérémie Peltier sont là.

[1] « Les grands ratés du marketing : la bière de la rue, l’image qui colle à la peau de la 8.6 », Le Parisien, 24 juillet 2019 : https://www.leparisien.fr/economie/les-grands-rates-du-marketing-la-biere-de-la-rue-l-image-qui-colle-a-la-peau-de-la-8-6-24-07-2019-8122575.php

[2] https://www.voici.fr/news-people/actu-people/mathieu-kassovitz-lacteur-et-realisateur-devoile-son-point-de-vue-sans-filtre-sur-la-police-681909

[3] Adèle Van Reeth, La vie ordinaire, Gallimard, juin 2020

[4] Adèle Van Reeth, Op.Cit

[5] Florian Zeller, La mère, 2020

[6] François Weyergans, Trois jours chez ma mère, Grasset, 2005

[7] F.Scott Fitzgerald, Le diamant gros comme le Ritz, nouvelle extraite de Contes de l’âge du jazz

2 commentaires

  • Merci pour ce moment de douceur….aigre douce

  • […] Depuis notre dernière chronique le 6 juin dernier, nous n’imaginions pas que tout allait redevenir aussi normal. Aussi banal. Que La Poste, après sa longue sieste, allait reprendre son service si rapidement, comme si de rien n’était, pour déposer quotidiennement dans nos boîtes aux lettres non pas des lettres enflammées de nos amours nouées pendant le confinement, mais des notifications de contravention (d’ailleurs, on appelle encore « boîte aux lettres » ce qui ressemble aujourd’hui davantage à une boîte à factures/à prospectus/à URSAFF. Une boîte à emmerdes, en somme, et non une boîte aux lettres. De dangereuses missives, mais aucune liaison dangereuse. Même pas une lettre de corbeau comme en avait droit le p’tit Greg). […]

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