Toutes les littératures sont sur Ernest. Après la BD originale que Robin Walter réalise tous les mois sur les coulisses du métier d’auteur de BD, voici “BD de Toujours”, cette nouvelle rubrique tenue par Florian Ferry-Puymoyen amateur très éclairé de bande-dessinée. Il propose de vous aider à constituer votre Bédéthèque idéale. On démarre avec “Le cahier bleu” d’André Juillard et un concours spécial avec des BD à gagner ! C’est là.
C’était une époque (début années 90) où les rencontres pouvaient se construire de manière épistolaire. L’écriture est d’ailleurs au cœur de l’intrigue… Une double histoire d’amour autour d’une femme belle, indépendante, décidée. La relation est romantique, dure, un brin mélancolique.
De manière générale, il me semble qu’une BD dont le style visuel incarne une l’histoire (ou l’inverse), est un critère essentiel pour déterminer ce qu’est une grande BD. Ici vous ne prenez pas de risque.
Dès la couverture (de l’édition originale en particulier), tout est dit de l’élégance absolue du dessin classique (comme on parle des « auteurs classiques ») d’André Juillard dans ce chef d’œuvre.
On imagine qu’André Juillard a dû prendre un grand plaisir à dessiner cet album, à commencer par la belle Louise et ses yeux si vifs : les portraits de cette dernière sont magnifiques.
Tout au long de cet album, le trait d’André Juillard est, à mon sens, à son sommet : le trait est particulièrement fin, ses couleurs délicates, son sens du détail exacerbé.
Regardez la première planche : une merveille de simplicité.
L’auteur, en amoureux de Paris, ne manque pas (comme il le fait aussi d’ailleurs avec ses personnages) de vous laisser des indices sur les lieux de l’histoire, comme pour mieux nous embarquer dans ce voyage avec Louise.
[NDLA : oui, je sais, c’est tout petit. Rageant, non ? Allez l’achetez, vous ne le regretterez pas !]
L’histoire se déroule à Paris, rive gauche plus précisément : la Tour Eiffel, cette ligne 6 si photogénique (d’ailleurs André Juillard avait publié un livre sur la ligne 6). Paris est ici plus qu’un décor, comme New York City chez Woody Allen.
Et comme chez Woody Allen, il s’agit d’un Paris mythologique : un cadre de carte postale et des personnages qui vivent dans ce monde de culture raffinée (d’aucuns diraient un poil intello) qui fait rêver le monde entier (au moins les intellos) : un concert à Châtelet, un dîner à la Coupole à Montparnasse, une exposition de Doisneau….
Une histoire d’amour et de hasards
En tout cas, pour l’adolescent vivant à la campagne que j’étais alors, c’était le Paris de mes rêves. Et pour en revenir à l’histoire, il s’agit d’une romance intense, surprenante et complexe. Cette complexité est traduite par le fait de nous présenter de mêmes moments selon les points de vue des protagonistes. Le procédé est connu, il est ici fort bien utilisé au service de l’intrigue.
Ma fibre romantique ne peut que s’incliner devant cette histoire d’amour autour d’échanges sur le hasard (de la rencontre) et la destinée (d’une vie à deux ?). Difficile ici de vous résumer l’histoire, sans vous en révéler le « twist ». Ce n’est pourtant pas l’envie qui manque, surtout à l’idée que vous découvrirez bientôt (si, si) cette belle dernière planche qui conclut si bien cet album.
S’il n’était ce dessin si beau qu’il invite à la contemplation, on dévorerait ce livre comme un dessert raffiné et fondant.
Car le dessin, les cases silencieuses forment un tout avec le texte. Les dessins ne servent pas seulement à illustrer le texte. Les silences textuels scandent la lecture d’un rythme visuel apaisant.
Franchement, j’ai vérifié : TF1 comme France 2 ne proposent rien d’intéressant ce soir (j’suis surpris), alors embarquez pour une heure de plaisir à la lecture du Cahier bleu.
Le Cahier bleu, André Juillard
Ed. Casterman, 1994
Alph’Art du meilleur album à Angoulême en 1995, André Juillard, Grand prix de la ville d’Angoulême en 1996.
A noter : certains des personnages réapparaitront dans « Après la pluie » (Casterman, 1998)
Le verre qui va bien : un Saint Julien 1994, bien-sûr
La musique qui va bien : La Chanson de Prévert par Serge Gainsbourg (ou plus contemporain de l’album : « Safe from Harm » par Massive Attack)
https://www.youtube.com/watch?v=ai1JLPp4UMA
Pour la première BD de toujours, je trouve le choix étrange. C’est ancrer dès le départ la BD “d’avant”, celle qui justement a “explosé” milieu 90, défaite par certains qui la réinventaient, comme une référence indésacralisable. Un ami proche et très pertinent, mais aussi un peu plus vieux, me l’a justement prêté, “Le Cahier bleu”, récemment. Je lui ai rendu, hypocrite: “C’est très bien”. Peut-être est-ce générationnel, ou genré, je ne sais pas. J’entends que l’on aime, pas que ça puisse “foutre une claque” pour commencer une bédéthèque idéale. L’article est bien écrit, donne envie (euh… le Saint Julien 1994..?).
Bonjour, merci pour ce commentaire.
Je saisis l’occasion pour donner un peu plus d’éléments concernant l’intention qui prévaut à cette rubrique « BD de toujours ».
Tout d’abord, je me permets de rappeler que l’ordre des articles n’a pas de sens. Ou plutôt ne prétend pas dessiner une hiérarchie.
Je souhaite ici, en revanche, mettre en avant et distinguer (au sens aussi de Bourdieu, certes) quelques œuvres comme autant de portes vers un monde riche de centaines d’œuvres.
L’objectif ici, plus que de dessiner une bédéthèque idéale (ce qui serait par trop présomptueux*), est plutôt de donner à voir une certaine variété par les différents conseils de lecture.
Je comprends (ou crois comprendre) une partie de votre critique. Mais si vous deviez faire découvrir la peinture à quelqu’un, le feriez-vous avec Soulages ou Rothko ?
A raison d’une chronique par mois, laissez-moi le temps de vous convaincre par les différents choix au fil des articles. Je vous propose qu’on fasse un premier bilan au bout de 6 mois (la liste est déjà prête) !
D’ici là bonne lecture. Florian
PS : pour le Saint Julien 1994, je dois confesser que je pensais surtout à un Saint Julien en général, l’année étant celle de publication de l’album. C’est un Bordeaux puissant (surtout au Nord de l’appellation), fin et long en bouche.
Quand j’ai évoqué l’idée de l'”explosion” au début de 1990, j’ai pensé à tout ce qui avait sorti la BD de l'”illustration narrative” (au sens ou non de Bourdieu, fichtre !). C’était plus seulement du joli dessin avec une bonne histoire “à suivre”. Tout à coup sont sortis des récits/images qui se tenaient les c… les uns les autres.
Je comprends l’ordre volontairement désordonné de la bédéthèque, la volonté aussi “d’amener”.
Mais à ne pas vouloir “brusquer” pour la première (ou à rétropédaler), et en sur-accentuant la beauté parisienne des planches de Juillard, sans trop contextualiser l’album en ces temps-là, je vous reproche un peu de nostalgie.
Ce qui peut être une approche anthropologique acceptable, si elle ne se targuerait pas de ce Saint Julien un peu sur sa hauteur.
Et une bière, je peux ?
Bonjour,
Coïncidence : j’ai lu récemment le portrait de Maurizio Bettini (intellectuel italien) qui précisément dit que la nostalgie est un “noble sentiment”.
Sur le fond de votre commentaire, je suis d’accord avec la nostalgie. D’ailleurs, vous noterez que l’article commence par précisément contextualiser dans un temps relativement lointain (vingtaine d’années, déjà !?) : “C’était une époque (début années 90)”.
J’ai honnêtement envisagé de procéder à un rappel historique de la BD au mitan des années 90, le bruissement d’abeilles dans la ruche de “l’Atelier des Vosges” avec les Christophe Blain, David B, Marjane Satrapi…
Puis je me suis ravisé en me disant que j’allais en faire trop !
Concernant les musiques ou les alcools que je cite, il ne s’agit pas de ceux que je déguste en lisant la BD (ou en écrivant l’article). Il s’agit plutôt d’évocations “synesthésiques” (pour être pédant) : qui mélangent les sensations, pour traduire l’immensité incommensurable d’une œuvre qui pour s’apprécier doit se vivre !
Les choix de musiques et de boissons sont donc plutôt à comprendre comme des références que m’inspire la BD chroniquée.
Et une bière ? Oui bien-sûr ! Mais “Le Cahier bleu”, peut-être d’ailleurs à cause de ce coté “joli dessin avec une bonne histoire” (ou parce que j’ai grandi dans le bordelais), m’évoque plutôt un St Julien.