Dans une fable magistrale, Tania de Montaigne ausculte une époque où le "sensible" tend à devenir l'alpha et l’oméga de la vie intellectuelle et artistique. Ce livre "Sensibilités" est l'une des grande réussite de cette rentrée (nous vous en parlons ici). Rencontre avec son autrice.
Photos Patrice NORMAND
Une voix. Tania de Montaigne fait partie de ces autrices dont on scrute les livres qui sortent. Parce qu'elle invite toujours que ce soit dans ses essais et dans ses différentes activités (théâtre notamment) à un pas de côté vivifiant pour l'esprit. Son livre "Sensibilités" ne déroge pas à la règle. Au contraire, dans cette fable où l'humour côtoie l'intelligence voltairienne, l'autrice ausculte une époque qui se perd. Une époque qui remet en cause l'idéal universaliste en jouant sur la corde sensible. Rencontre passionnante.
Quel a été le déclencheur de ce livre ?
Tania de Montaigne : Le point de départ se situe dans un autre événement, il y a quatre ans, lorsque mon livre « Noire » sur l’histoire méconnue de Claudette Colvin est devenu une bande dessinée grâce au talent d’Émilie Plateau et que le livre est choisi pour un festival à Toronto, au Canada anglophone.
Le plaisir de cette nouvelle a ensuite laissé la place à la déconvenue. L’éditrice de l’édition anglophone me fait savoir que la BD ne pourra pas s’appeler « Noire », parce qu’Émilie est blanche et que cela pourrait faire de la peine aux noirs. Ces propos sont réels. Ils ont été prononcés et écrit. Nous avons refusé. L’éditrice en question nous a alors proposé le titre « Bus » puisque l’histoire de Claudette Colvin se passe dans un bus. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’avais la sensation de vivre un moment de folie pure.
« SensibilitéS » a démarré ici. Ensuite, alors que j’avais rendu mon texte depuis une quinzaine de jours et que je travaillais pour l’exposition immersive à Beaubourg autour du livre dans laquelle l’immersion commençait par dire au visiteur « à partir de maintenant vous êtes noir » afin de lui faire revivre le parcours de Claudette, la folie pure s’est répétée. On m’a expliqué que l’on ne pouvait le faire car cela relevait de l’appropriation culturelle…
Une négation même de l’idée d’universalisme…
Tania de Montaigne : Oui, tout à fait. « Dire désormais, vous êtes noir », c’est dire l’assignation par le regard des autres. C’est dire aussi à quel point le racisme naît dans le regard des autres. Dans mon esprit, cette phrase dit l’ensemble des discriminations. Je n’ai pas lâché et nous avons réussi à la conserver dans cette exposition immersive. Reste que tout cela donnait plus d’ampleur et de force au propos de « Sensibilités ».
Comment se fait-il que nous en soyons arrivés là ? Si l’on tire le trait, on pourrait presque se dire que ces précautions partent d’une bonne intention…
Tania de Montaigne : Oui en effet, mais chacun sait que l’enfer en est pavé. J’analyse cela comme un mélange entre les bons sentiments et le capitalisme. Les bons sentiments partent d’une réalité qui est celle d’une discrimination dans différentes sphères de la société. Le capitalisme, lui, espère toujours élargir sa surface de vente. Il tente donc de trouver des réponses avec des outils capitalistes à cette discrimination.
C’est à ce moment-là que le système décide de prendre les outils de la société marchande pour faire en sorte de se dégager de la question du risque. La solution proposée semble avoir ceci de magique qu’elle laisse penser qu’elle résout à la fois la question de la discrimination avec cette idée de l’inclusivité qui tient compte de l’individu du point de vue du sensible, ce qui ne coûte rien.
Cette sensibilité exacerbée devient une forme de tyrannie.
"La sensibilité est dogmatique"
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