Après vous avoir livré il y a dix jours 5 indispensables de la rentrée littéraire (l’article est là), et deux coups de cœur du vendredi (ici et là) Ernest continue son exploration de la rentrée pour vous aider à vous y retrouver et à faire vos choix.
Le cabaret des mémoires, Joachim Schnerf, Grasset
Demain matin, Samuel ira chercher sa femme et leur premier né à la maternité. Alors, en cette dernière nuit de solitude, à l’aube d’une vie qui ne sera plus jamais la même, Samuel veille. Partagé entre exaltation et angoisse, il se souvient du passé, songe à l’avenir, tente d’endosser son nouveau rôle de père. Voilà le Pitch du magnifique livre de Joachim Schnerf. L’écriture est fine, tendre et acérée.
En peu de mots, l’auteur fait naviguer son lecteur entre l’histoire de sa Grande Tante, Rosa, installée après 1945 au Texas et devenue tenancière de cabaret, les interrogations de son narrateur Samuel, notamment sur la façon dont ce dernier parviendra ou non à transmettre l’histoire familiale devenue aussi histoire du monde. Comment transmettre, comment la fiction est-elle un outil. Dans le roman de Schnerf, cette voix d’un père solitaire, plein d’interrogation touche le lecteur, l’interroge et surtout lui fait vivre un instant de lecture intense, émouvant, intelligent et original dans une construction qui mélange onirisme, histoire intime et dimension universelle. Un très beau roman à ne manquer sous aucun prétexte.
Où es-tu monde admirable ?, Sally Rooney, L’Olivier
Si le deuxième livre après un succès mondial est difficile, le troisième après deux succès mondiaux et deux romans plébiscités par les lecteurs et les critique est encore plus compliqué. Comment se renouveler tout en gardant ce qui a fait la réussite des titres précédents ? Sally Rooney a la réponse. Dans son troisième roman, elle met en scène Eileen et Alice deux amies trentenaires profondément liées. Elles s’écrivent. Se racontent leurs déboires amoureux, leurs colères et leurs emportements politiques, leurs moments de doute comme leurs moments d’euphorie. Dans leurs lettres, elles se parlent aussi de Simon et de Félix avec qui elles imaginent ou font un bout de chemin. Tout est juste. Les mots sont pesés. Intelligent. Drôles, sensuels, et résonnent fortement chez le lecteur.
Sally Rooney fait plus que transformer les deux essais que furent « Conversations entre amis » et « Normal People », elle démultiplie son talent. Son propos gagne encore en profondeur dans l’auscultation minutieuse des travers et des grandeurs humaines. Elle raconte le quotidien, le rend universel, et donne au livre une force implacable. Sally Rooney a du talent pour l’aphorisme, pour fabriquer des images marquantes et pleines de sens à partir de petits détails de la vie quotidienne, pour poser de la finesse dans des analyses psychologiques ou et pour manier l’humour froid. Elle a surtout du talent pour faire que tout cela tienne à merveille ensemble. Où es-tu monde admirable ? Dans un roman de Sally Rooney.
Collapsus, Thomas Bronnec, Série Noire Gallimard
Pour sauver l’humanité, faut-il en sacrifier la moitié ? Ce dilemme philosophique sert de boussole à Pierre Savidan, un gourou écologiste que la dispersion des partis politiques traditionnels a amené presque par accident à l’Elysée. C’est le dilemme qui anime le nouveau roman noir de Thomas Bronnec (dont nous vous avons déjà dit ici et là tout le bien que nous pensions de ses livres). Ce nouvel opus ne déroge pas à la règle qui fait que nous aimons l’univers de Bronnec.
Mêlant réalisme et anticipation, Bronnec interpelle le lecteur et le fait osciller comme oscille Savidan entre ses deux collaboratrices : Fanny Roussel, la plus proche collaboratrice du chef de l’Etat, féroce et autodidacte, incarne le camp de ceux qui veulent aller encore plus loin, toujours plus vite. Lisa Viansson, une recrue venue des élites classiques, pousse au contraire Pierre Savidan à écouter davantage les colères exprimées par la société, fédérées par Olivier Fleurance. Le président, lui, a décidé d’empiler les mesures impopulaire comme un scoring écolo des citoyens. Impression que Bronnec va trop loin et pourtant le monde qu’il expose parait bien réel. Présent face à nous. Son livre est haletant, ample, passionnant, et rend le lecteur plus intelligent. Surtout il le fait tellement frissonner que même une fois le livre refermé, il est difficile de savoir si c’était vraiment une fiction que nous venons de lire. Génial et glaçant !