Fin des années 90, début des années 2000, le mouvement altermondialiste incarné – notamment par ATTAC – est très présent partout dans le monde. Au Brésil, alors que Lula est président, le sommet de Porto Alegre imagine un autre monde. C’est d’ailleurs le slogan de cette époque “Un autre monde est possible” ou “Le monde n’est pas une marchandise“. En France, José Bové est l’une des figures de ce mouvement mondial qui préfigure en partie le Occupy Wall Street. En juillet 2001 à Gênes, alors que se tient le sommet du G8 et que Berlusconi est président sur conseil italien, les altermondialistes décident d’organiser un contre sommet. La police de Berlusconi ne fait pas dans la dentelle. Il y a un mort, des arrestations sommaires et dignes de l’époque mussolinienne. C’était une époque. Dans un roman magistral, Frédéric Paulin revient sur cet événement. Forcement, cela a fortement inspiré Renaud Large pour sa chronique “La politique est un roman”.
Frédéric Paulin revient titiller l’adolescent que nous avons été. Il le sublime. Dans La nuit tombée sur nos âmes, l’auteur de polar signe son roman le plus personnel et le plus politique. Nous sommes avant le 11 septembre, celui de la vie lycéenne des trentenaires d’aujourd’hui et des premiers émois militants de nos actuels quadras. Des rides ont marqué nos visages chérubins. Qu’importe. Dans le Gênes apocalyptique du contre-sommet au G8, Frédéric Paulin brosse le portrait d’une jeunesse militante exaltée. Derrière les trotskistes ou les anarchistes rennais, on sent un peu de l’écrivain qui remonte à la surface et c’est émouvant.
Frédéric Paulin convoque tous nos sens pour faire revivre l’ambiance estudiantine du début des années 2000. Nous évoluons dans des odeurs. Les notes âcres du gaz lacrymogène sont bousculées par les effluves fauves de la sudation. Elles sont subtilement relevées par la moiteur d’une nuit d’orage en camping sauvage. La beauté latine des passionarias n’avait d’égale que le négligé frustre de leur mode vestimentaire fin de siècle. « Nathalie est très belle, ses cheveux noirs, ses yeux charbonneux, sa peau mate (…) Elle est souvent calme pondérée (…) Elle sait aussi être sanguine et incontrôlable. Là, elle est troublante comme un volcan prêt à exploser. [1] » indique Paulin. Les appartements carabins sont aussi invoqués comme un univers mental. Modem, table de travail inerte, cendrier éventré, fax, désordre de journaux et de notes, maelström de classeurs et de manifestes, amoncellement de classiques de sociologie et d’opuscules militants… nous revenons dans ces 10m2 (avec toilettes sur le palier) que nous avons adorés comme notre royaume.
Avec ce livre, tout revient d’un coup : cette perception familière d’avoir la vie devant nous, de sortir la longue vue sur l’existence
Suivez plutôt le voyage dans le temps incanté par l’auteur : « Il y a une vieille platine qui ne fonctionne plus. L’amplificateur est relié à un lecteur de CD. Sur la platine, il y a Without You I’m Nothing de Placebo, Meat is Murder des Smiths, Sandinista des Clash. Cachés derrière une enceinte, on trouve une compilation de Daniel Balavoine et 7000 danses d’Indochine. Une discographie dépassée associée à une autre, non assumée. (…) Aux murs, il a deux affiches – l’une énonçant : « Choose DIY and wondering who the fuck you are on Sunday morning », L’autre montrant Al Pacino et Michelle Pfeiffer accompagnés de la citation : « Il voulait vivre le rêve américain. Jusqu’au bout. » L’appartement d’un vieil adolescent qui ne parvient pas à être un adulte. [2] » Avec ce livre, nous retrouvons les sensations du temps analogique. Tout revient d’un coup : cette perception familière d’avoir la vie devant nous, de sortir la longue vue sur l’existence. Cette perception qu’une décennie d’instantané et de haut débit a évaporée au profit d’un présent perpétuel.
Plus qu’un polar, plus qu’un roman historique, ce livre est formidablement nostalgique. À cette époque, nous vibrions dans les premiers pas présidentiels de Lula, l’ancien cireur des rues et ouvrier tourneur au Brésil. Nous observions goguenards Gérard Collomb ravir la capitale des Gaules et Betrand Delanoé congédier le chiraquisme municipal. Damien Saez braillait que nous étions “jeunes et cons”. Le forum social mondial de Porto Alegre pointait le bout de son nez. C’était le temps des tequ’paf” avec du sel sur le palmé de la main et du lambertisme de Jospin, le temps du dub et de Jean-Pierre Chevènement en campagne, le temps du skate et d’ATTAC. La réalité des sentiments passés est presque toujours enjolivée par le souvenir. Cette époque était aussi celle de petits drames intimes et de grands égarements politiques. Rien ne sert de le cacher : Michel Onfray avait le swag à l’époque. Et, Kylie Minogue sur le plateau du Hit Machine, c’était l’amitié franco-australienne avant les sous-marins.
20 ans se sont écoulés. À l’époque, on adorait se moquer de Serge July et de Daniel Cohn-Bendit. C’était tentant de se foutre de ces soixante-huitards reconvertis dans les affaires, de ces “boomers” gâtés qui avaient dévié la gauche de son idéal patriotique et social. Aujourd’hui, le bilan de la génération altermondialiste n’est sans doute pas plus glorieux. L’autre monde n’est pas advenu, mais peut-être que quelque chose a maturé en silence. Loin des regards, les années 2000 ont vivifiées secrètement notre vie politique, comme ces rivières souterraines qui jaillissent fulgurantes à des centaines de kilomètres de leur source. Signe des temps : Lula est de retour en phœnix. Il pourrait redevenir Président du Brésil l’année prochaine. Oui, il a blanchi sous le harnais. Oui, il revient plus social-démocrate qu’à l’époque. Oui, il est sorti des soupçons de corruption. Mais, c’est parmi les idoles de la génération altermondialiste, celle qui arrive aujourd’hui aux responsabilités, que nous allons rechercher les solutions au marasme. L’aurore brésilienne est aussi la renaissance de notre jeunesse française. Gérard Collomb et Damien Saez attendent patiemment ; sur un malentendu, ça peut marcher…
Qu’a-t-on fait pendant 20 ans ? On a grandi. On a tournoyé. On a pris des chemins de traverse. On s’est éloignés pour mieux se retrouver. En un mot, nous avons composé. Le réel nous a mordu, mais nous ne nous sommes pas laissé faire. Les fins de mois sont devenues un exutoire temporaire à la concorde universelle et au jubilé de l’humanisme. Mais, comme Lula, nous revoilà. Nous avons mûri parce que la vie nous a appris. Nous sommes redoutables avec nos marmots et notre CODEVI. Comme dans la chanson de Kent, nous sommes entrés «au club des trentenaires, moitié chiens fous, moitié prospères, anciens combattants de la hargne avec un œil sur le compte épargne.[3] » On ne regrette rien, on assume tout. L’idéal bonifié nous rend beaux parce que le meilleur reste à venir.
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[1] Frédéric Paulin, La nuit tombée sur nos âmes, ed. Agullo, 2021, p. 16
[2] Frédéric Paulin, La nuit tombée sur nos âmes, ed. Agullo, 2021, p. 14-15
[3] Kent, Bienvenue au club, album “Bienvenue au club”, 2005
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