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Olivia Elkaim : “Les silences décuplent l’imaginaire”

Olivia Elkaim © Astrid Di Crollalanza 2 1

“Fille de Tunis”, le nouveau roman d’Olivia Elkaim dresse un portrait de femme superbe, raconte une époque et interroge le rapport au passé et à l’histoire familiale. Sur ce qu’elle pèse dans nos vies. Un grand roman, à lire. Rencontre avec l’autrice.

Photos : Astrid di Crollalanza

9782234092358 001 TDepuis longtemps, Ernest suit le parcours littéraire d’Olivia Elkaim. Parce qu’elle fait partie de ces écrivains qui, de livres en livres s’améliorent et tracent un sillon à la fois familier et nouveau. Dans son nouveau roman “Fille de Tunis”, chez Stock, Olivia Elkaim raconte Arlette, sa grand-mère maternelle. Portrait d’une femme libre, virevoltante et pleine de joie et de tourments. Elle raconte aussi une époque, celle de l’après-guerre, de la décolonisation, et interroge ce que le mot exil signifie.

Dans un style ciselé et rythmé qui donne au roman une allure à la fois rapide (on a envie de connaître la suite) et lente (comme une mélopée), Olivia Elkaim parle du dialogue que chacun et chacune entretient avec les figures présentes ou passées de sa famille et de ce qu’il convient de prendre ou de laisser de son histoire familiale. L’un des grands romans de cette rentrée littéraire. Rencontre avec l’autrice.

Dans ce nouveau roman, tu poursuis l’exploration de ce qui nous constitue. La famille, ses figures, ses non-dits et sa transmission silencieuse. Tu dresses ici le portrait d’une femme, ta grand-mère, Arlette. Comment la décrirais-tu ?

Olivia Elkaim : Arlette est née à Tunis en 1933, dans un pays qui est alors sous protectorat français. C’est une petite fille sauvage qui échappe à ses parents, qui disparaît toutes les nuits. Plus tard, elle va devenir une jeune femme raffinée. Ce sont donc ces deux adjectifs, a priori antagonistes, qui s’imposent à moi quand j’écris ce roman. Mon personnage est sauvage et raffiné. Je trouve intéressant de se frotter aux ambivalences de ses personnages, cela permet de leur donner une épaisseur humaine. Je peux en dire plus sur Arlette : elle est immensément libre, à une époque où les femmes sont assujetties, dominées et écrasées par une société patriarcale. Toute sa vie, elle a voulu s’affranchir et à trois reprises, des hommes l’ont littéralement ligotée. Il fallait, pour eux, qu’elle reste « en place », qu’elle cesse de leur échapper.

Comment est venu le besoin de raconter cette histoire ?

Olivia Elkaim : Je reconstitue la vie de ma grand-mère, à partir d’éléments épars que je connaissais, qu’elle m’avait racontés, mais aussi d’informations que j’ai glanées ces deux dernières années auprès de membres de ma famille, auprès d’une de ses amies que j’ai retrouvée, par le biais de Facebook. J’ai éprouvé une nécessité totale, absolue, d’écrire ce roman pour répondre à une question : à quelle femme dois-je d’être la femme que je suis devenue ? Il y a une autre dimension liée au colonialisme. Dans mon précédent roman, « Le Tailleur de Relizane », j’avais exploré mes racines juives d’Algérie, à travers le destin de mon grand-père paternel. Mais j’éprouvais un manque. L’Afrique du Nord continuait de me travailler souterrainement. Un jour, alors que j’avais mal au ventre, je me suis exclamée sur le divan de mon psychanalyste : « J’ai mal au côlon ! » Très vite, j’ai compris que me pesait tout ce que je ne savais pas, les dénis, les silences, les vérités aléatoires concernant ma famille maternelle et son ancrage dans la Tunisie coloniale. Arlette et mon grand-père Sauveur étaient tous deux fonctionnaires de l’administration coloniale, il me fallait exhumer ce passé, l’expurger, comprendre de quelle manière cela a pesé dans ma vie.

“Regarder en face ma radicalité

Je trouve que c’est aussi le roman dans lequel tu livres le plus de toi. Comment es-tu parvenu à cela et pourquoi cela donne-t-il du relief à ton histoire ?

Olivia Elkaim : Je m’étais toujours dit : jamais d’autofiction ! Jamais ! Mais c’était une position de principe. En réalité, un livre te mène toujours à l’endroit exact où tu ne voulais pas aller, tu as beau résister, c’est ainsi et c’est heureux. Mon éditeur Manuel Carcassonne m’a posé une question remarquable, au cours de mon travail : « Où es-tu, toi, dans ce texte ? » Cela m’a engagé à « m’y mettre », à ne rien laisser dans les angles. A chaque fois que je voulais tourner la tête, je me forçais à regarder, à me regarder en face, à écrire à propos de ma propre radicalité, de mes propres addictions qui font écho évidemment à celles d’Arlette et les éclairent (et vice-versa). Il y a une superposition, voire une confusion voulue, entre Arlette et moi-même – confusion que je vivais, enfant, puisque nous fêtions tous nos anniversaires ensemble. Arlette me fascinait alors. Elle me fascine toujours. Dans l’écriture il fallait que j’aille au-delà de la fascination pour permettre l’adhésion des lecteurs, rendre possible une identification.

Tu mets en exergue une citation d’ « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad. Avec ce portrait lumineux, et en même temps sombre de la vie d’Arlette, as-tu voyagé au cœur de tes ténèbres ?

Olivia Elkaim : Arlette n’est pas Kurtz, fort heureusement. Mais dans le processus d’écriture, je l’imaginais bien cachée dans une forêt sombre, inaccessible, pleine de ses contradictions et moi, je m’imaginais munie d’une machette pour tenter de la rejoindre et lui dire : bon, maintenant, on se parle une dernière fois, mamie, révèle-moi tes secrets que j’en fasse quelque chose de chouette, une œuvre si possible.

Dans son livre « Vivre avec les morts », Delphine Horvilleur estime que nous vivons avec nos « Dibbouks », c’est-à-dire nos fantômes et que pour les accepter, il convient de discuter tranquillement avec eux. Qu’en penses-tu ? Arlette était-elle un Dibbouk pour toi avec laquelle tu as choisis, dans ce livre, de dialoguer ?

Olivia Elkaim  : C’est une évidence. Dans mon roman, je raconte que je me sens « habitée » par elle, que je finis par consulter un magnétiseur, à Belle-Île-en-mer, qui s’écrie en désignant mon corps, paumes ouvertes : « Vous êtes deux dans cette carcasse ! » J’étais comme « possédée » par Arlette et l’écriture m’a permis de la déposer dans un livre. Mais je continue, aujourd’hui encore, alors que le roman existe, de parlementer avec elle comme je continue de bavarder avec mon grand-père Marcel. Ce n’est pas effrayant, ni fou, je fais juste l’expérience que les morts continuent à vivre en nous. Quand je regarde le ciel la nuit, par exemple, je repère l’étoile du Berger et comme autrefois, quand j’étais près de ma grand-mère, je fais un vœu que je lui adresse en silence.

« Sauveur » est l’un des personnages clés du livre. Comment l’as-tu abordé ? Qui était-il ? Quelle était la force de ce qu’il vivait avec Download Arlette ?

Olivia Elkaim : Sauveur porte déjà ce prénom ultra signifiant. Mais il n’est parvenu à sauver personne, ni Arlette, ni lui-même. Il est né en 1923 dans une famille sicilienne qui avait émigré en Tunisie pour des raisons économiques et qui a, plus tard, acquis la nationalité française et francisé les prénoms de tous les enfants. Salvatore est donc devenu Sauveur. Il rencontre Arlette à la fin des années 40 au mess de la caserne de Forgemol à Tunis, il est auréolé de gloire, médaillé pour son courage pendant les combats de la deuxième guerre mondiale. Il tombe fou amoureux de cette jeune femme magnétique. Elle se marie avec lui, pensant échapper à sa famille, à sa mère, à son oncle, pensant aussi acquérir un statut enviable puisqu’il est chauffeur du résident général de France, ce qui leur donne de nombreux privilèges.

Leur couple va exploser quand ils vont s’exiler à Marseille dans les années soixante. J’ai toujours connu mon grand-père affublé d’un « compère », Jojo, qui était l’amant d’Arlette. Quand j’étais petite, je ne questionnais pas ce ménage à trois, c’était « normal ». J’ai compris bien plus tard ce qui se jouait sous nos yeux, en silence. J’ai compris la honte de ma mère aussi.
Pendant l’écriture, Sauveur me posait question : comment cet homme né en Afrique du Nord, catholique pratiquant, macho, avait-il pu accepter la présence de Jojo dans sa vie quotidienne ? Le roman répond aussi à cette énigme. Je mets en avant les ambivalences de ce personnage violent avec sa femme, qui a fricoté avec les tenants de la présence coloniale française, mais qui était aussi un père et un grand-père aimant.

Tu sors ce roman en pleine rentrée littéraire : quels sont les livres des autres auteurs que tu as aimés ?

Olivia Elkaim  : Je lis avec avidité cette rentrée. Je suis émerveillée par la créativité et la force des textes. « Une façon d’aimer » de Dominique Barbéris est un roman splendide, au style cristallin, qui aborde la fin de la colonisation au Cameroun et un amour fantasmé. « Ce que je sais de toi » d’Eric Chacour m’a emportée au Caire, grâce à une narration audacieuse et très maîtrisée. Je suis admirative de la manière dont Sarah Chiche se renouvelle avec « Les alchimies » qui parvient à intriquer intrigue à la Fred Vargas et réflexion sur l’origine du génie. Enfin David Le Bailly a lui aussi écrit un très bel hommage à sa grand-mère dans « Hôtel de la folie ».

Le fil du secret familial ou du moins du non-dit sera-t-il encore au cœur de ton prochain roman ou partiras-tu sur autre chose ?

Olivia Elkaim : Le secret, le déni, les silences sont de puissants moteurs pour l’imaginaire, c’est certain. Mais je ne choisis jamais mes sujets, ce sont mes sujets qui me choisissent. Pour l’instant, je suis concentrée sur « Fille de Tunis » et la manière dont je vais en parler avec les libraires et mes lecteurs. Je me laisse du temps mais je me sens traversée par le désir d’écrire, ce qui est déjà une bonne chose.

Tous les entretiens d’Ernest sont là.

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