Vous aussi, vous l’avez remarqué cette nouvelle forme de langage ? Ces mots nouveaux : “gestes barrières”, “hydroalcoolique”, “FFPP2” etc… Ce langage du confinement et du surgissement de l’inattendu dévastateur. Pour faire face, certains achètent du Papier toilette, d’autres fond les carreaux. Jérémie Peltier, lui, s’interroge : où sont passés nos mots ? Ceux que nous aimions et qui nous permettaient de nous engueuler tranquillement, sans gestes barrières ? Il livre, ici, une réponse tout en nuances et en finesse. Une chronique d’arrêt d’urgence essentielle pour mettre des mots sur nos maux.
L’ennui, c’est la mort. C’est une petite mort. L’ennui et la mort ont la lutte en partage, c’est le combat d’une vie pour ne pas les croiser sur notre passage. Et quand on s’ennuie, on pense un peu plus à la mort.
Alors pour échapper à l’ennui dans la situation que nous vivons, on regorge d’imagination. Souvent pour se rassurer soi-même, ou pour montrer aux autres via nos réseaux sociaux qu’à défaut d’avoir une vie intérieure – qui serait pourtant suffisante pour « passer le temps » -, on a de quoi s’occuper dans les tranchées.
Certains regardent chaque après-midi le film avec Jean Reno (qui ne s’appelle donc pas Léon, heureux de l’apprendre) que nous propose quotidiennement France Télévision depuis notre enfermement, d’autres prennent un « petit verre », un « petit fond de Martini » (de moins en moins petit), les plus frimeurs se mettent à faire des osso-buco (et non un osso-buccal), alors que les exilés ont tondu la pelouse ou ont tondu leur chat(e) (ils s’entraînent en réalité pour le moment où il faudra tondre des millions de mignons gazons intimes après la crise).
Faire les carreaux pour faire passer la lumière ?
Dans ce grand théâtre, il y a même des hommes qui jouent à faire n’importe quoi (illustration même de la déglingue, cf chronique précédente), par exemple en indiquant fièrement à leurs amis qu’ils ont passé la journée à faire les carreaux. Faire les carreaux ! En voilà une drôle d’idée. Au bout d’une dizaine de jours donc, tout s’est évaporé : nos repères, nos places, nos rôles, la juste répartition entre activités nobles et tâches ingrates. Quelle faible capacité de résistance avons-nous dès qu’une difficulté survient dans nos vies ! Attention messieurs : « il faut que tout change pour que rien ne change » est une escroquerie. Si tout change, tout change. Point. A force d’entendre que « Rien ne sera plus comme avant », je vous assure que ça va vraiment arriver et qu’on va se faire avoir comme d’habitude. Ceux qui ont oublié leur honneur et leur virilité pour obtenir la paix du couple durant ce confinement (à d’autres, la situation a imposé la paix du slip sans aucune négociation) seront fusillés à la libération, qu’ils en soient conscients.
Mais à y réfléchir, je me suis demandé : et si « faire les carreaux » comme ils disent, ce n’était pas d’abord un acte inconscient pour permettre aux rayons du soleil de passer plus aisément, pour remettre un peu de chaleur dans les cœurs ? En somme, si les hommes se mettaient à faire les carreaux, peut-être était-ce pour redorer la vue et redorer la vie, et échapper autant à la mort qu’à l’ennui ?
Dans son extraordinaire recueil, Petits poèmes en prose [1], Charles Baudelaire raconte dans son poème, « Le mauvais vitrier » qu’un homme, un matin, en ouvrant sa fenêtre, est soudainement pris d’une haine « despotique » envers un vitrier qu’il aperçoit dehors. Il lui hurle dessus de sa fenêtre :
« Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! »
Avoir des vitres qui fassent voir la vie en rose, ainsi était peut-être l’objectif de ces hommes acteurs qui se mettaient soudainement à faire les carreaux ?
Problème : dans la merde dans laquelle nous sommes, force est de constater que nous n’avons aucunement assisté à une ruée sur les Monsieur Propre ou autre Ajax Triple Action contrairement à ce que l’on a pu constater avec le Papier Toilette Lotus XXL par exemple, ce qui m’amène à penser que nos fesses sont plus propres que nos vitres, et que la lumière a plus de chances de passer par derrière que par les fenêtres (c’est mon fil rouge depuis le début de ces chroniques). Par conséquent, remettre du beau afin d’échapper à la mort ne passera pas uniquement par les vitres et par des verres roses, rouges, bleus. Ce n’est pas une question de lumière.
Remettre du beau n’est pas non plus une question de décor. Même si les différents soldats qui passent leur vie à se filmer sur Skype mettent beaucoup de soin à choisir leur fond de scène – parfois une cheminée, parfois une bibliothèque -, cela ne tient pas : on sait qu’à seulement quelques mètres d’eux se trouvent peut-être un enfant en train d’avaler sa morve ou Micheline en train de regarder « Plus Belle la vie » la bouche pleine de Monster Munch. Dans notre théâtre, lutter contre l’ennui et donc contre la mort ne passera pas par la lumière, ne passera pas par le décor. L’enjeu, c’est le son, et les mots qui composent ce son.
Et le problème mes amis, c’est que les mots qui sont venus se taper l’incruste dans nos chaumières et dans nos oreilles sont des mots qui sentent moins la rose que la mort. Ces mots sont venus entraver notre train-train quotidien, sont venus embuer notre univers sonore et cambrioler nos apparts.
J’ai tenté de dresser une petite liste non exhaustive des mots à rayer de la carte à la libération :
« Réanimation » ; « Ventilation » ; « Assistance » ; « Respiratoire » ; « Oxygène » ; « Épidémie » ; « Pic » ; « Covid-19 » ; « Pandémie » ; « Confinement » ; « Attestation » ; « Huit clos » ; « Tests » ; « Chine » ; « Hôpital » ; « Chloroquine » ; « Pandémie » ; « Patients » ; « Gel » ; « Hydroalcoolique » ; « Dépistage » ; « Courbe » ; « Contagion » ; « Désinfection » ; « Molécules » ; « Doliprane » ; « Gestes barrières » ; « Soin » ; « Prendre soin » ; « Pangolin » ; « Tousser » ; « Coude » ; « Guerre » ; « Armée » ; « Masques » ; « FFP2 » ; « Take care » ; « Abstinence » ; « Courses » ; « Pâtes » ; « Skype » ; « Bises masquées » ; « Poupée gonflable » ; « PornHub »…
Sauvons la chambre et le lit
Voici ce que j’appelle le sac des mots sales, comme on fait le sac des affaires à donner quand on range nos placards l’été. Je vous propose de poser ce sac dans un coin de votre chambre, et quand on sortira, jetez-le dans la première poubelle venue.
Bon, néanmoins, il ne faut pas mettre tous les mots dans le même sac. Il y a deux mots de cette crise à ne pas jeter, deux mots à sauver, deux mots qu’il faudra nettoyer, astiquer, balayer au moment de la sortie : « Chambre » (nombre de) ; « Lit » (nombre de). En effet, comment les deux mots les plus importants de nos vies et de notre langue sont-ils devenus la définition de l’enfer qu’on ne veut absolument pas rejoindre ? On dirait deux joueurs de football has been, en déclin, qui ont eu leurs heures de gloire mais qui n’ont pas fait le boulot pour rester au top et ont perdu de leur attractivité.
Je vous le demande, il va bien falloir s’occuper de ces deux mots quand nous serons sortis. Ils vont avoir besoin de beaucoup d’attention et de beaucoup de tendresse pour se remettre à bien jouer. N’hésitez pas à les entraîner longtemps, à les malaxer longuement dans vos bouches et ce durant plusieurs heures afin qu’ils retrouvent leur goût, leur forme et leur saveur d’antan.
Bon, et s’agissant de « première ligne », « deuxième ligne », « troisième ligne » : je laisse le soin aux adeptes de poudre blanche ou de Rugby (on était quand même en passe de gagner le tournoi des six nations avant l’irruption de cette salle bête) de refaire de ces trois expressions ce qu’elles étaient auparavant.
La vérité donc, c’est qu’en plus de nos amis, de nos amours et de nos emmerdes, nos mots d’avant nous manquent, assurément. Nous manque aussi la faculté que nous avions à nous engueuler pour des mots, à nous disputer pour rien, pour des mots, pour un petit mot, nous engueuler « pour un oui ou pour un non » pour reprendre la pièce du même nom de Nathalie Sarraute, où deux amis passent la pièce à se déchirer pour un malheureux « C’est bien…ça… » prononcé avec un certain « suspens » et un certain « accent » [2].
Souvenez-vous, tous ces mots qui faisaient il y a encore peu la grandeur de ce pays :
« Participative » ; « Citoyens » ; « Co-construction » ; « Bienveillance » » ; « Cérémonie » ; « César » ; « Écoresponsable » ; « Manifestations » ; « Radicalisation » ; « Pétitions » ; « Animaliste » ; « Communautariste » ; « L214 » ; « Grève » ; « Black Friday » ; « Homophobe » ; « Gilets jaunes » ; « Soutien » ; « Indignation » ; « Victimisation » ; « Marche pour le climat » ; « Marche pour les meufs » ; « Marche pour les salafs » ; « Marche pour la marche » ; « Tribunes » ; « Mâle blanc » ; « Greta » ; « Remaniements » ; « Prêt Sofinco » ; « Prêt Cofidis » ; « Prêt Cetelem » ; « Velib » ; « Bite sur twitter » ; « Zemmour » ; « Plenel » ; « Voile » ; « Islam » ; « Retraites » ; « Âge pivot » ; « 35 heures » ; « Kebab » ; « Pookie pookie »
Tous ces incroyables mots, reflets de notre époque chérie, nous manquent affreusement. Nos madeleines de Proust qui nous font dire haut et fort que, quand même, c’était mieux avant (le confinement).
Sachez que l’on se languit de vous voir, chers amours adorés, on a hâte de vous retrouver. J’espère que vous êtes au chaud, que vous avez les mains propres, et que vous nous attendez de pied ferme. Car j’espère bien que l’on ira faire la fête ensemble très vite. Il me tarde de parler avec vous pour ne rien dire. Comme avant.
Où est passé notre petit “ça va” ?
Et ce qui nous manque, par-dessus tout, ce sont les mots qu’on utilisait comme ça, sans rien attendre, sans gravité. Des mots qu’on lançait comme ça, des mots sur qui on est en train de faire porter depuis une lourde charge qui risque de les fatiguer. Prenez le petit « Ça va ? », dont Jean-Claude Grumberg a tiré une pièce incroyable titrée Ça va ? [3], où il résume parfaitement la situation psychologique dans laquelle se trouvent les hommes célibataires de la « génération confinée » :
– Ça va ?
– Non
– Pourquoi ?
– Je suis trop beau.
– Ah, chacun sa croix.
– Y a des jours je me crèverai un œil.
– Ouais, y a des jours comme ça.
J’ai hâte de pouvoir redire un « Ça va ? » sans vraiment le demander, lancer un « Ça va ? » comme ça, en me foutant royalement de la réponse, comme on a toujours fait, entre nous. Un « Ça va ? » qui ne prenne pas des proportions démesurées. Depuis quand on prononce « Ça va ? » car l’on s’inquiète de savoir si quelqu’un est en vie ? Depuis quand on s’inquiète de la réponse que l’on va renvoyer au visage de notre petit, tout petit, pas méchant pour un sou, « Ça va ? » ?
Le « Ça va ? » a trop de gravité aujourd’hui, a trop de responsabilités, alors que c’était un candide, un bébé, un promeneur qui ne faisait rien de mal et ne demandait rien à personne. Il a grandi trop vite, il n’est pas fait pour ça.
Vivement qu’on retrouve notre « Ça va ? ». Quand on aura retrouvé notre petit « Ça va ? », on pourra considérer que ça va.
J’imagine assez bien le jour de la libération :
– Hey ! Toi ici ?! T’as pris cher en confinement ! Ça va ?
-Te fatigue pas. C’est d’accord. On va chez toi ou chez moi ?
—-
[1] Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869
[2] Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un nom, Gallimard, 1982
[3] Jean-Claude Grumberg, Ça va ? Actes sud, 2008
[…] pouvait nous gagner sauf si nous déclarions notre flamme, après avoir établi la liste des « mots » qui nous manquent, Jérémie Peltier pose des mots très justes sur notre sensation d’être entre parenthèses. […]