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“Vous n’avez pas réservé ?”

Kilyan Sockalingum NW1n9eNHOsc Unsplash

Chez Ernest, on a la conviction depuis longtemps que – souvent – les livres peuvent se mêler de ce qui ne les regardent pas. A savoir : les questions sociales, sociétales, politiques, numériques, et plus largement les questions du quotidien. Celles qui disent – par leurs spontanéité ou leur profondeur – le monde moderne qui vient. Par un heureux hasard de la vie, ma route a croisé celle de Jérémie Peltier, directeur des études de la fondation Jean Jaurès. Nos discussions ont tout de suite été passionnantes et passionnées. De ces échanges fructueux est née cette “chronique d’arrêt d’urgence”. Son sous-titre : comment se sauver la margoulette (comme aurait dit Flaubert, c’est-à-dire, comment ne pas chuter) dans le monde moderne des algorithmes. Jérémie Peltier va mener l’enquête pour nous au rythme d’une chronique par mois. Indice : les romans et les essais sont des outils de résistance ou de meilleure compréhension. Cette première chronique est en accès libre. Les suivantes seront réservées à nos abonné(e)s. Pour ne pas rater les prochaines, abonnez-vous. Le premier mois est offert.  D.M.

Les fêtes de fin d’année sont le bon moment pour s’offrir des plaisirs avec ses parents. L’un des miens fut, entre Noël et le jour de l’an, de vouloir les emmener au cinéma. Alors que nous venions de déposer tous les trois mon grand-frère à la gare (il y a avait un train sur trois ce jour, c’était Byzance comme on dit) pour retourner chez lui, et après avoir regardé brièvement sur mon téléphone les films qui passaient d’ici une heure, je leur propose très spontanément : « Ça vous dit d’aller au Cinéma ? Il y a un film avec Luchini dans une heure quinze on a le temps ».

Sachant qu’il faut environ trente minutes de trajet en voiture (éléments de contexte : France périphérique, voiture, diesel, gilets jaunes, « on est là, on est là, on est là ») entre la gare et le cinéma, nous étions, en effet, dans les temps.

Arrivant trente minutes avant la séance, après avoir garé la voiture dans le parking payant – pas donné – derrière le cinéma, je m’approchais du guichet non-automatique – chose qu’on ne trouve plus chez Mcdo, à savoir un guichet avec une personne dotée de deux yeux, un cœur et une âme -, et demandais trois places pour le film.

– « Oui ?

-Bonjour madame c’est pour avoir trois places pour le film avec Luchini que j’adore et Bruel que ma mère adore. 

– Mais vous n’avez pas réservé ? Désolé monsieur mais la salle est pleine.

-Pardon ? Comment c’est possible, la séance démarre dans trente minutes ? 

-Et oui je sais mais il faut réserver en ligne

-Comment ça ? Tous les gens qui vont voir ce film ont réservé ? 

– Beaucoup oui, les autres sont arrivés il y a quinze minutes au moins pour avoir une chance d’obtenir les dernières places. Mais ils n’ont pas l’assurance d’être placés côte à côté alors que ceux qui ont réservé ont pu choisir leur emplacement dans la salle.

-Comme dans un stade de foot en fait ?

-Bah oui.

-D’accord donc en fait, on ne peut plus venir au cinéma comme ça, sur un coup de tête ?

-Bah si, c’est toujours possible, mais c’est compliqué.

-Et je peux vous demander votre numéro comme ça, sur un coup de cœur, ou il faut réserver ?

-Ta Gueule espèce de Weinstein ! ».

Je repartais bredouille, plongé dans une détresse totale, devant annoncer la nouvelle à mes parents qui m’attendaient un peu plus loin, et observant d’un coin de l’œil toutes ces personnes très sérieuses (comme des bons élèves du premier rang dans une classe) qui avaient, elles, réservées peut être hier ou avant-hier et qui descendaient tranquillement les escaliers pour se rendre dans la salle.

“Je ne pensais pas qu’il fallait réserver pour aller au cinéma”

– Bon, il n’y a plus de places, il fallait réserver avant

– Mon père :

Non, c’est pas vrai ?

– Ma mère :

Ah les enfoirés

– Moi :

Oui, désolé je ne pensais pas qu’il fallait réserver pour aller au cinéma.

– Ma mère :

Oui, c’est triste.

– Mon père :

Bon bah on rentre, c’est comme ça. Vous regarderez Netflix on a un abonnement gratuit pendant trois mois il faut en profiter ».

Sur le trajet du retour, je m’interroge. Pourquoi, en effet, ma mère trouve ça « triste » ?

Robert Coelho LaNNTAth9vs UnsplashCar ce que révèle cette petite histoire que des milliers de personnes ont déjà dû vivre, c’est le sentiment qu’il faut désormais anticiper et donc réserver en avance, pour tout, tout le temps : le restaurant, le cinéma, la place de parking, le casier de la salle de sport, le train et les avions – à moins de pouvoir se permettre de payer une somme de plus en plus astronomique – , réserver son emplacement sur la plage, réserver pour être dans les préventes d’un concert, réserver sa place pour aller voir un match du PSG, le stade étant, le jour du match, en permanence à guichets fermés.

Pis, vous demandez à votre meilleur ami s’il peut vous emmener dans sa voiture pour vous déposer chez vos parents cet été ? Trop tard, la banquette arrière est déjà réservée par des inconnus via blablacar. Vous lui demandez en compensation le prêt de son appartement parisien, plus grand que le vôtre, pour faire croire à votre amoureuse le temps d’un week-end que vous habitez dans un palace ? Dommage, il est réservé par des touristes via Airbnb.

Et si vous pensez encore que l’on peut jouir et draguer librement sur un coup de cœur et sans préavis, ayez bien conscience que la femme voilée que vous trouvez jolie devant vous est chasse gardée, elle aussi. A moins de vous convertir, et donc de pouvoir intégrer sa communauté, tant pis pour vous, sortez du rang, elle est réservée, elle vous le montre ainsi et vous emmerde.

En somme, la réservation, c’est la fin de la spontanéité, la fin du coup de tête (sauf Zidane contre Materazzi) et la fin du coup de cœur. La fin de la prise de risque et de l’envie pressante. Exit douce spontanéité qui nous conduira inévitablement au risque de se faire recaler (« Ah, vous n’avez pas réservé ? Désolé… ») – comme on se fait recaler d’une boîte de nuit car le videur ne nous connaît pas (le nombre de personnes moches qui parviennent à rentrer en boîte de nuit m’amène à dire que le critère principal est souvent la bonne relation avec le videur).

Vous devez désormais être des bons élèves tout le temps : il faut anticiper vos envies et vos besoins, programmer vos loisirs et vos plaisirs. Et s’il vous vient l’envie d’aller au cinéma comme vous vient une envie de pisser, retenez-vous, il fallait y penser avant.

Vous passez une bonne soirée ? Très bien, mais pensez à réserver (temps de grève oblige) votre Uber dès maintenant au risque de ne pas en avoir dans l’heure (car vous devez anticiper que potentiellement, vous aurez envie de partir dans l’heure de cette soirée durant laquelle vous allez pourtant peut-être trouver l’amour de votre vie dans trente minutes). Bref, un quotidien, le vôtre, qui devient vite limité en activités puisqu’elles ne sont pas prévues à l’avance. Chaque soir, avant de vous coucher, il vous faudra donc vous demander : « De quoi vais-je avoir envie demain ? De quoi vais-je avoir besoin la semaine prochaine ? Que vais-je bien ressentir l’année prochaine ? »

Et si la réservation permanente tuait le heureux hasard ?

Par extension, la fin de la spontanéité, c’est en en fait la fin du hasard. La société moderne est en train de mettre fin au hasard, qui est pourtant l’élément propre de la liberté.

Vos amis ? Rencontrés absolument pas par hasard, car conditionnés par votre travail, vos études et vos réseaux sociaux.

Vos amours ? Idem, les applications de rencontre en plus, qui vous permettent maintenant de « réserver » votre plan Q en avance, au lieu de passer quatre heures dans un bar, sans savoir ni où, ni comment ni avec qui votre soirée va se terminer (le sel de la vie pour dire les choses autrement).

Vos enfants ? Vous pourrez bientôt choisir une mère porteuse et gérer au mieux l’arrivée en temps réel du nouveau-né afin de gérer au mieux l’imprévu.

Vos vêtements ? Déterminés par les pubs que vous recevez sur Facebook et les photos que vous voyez passer sur Instagram.

Vos soirées ? Choisies en ayant réservé en amont votre place pour accéder dans cette boîte de nuit comme l’obligeait l’évènement Facebook que vous a envoyé votre meilleur ami. Sans ce fameux sésame, il vous sera impossible d’y pénétrer.

Le match de foot que vous regardez ? La vidéo à la demande que peut désormais utiliser l’arbitre (dite « VAR ») met fin au hasard d’un pénalty sifflé ou celui d’un but hors-jeu, entraînant de fait la fin de la joie spontanée des supporteurs après une frappe en pleine lucarne, l’annulation du but par la vidéo planant désormais au-dessus de leur tête comme plane une épée de Damoclès.

Auster NewyorkEn somme, la société « du progrès » et des algorithmes met fin à l’aléatoire, met fin au hasard et au caractère « authentique » du hasard (« Rien n’est réel sauf le hasard », dit Paul Auster dans Cité de verre[1]) alors que l’on sait que les plus belles choses de la vie naissent de l’imprévu et de l’improbable, de l’inconnu et de la rencontre du coin de la rue.

D’ailleurs, 60 % des Français disent être régulièrement attirés par un ou une inconnu(e) croisé(e) dans la rue mais 20 % seulement disent avoir déjà abordés la personne en question, et 60 % indiquent ne pas oser aborder les inconnus dans la rue d’une manière générale, alors que le hasard d’une rencontre dans la rue les fait pourtant rêver : 30 % indiquent encore qu’ils pourraient rencontrer l’homme ou la femme de leur vie par hasard dans la rue ou les transports en commun (45 % en soirée, 38 % au bureau, au travail et à l’université, 13 % sur un site de rencontre). [2]

La tendance à la suppression du hasard dans notre société va renforcer l’absence de prise de risque, et donc d’alimenter la frustration, les regrets et la déception.

Problème : si on nous supprime le hasard des plaisirs, on ne nous supprime pas le hasard des malheurs (d’un accident, d’un drame, d’une rupture). On assiste donc à la fin du hasard positif et joyeux, mais non à celle du hasard négatif et malheureux (même si l’euthanasie vous permettra bientôt de ne plus mourir seulement par hasard, je vous l’accorde).

L’avenir qui se dessine est donc un avenir où seuls les plus fortunés pourront répondre à leurs plaisirs inattendus (prendre un train sur un coup de tête, un avion au débotté, annuler un mariage, ou pis réserver ses vacances au dernier moment). Les autres vivant eux avec l’anxiété que provoque cette question permanente : Aurais-je encore envie de ces vacances dans huit mois ? Serais-je encore certain de vouloir me marier dans un an dans ce château que je viens de réserver avec cette femme qui partage ce restaurant chinois ce soir avec moi ?

Il faudra avoir les moyens pour jouir du hasard. Les nouvelles inégalités sociales seront donc des inégalités liées au hasard, des inégalités liées à la faculté ou non de répondre à la spontanéité des désirs et des émotions, des inégalités en somme face à des éléments constitutifs de la liberté. La richesse économique se mesurera à la capacité à faire des choses imprévues. Et l’amour détestant la routine, il faudra avoir les poches pleines pour être romantique…

Résistons coûte que coûte. Défendons le droit au hasard pour tous (pas uniquement en jouant aux jeux de grattage de la FrançaiseRhinehart des jeux dans votre PMU, une suze à la main) afin de rééquilibrer cette situation. Sinon, le risque est clair : sombrer dans une société où il faudra que vous posiez dès maintenant une option sur la femme que vous allez désirer dans vingt ans, car celle que vous avez ici et maintenant vient de vous quitter sans préavis pour un homme plus jeune que vous de dix ans.

Non, ne déprimez pas tout de suite. Lisez plutôt « L’Homme dé » de Luke Rhinehart. Dans ce roman culte, un psychanalyste un poil écœuré par sa discipline et par une vie trop minutée, trop rangée, trop prévisible prend une décision radicale : celle de conditionner tous ses choix à l’envoi de dés, et donc de laisser le hasard décider pour lui.  Juste un petit passage pour se souvenir de la douce musique que peut nous jouer le hasard.

« Découvrir quelque chose pour la première fois : un premier ballon de baudruche, une excursion à l’étranger. Une bonne fornication sauvage avec une nouvelle femme. Un premier chèque à toucher, ou la surprise de gagner gros pour la première fois, au poker ou aux courses. Être seul, plein d’allégresse, à lutter contre le vent en faisant du stop sur une nationale, en attendant que quelqu’un s’arrête et me propose de monter, peut-être jusqu’à la prochaine ville, à cinq kilomètres de là, peut-être jusqu’à une nouvelle amitié, ou bien jusqu’à la mort. Retrouver le chaud bien-être que j’éprouvais quand je savais que j’avais finalement écrit un bon article, fait une brillante analyse ou lobé un beau revers de tennis. L’attrait d’une nouvelle philosophie de la vie. Ou une nouvelle maison. Ou un premier enfant. C’est cela qu’on demande à la vie et maintenant… tout ça a l’air de foutre le camp…La psychanalyse et le zen sont incapables de me le restituer… »

Le hasard défait bien des choses.

Samuel Elias JzHSIzNYnU Unsplash

[1] Paul Auster, Trilogie new-yorkaise, tome 1 : Cité de verre, Le livre de poche, 1er avril 1994 (vf)

[2] Les Français et le coup de foudre dans la rue, Sondage Ifop pour HAPPN, 10 octobre 2014

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