4 min

Élégie jaune

Umit Yildirim 9OB46apMbC4 Unsplash

Ce mois-ci Renaud Large dans “La politique est un roman”, s’interroge  : pourquoi la fiction hexagonale a du mal à s’emparer de l’histoire immédiate pour en faire des romans ? Éléments de réponse à l’aide d’un sublime roman américain signé JD Vance.

Le 17 novembre prochain, le mouvement des gilets jaunes fêtera son quatrième anniversaire. Le phénomène a été analysé sous toutes les coutures. Certains ont trouvé des raisons à la colère populaire; d’autres ont essayé d’apporter des solutions au ressentiment. Le pays a-t-il définitivement tourné la page de cet épisode ? Rien n’est moins sûr. Les conditions qui ont présidé à l’émergence du mouvement sont ancrées. L’augmentation structurelle des prix, l’exigence de sobriété énergétique, bref la fin de l’abondance qui touchera d’abord les plus précaires constituent un cocktail social inflammable.

Quatre ans plus tard, le mouvement des gilets jaunes continue de constituer une référence obligée du discours politique. En revanche, et c’est là, le point le plus surprenant, il n’a pas ou peu inspiré la création culturelle. Sociologues, philosophes, politologues se sont penchés sur le berceau de la révolte. Les écrivains, les cinéastes et les scénaristes, eux, sont restés en retrait. La blessure est-elle encore trop vive pour que les artistes aident le pays à trouver un exutoire ? C’est une possibilité. La guerre d’Algérie, meurtrissure française, a longtemps été un tabou artistique. Ce n’est qu’au tournant des années 2000, plus de quarante après les faits, que films et livres se sont multipliés sur le sujet. Le monde culturel est-il trop éloigné socialement de la France des fins de mois difficiles ? C’est aussi une hypothèse. Rappelons-nous le “journal du confinement” de Leila Slimani. La lauréate du prix Goncourt 2016 étalait des préoccupations lunaires pour les “premiers de corvées”. On doit ici nuancer le propos en rappelant – une fois encore –  la qualité de l’œuvre de Nicolas Mathieu. Il a été, lui aussi,  lauréat du prix Goncourt en 2018, à la veille de l’entrée en scène des gilets jaunes. L’auteur parvient,  pour sa part, à donner une esthétique au rond-point, à la périphérie du pays et à sa complexité humaine. Mais, Nicolas Mathieu n’a pas encore fait école. Il est l’avant-garde esseulée de la littérature du populaire. Il n’a  pas été adapté à l’écran, à l’exception de son thriller social, aux animaux la guerre.

Les Américains, eux, n’ont pas seulement un Président qui tente de parler avec les morts, ils excellent aussi dans la catharsis culturelle. Les traumatismes nationaux, comme celui de la guerre du Vietnam ou de la guerre de Sécession, ont été expurgés et digérés par l’art. Full Metal Jacket, Apocalypse Now ou Autant en emporte le vent ont, à leur manière, contribué à panser les plaies du pays. Les États-Unis ont été, comme la France avec les gilets jaunes, secoués par cette fracture entre un peuple et ses élites. Ils ont réussi, contrairement à l’hexagone, à entamer un vrai travail artistique de purgation collective des passions. On pense au merveilleux film de Chloé Zhao, Nomadland, sorti en 2020.  Ancienne ouvrière, Fern (Frances McDormand) vit dans un camping-car après la mort de son mari. Issue d’une classe populaire traditionnellement sédentaire, elle fait le choix, après le choc économique de 2008, du nomadisme. Elle se déplace d’un emploi précaire dans un entrepôt Amazon à un lieu de rencontres alternatives en plein cœur du désert de l’Arizona. La plastique du film marque; la conflictualité harmonieuse de Fern aussi. Elle est à la fois une “somewhere”, ouvrière attachée aux tréfonds du pays,  et une “anywhere”, en itinérance permanente au sein de ce même pays. Elle représente la tradition populaire du pays et,  en même temps, ses ferments contre-culturels. Elle est nomade, comme l’étaient les pionniers du pays ou les hippies rejoignant San Francisco.

HillibilyelegieMais, la pièce maîtresse de ce mouvement américain est le roman autobiographique de J.D. Vance, Hillbilly Élégie. Publié en 2016, le roman a été porté à l’écran par Netflix en 2020 sous le titre français Une ode américaine.  L’auteur y raconte son enfance au sein de la Rust Belt, zone désindustrialisée et touchée par un chômage endémique. Il décrit avec précision le quotidien des red necks, les “bouseux” américains de l’arrière pays, rongés par l’insécurité culturelle et sociale. Élevé par une mère à  la vie conjugale mouvementée et souffrant d’une addiction médicamenteuse, il a pu compter sur ses grands-parents, ouvriers retraités, toujours structurés par le goût de l’effort et le sens du devoir. Il a réussi à s’en sortir, à faire des études, à trouver un emploi enviable, et finalement à conjurer les statistiques sociales. Il s’est affranchi des réflexes de violences, d’addiction et de détestation de soi. S’il ne cache rien des errements mortifères des siens, il conserve pour eux une tendresse inouïe et un amour filial. Il résume son travail : “Je veux qu’on comprenne comment une personne en vient à ne plus croire en elle et pourquoi. Je veux qu’on sache quelle vie mènent les plus pauvres et qu’on mesure l’impact de cette pauvreté, matérielle et spirituelle, sur leurs enfants. Je veux qu’on prenne conscience de ce que représentait le “rêve américain” pour ma famille et moi. Qu’on se fasse une idée de ce qu’est l’ascension sociale et de ses effets. Et je veux transmettre une chose que je n’ai comprise que récemment : les démons que nous avons fuis continuent de poursuivre ceux d’entre nous qui ont assez de chance pour vivre ce rêve américain.” J.D Vance écrit, comme son titre l’indique, une élégie. C’est l’expression lyrique d’une douleur personnelle et d’une mélancolie sociale. À travers son histoire, il rend hommage à une population qui échappait aux regards et aux attentions publiques.

Raconter le monde

J.D Vance attrape, par ses mots souvent simples, une réalité sociale qui était dans l’air, évanescente. En les nommant, il redonne une dignité aux oubliés. Le fait d’être raconté, c’est se hisser à la hauteur d’un récit. Les hillbillies gagnent une place dans le cercle de la culture légitime, grâce à la plume de Vance. Celle-ci n’est pas dotée d’une qualité exceptionnelle, mais qu’importe, elle a montré ce que tout le monde percevait, sans pouvoir le voir. Ce livre est un fait social total, il touche tout le monde à partir d’une situation particulière. Que peut-on demander de plus à la littérature? Alors oui, J.D. Vance délaisse parfois un peu vite le constat social pour essayer d’apporter des solutions pour les White Trash. On lui pardonne cette volonté de faire de la politique sans y toucher. Certains ont même estimé que, fort du succès de son livre, J.D. Vance pourrait briguer un mandat électoral. Encore une fois, cela n’a pas d’importance. Il redonne de la fierté à ceux qui en manquaient cruellement. Il use de la culture comme d’un pied de biche social pour faire entrer les naufragés en société. Cela suffit : «  Nous n’avons pas besoin de vivre comme les élites de Californie, de New-York ou de Washington. Nous n’avons pas besoin de travailler cent heures par semaine dans des cabinets d’avocats ou des banques d’affaires. Nous n’avons pas besoin de fréquenter les dîners en ville. Nous avons besoin de trouver une place pour les J.D. et les Brian de ce monde afin qu’ils aient leur chance. Je ne sais pas quelle est la réponse, précisément, mais je sais qu’elle commence quand nous cessons d’accuser Obama, Bush ou des entreprises sans visage, et que nous nous demandons ce que nous pouvons faire pour améliorer les choses. »

De l’autre côté de l’Atlantique, nous formons le vœu qu’un mouvement artistique similaire s’empare de la France. La fiction ne se substitue jamais à la réalité des politiques publiques. Néanmoins, elle peut parfois soulager des frustrations symboliques et sublimer des maux sociaux. Elle peut surtout contribuer à rendre hégémonique une vision du monde; celle de la douleur sourde d’un peuple invisibilisé.

Toutes les chroniques de Renaud Large sont là.

Laisser un commentaire