Comme une sensation de temps suspendu. C’est l’une des perceptions induites par le confinement. Après nous avoir raconté comment le confinement lui permettrait de mieux conclure plus tard, après nous avoir démontré comment cet évènement modifiait notre perception des sens, nous avoir dit comment la déglingue pouvait nous gagner sauf si nous déclarions notre flamme, après avoir établi la liste des “mots” qui nous manquent, Jérémie Peltier pose des mots très justes sur notre sensation d’être entre parenthèses. Il est question de Roland Topor, de Reggiani, du bal des casse-pieds, d’une chanson de Corona et de de Marguerite Duras. Des cons et aussi d’amour, évidemment. Délectez-vous !
Pourquoi, la vie, c’est toujours comme ça ? Pourquoi il se met tout à coup à faire beau depuis quelques jours, au moment même où nous n’avons plus le loisir de gambader comme la chèvre de Monsieur Seguin ? C’est toujours comme ça, toujours. Le soleil est dehors, nous dedans. Et le seul bruit de l’extérieur est émis par des ordures qui valsent à cause du vent, légères comme dansent des femmes ivres à trois heures du matin.
Pourquoi, lorsque par mégarde on fait tomber une tartine de confiture par terre, c’est toujours le côté de la confiture qui vient se fracasser sur le sol ? Pourquoi, quand on ouvre une nouvelle boîte de doliprane, on tombe neuf fois sur dix du côté plié de la notice, retardant ainsi de quelques secondes l’avalement du comprimé qui doit nous sauver du Covid (alors que l’on sait que chaque minute compte) ?
Pourquoi c’est toujours après une journée pénible, alors que nous allumons notre ordinateur pour enfin s’offrir une série, confiné confortablement dans notre lit, que l’écran nous indique fièrement : « batterie faible » ? Pourquoi nous oblige-t-on, là, maintenant, à faire un effort impossible mais pourtant nécessaire afin de trouver le chargeur qui n’est pas à portée de main, évidemment ? (Situation « tragique », quand l’impossible au nécessaire se joint, comme dirait Jankélévitch).
Pourquoi c’est toujours quand nous montons les escaliers menant à notre domicile, accompagné d’une créature ravissante à 4h du matin que nous nous souvenons tout à coup que nous avons utilisé le dernier préservatif de la boîte trois jours auparavant ? Pourquoi n’y penser que maintenant, pourquoi ?
Pourquoi ce qui est injuste arrive toujours au mauvais moment ? On a tendance à voir tout en noir par temps de guerre. Voir l’injustice à tous les coins de rues vides. C’est tout à fait justifié. Mais on nous a demandé d’être en ordre de bataille. Et je crains que cette attitude visant à voir des injustices partout ne nous aide guère à avancer. Il faut donc trouver du réconfort. Nous demander, au-delà du fait d’être encore en vie, ce qui fait que, quand même, nous ne sommes pas si mal lotis (question que doivent déjà se poser chaque jour tous les êtres humains qui s’endorment au côté de la même personne depuis plus de trois mois).
Échapper aux cons
Dans cette époque de l’injustice permanente, où on libère des prisonniers non pour bonne conduite mais pour confinement [1] (à noter : c’est bientôt Pâques, donc si vous croisez un pédophile en liberté, faîtes comme les trois petits cochons : tirez-lui la queue et il pondra des œufs, ce qui n’est pas inutile par temps de pénurie), dans cette époque de l’assignation à résidence arbitraire, il y a malgré tout encore une justice quelque part, deux petites parenthèses à l’injustice de nos vies.
Premièrement, nous échappons enfin, depuis quelques jours et pour une durée indéterminée, aux cons.
Vous me direz, c’est facile à dire, comme ça, sur le papier. Mais regardons de plus près : nous obliger à être loin des gens, cela signifie aussi nous obliger à être loin des cons. Et un truc comme ça n’arrive pas deux fois dans une vie, sur une si longue période, et dans un cadre tout à fait légal. Imaginez : on vous met une amende si vous allez voir un con sans raison valable. Et comme il n’y a jamais eu de raisons suffisamment valables pour vos rendez-vous d’antan passés avec des cons, il est peu probable que vous en trouviez de suffisamment valables aujourd’hui. L’Etat vous permet d’être loin des cons, remerciez-le au lieu de croire que tout cela est un complot ! [2]
Alors oui, il faut définir ce que l’on entend par « con ». Je veux ici parler des « casses-pieds », pour reprendre le titre du film d’Yves Robert sorti en 1992 [3] , et utiliser les différents synonymes prononcés par Jean Rochefort. Mes amis, grâce au confinement, nous sommes éloignés – au moins physiquement – des « casses-noix, casses burettes, casses couilles, de cette ribambelle de gonfleurs, de pompeurs d’air, de ces suceurs de temps, loin de cette formidable collection d’emmerdeurs et raseurs de haut niveau, petits porteurs de la connerie humaine, bousculeurs et embouteilleurs d’une vie où on se cogne comme à la rambarde d’une patinoire ».
https://www.youtube.com/watch?v=t6Sn5nbGZTY&list=PLHAN7UDBotDS1JGLDc6iO7ZHEn4I4JUYlJe vous l’affirme : passée la déprime, l’impression de repos que vous avez pu ressentir à certains moments de vos journées a pour cause principale l’éloignement des casse-pieds de votre vie. Ces gens qui viennent toujours vous parler alors que vous n’avez pas le temps, qui s’assoient à votre table alors que vous ne les avez aucunement invités, ces gens qui vous donnent leur avis alors que vous ne leur avez pas demandé, ces êtres sans scrupules qui vous attrapent la manche alors que vous partez, qui ouvrent votre porte alors qu’elle est fermée, qui drague la femme que vous êtes en train de charmer. Tous ces gens à qui il ne faut, jamais au grand jamais, demander comment ils vont, au risque de les voir débarquer valise à la main, chez vous, le soir même.
Voilà à quoi, chers amis, vous échappez actuellement. Vous me direz, ils peuvent toujours vous appeler, vous écrire, vous skyper. Mais, d’une part, le téléphone et les écrans ont permis une telle imagination de l’excuse qu’il n’a jamais été aussi simple de « ghoster » des individus sans vous faire passer pour une personne mal élevée. D’autre part, et jusqu’à preuve du contraire, un casse pied sur écran ne vous marche pas sur les pieds.
Alors pour combien de temps, pour combien de temps encore, serons-nous protégés de ces pompeurs d’air et autres suceurs de temps ? Même nos voisins, partis rejoindre leurs maisons de campagne, ne sont plus là pour nous gonfler et nous terroriser quotidiennement comme ils terrorisent le jeune Trelkovsky dans le Locataire chimérique [4], roman formidable de Roland Topor :
– Mais monsieur, je vous assure, je reçois quelques amis et nous parlons tranquillement
– Tranquillement ? s’indigna l’homme en montant le ton. J’habite au-dessus de chez vous et j’entends tout ce que vous dîtes. Vous remuez des chaises, vous marchez en faisant du bruit avec vos chaussures. C’est intenable. Est-ce que vous avez l’intention de continuer longtemps ?
Tout cela, c’est terminé. Nous pouvons enfin marcher, courir, sauter, rouler, dans notre appartement. Nous vivons un moment rare loin des cons. Mais pour combien de temps, pour combien de temps encore ?
Le confinement favorise les amours de vacances
Deuxièmement, une autre parenthèse s’offre à nous dans cette époque injuste. C’est une parenthèse comparable à quelque chose de connue, la parenthèse des amours de vacances et des rencontres d’été. Ne sentez-vous pas que les individus sont comme des scooters débridés ? On va beaucoup plus vite qu’à l’accoutumée. On se livre plus, quand bien même on se connaît à peine. Les vacances ne durent jamais, et on sait que tout cela est périssable et peut-être éphémère. Il faut donc partager des secrets maintenant pour vivre intensément ce moment, avec des personnes encore inconnues il y a dix jours mais devenues nos amours du confinement.
Comme des amours de vacances, on vit en quelques semaines ce qu’il faudrait construire en plusieurs mois de relations. Le temps passe tellement vite qu’on ne ressent ni la routine ni la monotonie du quotidien.. Vous avez l’impression de rire beaucoup plus et de mieux profiter de votre nouvelle destination grâce à vos amours de vacances. Peut-être que vous n’auriez jamais rencontré cette personne en temps normal et qu’il ne vous serait jamais venu à l’esprit de sortir avec elle. [5]
Par ailleurs, tous les ingrédients sont réunis pour rencontrer des amours de camping : les journées pieds nus où vous êtes à peine lavés, les courses pour acheter du PQ au supermarché, le sentiment de passer son temps à faire la vaisselle un sweat Ellesse sur le dos, la bouffe froide et les pâtes à gogo, l’ennui qui s’en va de plus en plus tard, l’apéritif qui commence de plus en plus tôt. On a même trouvé une chanson du groupe Corona (si c’est pas un complot ça) pour la soirée miss confinement 2020, Oh Yeah ! :
https://www.youtube.com/watch?v=u3ltZmI5LQwLa barrière de l’intime explose
Dans ce contexte, vous vous mettez à poser des questions intimes à vos amours de vacances, devenus vos nouveaux confidents :
« Que fais-tu ? »
« Où es-tu ? »
« Que regardes-tu ? »
« Que portes-tu ? »
« Qu’avales-tu ? »
Autant de questions posées à des gens que vous ne connaissiez ni d’Ève ni d’Adam dix jours avant le confinement.
La vérité, c’est que ces échanges avec ces nouveaux amours ont peut-être plus de valeur que vos discussions de jadis, plus de saveur que nos discussions entre deux portes ou entre deux rendez-vous. Pas de place pour le théâtre et moins d’espace pour le mensonge quand tout le monde partage la même galère. Et grâce à vos amours de vacances, votre séjour est plus agréable.
Mais arrive le moment où vous vous sentez comme les héros dans Le Marin de Gibraltar [6] de Marguerite Duras : l’histoire d’une femme, très belle et très riche qui parcourt les mers et les continents à bord de son yacht à la recherche du Marin de Gibraltar, un homme qu’elle aime et qui a disparu. Lors d’une escale à Florence, la femme – très belle – rencontre un homme et l’emmène sur son bateau. Ils partent donc à la recherche du Marin, tous les deux. Ils deviennent un couple, tout en cherchant scrupuleusement celui qui sonnerait la fin de leur couple, le Marin de Gibraltar. On en est là : tant que le Marin n’est pas retrouvé, on continue le voyage. Tant que le Covid n’est pas retrouvé, on continue les messages.
Mais combien de temps durera le voyage ? Raoult seul le sait.
Combien de temps, combien de temps encore ? Et serez-vous encore attaché à votre amour de vacances une fois l’été succombé ? L’amour de vacances est-il fait pour durer ? « Moi, tu sais, ma vie, à Paris, c’est compliqué ». Et oui, la fin des vacances sera bien sifflée un jour, mes amis.
On va donc bien finir par retrouver les cons. Vous pourrez alors essayer de les voir moins qu’avant, par exemple en sortant masqués. Et sait-on jamais, au même titre que nous retrouverons le goût de de faire les courses, peut-être que nous retrouverons le goût de faire les cons ? Comme chante Reggiani dans Le temps qui reste (ne l’écoutez pas, vous allez pleurer), « c’est drôle les cons, ça repose, c’est comme le feuillage au milieu des roses ».
S’agissant de vos amours de vacances, libre à vous d’essayer de les revoir. Mais dans votre excitation, ne confondez pas vitesse et précipitation. Ayez trois choses en tête. D’une part, si elle a aimé les photos de vous, alors jeune enfant (nouveau jeu à la mode ayant remplacé le e-apero sur les réseaux sociaux), rien ne dit qu’elle vous aimera tel que vous êtes aujourd’hui. En sortant du confinement, la bouille de vos huit ans aura laissé place à un être effrayant. « Un amour de vacances vous semble toujours charmant et de bonne humeur. Mais l’avez-vous déjà vu le matin lorsqu’il doit se réveiller à 7 heures pour aller travailler ? » nous rappelle intelligemment Grazia [7]. Par ailleurs, laissez-lui le temps de passer se refaire une beauté. Si vous n’avez pas eu le temps de passer chez le barbier, il y a de grandes chances qu’il en soit de même de son côté.
Enfin, courrez, mais restez protégés. Selon Le Parisien [8], les fabricants de préservatifs craignent une pénurie mondiale en raison du confinement. En quelques jours, l’arrêt des trois usines du n°1 mondial, Karex Berhad, a amputé le marché de 100 millions de préservatifs par rapport à une semaine ordinaire.
Donc : avec vos amours de vacances, ne déconnez pas. Déjà qu’à force de vous laver les mains, vous avez attrapé de l’eczéma. On n’aura pas chopé le Covid, c’est pas pour choper la Chlamydia.
Combien de temps encore loin des cons ? Combien de temps encore passé avec vos amours de vacances ? Ce sont sans doute les deux seules questions qui méritent d’être posées.
Combien de temps…
Combien de temps encore
Des années, des jours, des heures, combien ?
Quand j’y pense, mon cœur bat si fort
Mon pays c’est la vie.
Combien de temps encore
Combien ?
Je l’aime tant, le temps qui reste…
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[1] « Coronavirus : 3 500 détenus libérés depuis le début du confinement », Le Parisien, 29 mars 2020 : http://www.leparisien.fr/faits-divers/coronavirus-3-500-detenus-liberes-depuis-le-debut-du-confinement-29-03-2020-8290206.php
[2] Rudy Reichstadt, Jérôme Fourquet, L’épidémie dans l’épidémie : thèses complotistes et Covid-19, Fondation Jean-Jaurès, 28 mars 2020 : https://jean-jaures.org/nos-productions/l-epidemie-dans-l-epidemie-theses-complotistes-et-covid-19
[3] Le bal des Casses Pieds, Yves Robert, 1992
[4] Roland Topor, Le locataire chimérique, Buchet/Chastel, 1964
[5] C’est quoi, un amour de vacances ? Clémence Rigny, Grazia, 8 août 2016 : https://www.grazia.fr/lifestyle/psycho-sexo/definition-de-lamour-de-vacances-820263
[6] Marguerite Duras, Le Marin de Gibraltar, Gallimard, 1952
[7] Op.cit
[8] « Confinement : les fabricants de préservatifs à l’arrêt, craignent une pénurie mondiale », Le Parisien, 30 mars 2020 : http://www.leparisien.fr/economie/coronarivus-vers-une-penurie-mondiale-de-preservatifs-30-03-2020-8290671.php
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Toutes les chroniques d’arrêt d’urgence de Jérémie Peltier sont là.