Tandis que le mot de résistance est galvaudé, Frédéric Potier relit Joseph Kessel et notamment son “armée des ombres”. Essentiel, indispensable et salutaire.
Alors que des meurtriers-violeurs mus par un absolutisme fanatique religieux tentent sans honte ni vergogne de s’accaparer le très symbolique qualificatif de “Résistant”, la figure de l’immense Joseph Kessel s’est imposée à moi pour cette chronique. Kessel, de son nom complet Joseph Elie Kessel (1898-1979) fut tour à tour journaliste, écrivain, brancardier, artilleur, aviateur puis académicien. Issu d’une famille juive lituanienne fuyant les pogroms, Kessel s’est élevé par sa plume au sommet de la gloire de la littérature française. Explorateur infatigable du monde et de la nature humaine, grand reporter participant aux grandes heures du feu quotidien France-Soir, cet écrivain-journaliste a traversé le XXe siècle armé de son talent et de sa foi dans l’humanité. Séjournant en Asie, en Amérique, en Ukraine, correspondant de guerre auprès des républicains espagnols pendant la guerre civile, ses articles fascinèrent aussi bien les simples lecteurs que les grands décideurs.
On doit également à Kessel plusieurs monuments de la littérature française : Belle de jour (1928, adapté au cinéma par Luis Bunuel avec Catherine Deneuve), Le lion (1958, véritable best-seller qui fait de ce niçois d’adoption le Rudyard Kipling français) ou encore Les cavaliers (1967), son chef d’œuvre romanesque situé en Afghanistan. La consécration arriva sous la forme d’un siège d’immortel sous la coupole du quai Conti (à partir de 1962), et à titre posthume par un volume dans la pléiade (en 2020).
Mais surtout, au-delà d’une carrière littéraire bien remplie, Kessel fut le chantre de la Résistance française durant l’occupation, l’une de ses plumes officielles, l’un de ses hérauts les plus fameux. Avec son neveu, Maurice Druon, Kessel écrivit en 1943 Le chant des partisans (“Ami entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?”) qui devint l’hymne officiel de la Résistance, son cri du cœur et de ralliement, un murmure plein d’espoir dans la nuit de la clandestinité.
Kessel, écrivain de la résistance
La même année, en septembre 1943, Kessel rédigea une œuvre de fiction intitulée
L’armée des ombres. Il s’agissait en réalité d’une commande du général de Gaulle destinée à galvaniser les troupes en cette année 43 qui constitua un tournant de la Seconde Guerre Mondiale. Kessel, qui avait réussi à rejoindre Londres, s’exécuta et coucha sur le papier une ode à la Résistance tout autant qu’un hommage aux compagnons tombés dans la lutte contre les nazis et les collabos de Vichy. Publié à Alger, en France libre, le roman s’inspire de faits d’armes réels et de nombreux témoignages de résistants français dont Kessel occulte délibérément les noms pour garantir leur propre sécurité. À travers le personnage fictif de Philippe Gerbier, haut responsable d’un réseau de résistance, la fiction de Kessel croise le récit des combattants (l’évasion, l’exécution d’un traître, les parachutages, les tortures à mort…) avec la réalité quotidienne des Français (le ravitaillement, le marché noir, les humiliations quotidiennes…).
Donnant par endroits à son texte la forme d’un carnet constitué de notes prises sur le vif, l’auteur donne à voir toute l’urgence et la tension de l’action clandestine.L’ouvrage rencontre dès sa sortie un succès inédit en dépit de sa distribution limitée. Les héros peints par Kessel viennent de tous les milieux, toutes les conditions sociales, partagent des visions politiques opposées mais tous sont patriotes. Du cheminot communiste au baron royaliste, de la secrétaire de direction à l’architecte ou au curé, tous se rassemblent pour vaincre l’occupant et le régime de Vichy. Tous combattent pour une certaine idée de la France, mais surtout de la liberté et de la fraternité. Sans doute est-ce un peu exagéré, sans doute l’union nationale contre l’État français du Maréchal Pétain fut beaucoup plus fragile, complexe et incertaine. Pour autant, la réécriture gaullienne de l’Histoire grâce à Kessel ne manquait pas de panache ni de force. D’ailleurs en 1969, bien après la reddition allemande, Jean-Pierre Melville adaptera au cinéma cet ouvrage avec Lino Ventura et Simone Signoret dans les rôles principaux. Plus d’un million de Français se rendront dans les salles obscures faisant du film un classique, preuve que le texte initial n’était pas qu’une simple œuvre de propagande.
Quatre-vingt années plus tard, le texte de Kessel reste toujours aussi enlevé et percutant. Il retrace avec vigueur et conviction non seulement la réalité d’une lutte armée héroïque mais surtout en redonne tout le sens. La Résistance, ne l’oublions jamais, combattait pour des idéaux : la démocratie, l’État de Droit, l’émancipation individuelle, le droit à l’Education, l’Egalité et la Justice. Relisez le magnifique programme du Conseil national de la résistance pour vous en convaincre. Assurément, il ne suffit pas de se proclamer Résistant pour l’être. Se replonger dans ce chef d’œuvre de Kessel permet d’un coup de démasquer bien des faussaires.
Pour conclure, un détail qui n’en est pas un. Joseph Kessel avait tenu à orner le manche de son épée d’académicien d’une étoile de David jouxtant une croix de Lorraine ; preuve que pour lutter contre l’antisémitisme et défendre sa patrie, la plume n’exclut pas l’épée.
PS. Signalons au passage l’excellente bande-dessinée, “Joseph Kessel l’indomptable”, dont les auteurs Jonathan Hayoun et Judith Cohen Solal, figurent parmi les meilleurs spécialistes de l’histoire de l’antisémitisme. La photo de Une figure d’ailleurs sur la couv de leur BD.