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BD de toujours #3 – Batman, Dark Knight Returns

Après Le Cahier Bleu et les Ignorants, c’est le retour de “BD de toujours”, rubrique dans laquelle Florian Ferry-Puymoyen vous fait voyager dans les arcanes du 9ème art, dans des genres et des styles différents. Le tout pour vous donner envie, pour vous donner le goût de la BD et l’envie d’en débattre avec lui. Cela, aussi, pour ébaucher une  forme de Bédéthèque idéale. Ce mois-ci, Batman. Il vous dit tout sur ce héros mythique.

En un titre tout est dit : « Batman: The Dark Knight Returns ».

“Dark Knight” : aussi sombre et ambigu que le comic book original était simpliste. D’ailleurs, le trait vif et le style direct du dessin de Frank Miller servent parfaitement le scénario noir comme la nuit (aussi de F. Miller). Et je vous rassure, pour Frank Miller le noir est la première couleur, nous sommes loin ici des couleurs criardes et primaires (aux deux sens du terme) des vieux comics (limités par les couleurs de l’édition sur papier en “CMYK” dans la publication originelle en feuilleton dans Detective Comics).

“Returns” car le chevalier noir revient à Gotham, après dix ans, alors que les jeunes (ie les lecteurs potentiels du comic book originel) pensent que ce n’est qu’une légende urbaine.

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L’été assomme la ville, en un soleil de plomb : 44 degrés ! Une chaleur criminogène qui engendre d’autres désagréments : l’eau coupée dans les immeubles, les systèmes d’air conditionné en panne…

L’histoire commence avec un Batman de plus de 50 ans, laminé par la mort de Robin, écrasé par le rocher de Sisyphe que représente son ambition de nettoyer Gotham de ses psychopathes violents, meurtriers et autres vilains. Il sombre dans l’alcool et s’enfonce dans sa misanthropie.

Pour autant, il reste en vie, du moins ne se suicide pas ; sa vie sociale, elle, n’avait toute façon jamais vraiment existée.

Mais cette survie ne signifiait pas qu’il espérait voir Gotham s’assainir enfin. Il s’agissait bien plutôt de l’attente du fauve qui espère avoir de nouveau l’occasion de rugir. Tout comme Superman se dévoile derrière sa cape, Batman met le masque pour laisser la bête en lui s’exprimer. Car son identité véritable et bien celle de Batman, plus que de Bruce Wayne : n’avons-nous pas dit qu’il n’avait de toute façon pas de vie sociale ? Et qu’est d’autre “Bruce Wayne, le milliardaire philanthrope” si ce n’est un personnage social ? Son attente ne sera pas vaine : Gotham a besoin de lui, d’un héros.

Long, amer, avec quelque chose qui feule au fond de la bouche.

Pour le reste de l’intrigue, je ne saurai (ni ne voudrais) vous la résumer en quelques lignes : sur les 4 tomes, Frank Miller nous sert un scénario dense, sur plusieurs registres.

Suite à la commande par DC Comics d’un Batman plus moderne, Frank Miller commence par revisiter la question du super-héros : Batman vieillissant, Batman comme héros (vs. Superman, notamment dans cet album), le tout sur fond d’introspection. Frank Miller utilise d’ailleurs beaucoup les voix-off, nous permettant d’accéder aux pensées intimes des personnages principaux, qu’il s’agisse de Batman ou du commissaire Gordon.

L’articulation du récit voit régulièrement la petite lucarne jouer le rôle du chœur dans le théâtre grec, sauf qu’ici il s’agirait plutôt de représenter la perception du citoyen le plus bas de plafond possible.
La TV, qu’il s’agisse des présentateurs ou des « experts », est ici réduite, en effet, à un robinet d’âneries (pour rester poli). Bien sûr, on objectera que le traitement des médias, comme de certaines situations, est un poil caricatural. Je dirais plutôt qu’il y a une volonté délibérée d’user du grotesque.

Enfin, Frank Miller ancre son récit dans le contexte local et géopolitique contemporain de la BD : le milieu des années 80, une décennie de criminalité et de violence à New York City, avant le règne de Rudolph Giuliani et l’application de la « théorie de la vitre brisée ». Mais les années 80, c’est aussi la guerre froide qui se joue sur « l’île de Corto Maltese » (en hommage à Hugo Pratt, Frank Miller étant amateur de BD européenne), une île qui n’a aucun rapport, bien sûr, avec l’invasion de la Grenade ordonnée en 1983 par Ronald Reagan (qui fait d’ailleurs des apparitions dans l’album)…

Et pour apprécier cet album nul besoin de partager toutes les opinions politiques de Frank Miller ; je vous propose de passer outre pour cet album. Tout d’abord parce que les super-héros, par définition, agissent en dehors des règles et lois, de la nature comme des hommes. Ensuite, parce que le plaisir de ce Dark Knight ne réside pas dans le fait de s’identifier au héros. Il s’agit plutôt de la fascination animale, primaire que l’on peut ressentir quand on observe un fauve.

Frank Miller revisite la légende de Batman et instaure un nouveau canon

Batman est le héros par excellence, dans sa dimension sacrificielle, avec une larme de pulsion autodestructrice. Avec lui, on comprend la notion de pharmacopée : bouc émissaire et sauveur.

Pour la dimension de pulsion autodestructrice, le personnage de Harvey Dent occupe chez Frank Miller le rôle du double de Batman. Harvey Dent incarne en effet l’autre côté du miroir. Certes, ce sera aussi le cas avec le Joker qui se réveille à la réapparition de Batman, mais chez Frank Miller, le parallèle est bien plus marqué avec Harvey Dent. A cet égard, le surnom d’Harvey Dent, « Double Face », est bien sûr ambigu.

Lorsque Harvey Dent apparait pour la 1ère fois dans cette quadrilogie (cf. la planche ci-dessous), le découpage des cases joue, évidemment, sur la symétrie.

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Deux pages plus loin, l’analogie Double Face/ Batman, dans cet album, est évidente : Bruce Wayne annonce à la TV, lors de la libération d’Harvey Dent : “nous devons croire que nos démons personnels peuvent être vaincus…”
Cette case est immédiatement suivie de l’apparition de la première chauve-souris qui vient hanter le sommeil de Bruce Wayne :

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Mais si cette BD est considérée comme un “must” dans le genre de comic books plus contemporains (Modern Age of Comic Books), ce n’est pas que pour son scénario, c’est aussi pour le punch visuel que Frank Miller nous donne à voir.

Le noir comme élément narratif

L’usage du noir est particulièrement riche. Prenons un exemple :

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Le noir domine, nous donnant l’impression de suivre le chemin du chef des mutants dans une canalisation des égouts de la ville…

Autre exemple du noir comme élément narratif :

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Ici on comprend après coup (en tournant la page), qu’il s’agit d’une vue subjective : les doigts de Batman sur les yeux de sa proie.

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Mais plus qu’une couleur, c’est la créativité générale de Frank Miller qui permet à ce Batman de toucher au génie.

Un vieux fond d’anti-américanisme franchouillard m’a toujours fait envisager Superman comme la parfaite incarnation de l’archétype du sentiment de supériorité états-unienne. Frank Miller nous en fait la démonstration en une planche : les « stripes » (bandes) du drapeau américain se fondent dans le logo de Superman. Brillant !

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De la BD au cinéma (et l’inverse)

La révolution de Dark Knight tient aussi aux cadrages inspirés du cinéma hollywoodien : plongée/ contre-plongée, effets visuels hypertrophiés par l’usage d’une perspective en « courte focale » et des effets d’anamorphose qui en découlent. On comprend pourquoi Frank Miller est si « movie-friendly » (adaptations de Sin City, 300… sans oublier la série des Dark Knight de Christopher Nolan fortement inspirée de Frank Miller).

On considère souvent (et je partage cette opinion) que les comic books atteignent la maturité avec le Batman de Frank Miller : un Batman Dark, crépusculaire comme peut l’être “La Horde sauvage” de Sam Peckinpah au western.

Si vous avez toujours regardé de haut les « comic books » comme des productions racoleuses et sans grand intérêt artistique, je vous invite à changer de perspective : ce jugement n’est-il pas aussi dédaigneux que certains qui considèrent la BD comme de la « sous-littérature » ?

Ici Frank Miller nous propose du un récit touffu servi par un style puissant, que demander de plus ? Surtout que pour la première fois “Robin” est une femme !

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Batman : The Dark Knight Returns, Frank Miller (Klaus Janson encrage et Lynn Varley couleurs)
Publié initialement par DC Comics en 1986 ; éd. Urban Comics en France. 4 tomes.

La musique qui va bien : Road To Peace, Tom Waits (Brawlers, ou Bagarreurs en anglais, le 1er de la trilogie Orphans).

Le verre qui va bien : une lager (bière) très amère. Ou, par contraste, un vieux whiskey.

Toutes les BD de toujours sont là.

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